Anecdotes, fragments, bribes, blogs : l’information au XVIIIe siècle
Robert DARNTON
Université de Harvard
En parcourant l’œuvre de Daniel Roche, on se sent en présence d’un savoir immense, mais aussi – et c’est un aspect de ses écrits qui les lie avec ceux d’un Marc Bloch et d’un Lucien Febvre – on peut en tirer un avertissement contre le danger qui hante toute enquête historique : l’anachronisme. Pour nous autres historiens, l’anachronisme joue le rôle de péché originel. Sans l’apercevoir et quasi inconsciemment, nous inclinons à tomber dans une erreur fondamentale, qui consiste à présumer que nos ancêtres habitaient un monde mental qui ressemble au nôtre : c’est pourquoi, dans les études de la société de l’Ancien Régime, tous les chemins semblent mener à la Révolution. Daniel Roche a su éviter ce piège, parce qu’il a quitté les chemins battus de l’histoire socioculturelle. Au lieu de rester à Paris, il nous a découvert les « républicains des lettres » dans les académies de province ; et sans contester l’importance évidente des grands philosophes, il nous a fait connaître le siècle des Lumières tel qu’il a été vécu par un homme du peuple, le vitrier Jacques-Louis Ménétra. Toute l’œuvre de Daniel Roche témoigne du même souci de respecter le passé pour ce qui en constitue l’originalité, au lieu de le réduire à une perspective bornée par les préoccupations du présent.
C’est donc avec mauvaise conscience que j’avance la notion de blog, un anachronisme éhonté, pour essayer de comprendre un aspect peu connu des systèmes de communication au XVIIIe siècle. Qu’on me comprenne bien : je sais bien que les blogs sont nés de la technologie moderne et font partie de la « société de l’information » du XXIe siècle, qui ne ressemble guère à la société d’Ancien Régime. Ce n’est qu’à titre de provocation qu’on peut appliquer le concept de blog à un aspect peu connu de l’information diffusée il y a deux siècles et demi par une catégorie ignoble mais importante des gens de lettres, les plumitifs obscurs. Ils confectionnaient des livres, il est vrai, mais ils travaillaient surtout avec des anecdotes, des fragments, et des bribes d’information qu’on peut considérer, toute proportion gardée, comme des blogs pré-modernes.
À l’instar de Daniel Roche, je me suis consacré à l’étude du livre de l’Ancien Régime, mais en regardant certains livres de près, j’ai constaté qu’ils étaient façonnés par des passages pillés d’autres livres, et que ces derniers se révélaient être autant de collages formés d’extraits de livres antérieurs. L’unité cruciale dans le processus de communication n’était pas ce bloc de cahiers cousus et reliés qu’on appelle livre, mais des épisodes courts, souvent limités à un petit paragraphe, connues au XVIIIe siècle sous la dénomination d’« anecdotes » ou de « portraits ».
Bien sûr, on ne rencontre pas ce phénomène de plagiat et de bricolage dans la majorité des ouvrages, il s’en faut de beaucoup. Il s’agit d’une catégorie spécifique désignée à l’époque comme « libelles » – soit des écrits scandaleux qui blessaient l’honneur d’un personnage important. Prenons l’exemple d’un des libelles les plus répandus des années 1780, la Vie privée de Louis XV, ou Principaux événements, particularités, et anecdotes de son règne (1781). Si on le regarde sur les rayons d’une bibliothèque, il a l’air solide : quatre gros volumes qui racontent la biographie du roi en la reliant à l’histoire de la France de 1715 à 1774. Vu de plus près, l’ouvrage paraît curieux, parce que le texte n’a aucune articulation, à part quelques annexes et pièces justificatives. Il continue tout au long des quatre volumes sans division en livres, parties, ou chapitres. L’unique signe typographique qui arrête l’œil du lecteur est l’indentation qui démarque un paragraphe. Les paragraphes sont collés les uns aux autres de manière à former un récit, mais ils constituent des unités autonomes, et on peut les détacher du texte pour en chercher leurs équivalents dans d’autres ouvrages.
Ainsi à la page 33 du deuxième volume, on tombe sur le portrait suivant de la comtesse de Vintimille, une des premières maîtresses de Louis XV :
Elle était altière, entreprenante, envieuse, vindicative, aimant à gouverner et à se faire craindre, ayant peu d’amis, peu propre à en acquérir, ne pensant qu’à ses intérêts, n’ayant d’autre but que de tirer parti de la faiblesse de son esclave, et certes elle aurait réussi si la mort ne l’eût pas arrêtée au commencement de sa carrière. Elle périt en couches, non sans soupçon de poison.
Le portrait est tirée d’un autre libelle, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de Perse publié en 1745, page 76, et en comparant les deux passages on constate que l’auteur de la deuxième version a ajouté quelques détails pour rendre son texte plus piquant. Dans l’original, Louis XV n’est pas traité d’esclave, et Mme de Vintimille ne meurt pas empoisonnée :
Elle était altière, entreprenante, envieuse, vindicative ; aimant à gouverner et à se faire craindre ; ayant peu d’amis, peu propre à s’en faire ; ne pensant qu’à ses intérêts ; n’ayant d’autre but que de tirer parti de sa faveur, et qui y aurait réussi si la mort ne l’eût pas arrêtée au commencement de sa carrière. En un mot, c’eût été une favorite dangereuse : elle mourut en couche peu regrettée.
Le recyclage ne s’arrête pas là, car le même portrait paraît un an plus tard dans Les Fastes de Louis XV, de ses ministres, maîtresses, généraux, et autres notables personnages de son règne (1782), volume I, page 119, cette fois-ci sans le moindre changement1. L’auteur anonyme de ce dernier ouvrage (il s’agit en fait de l’aventurier-libelliste, Pierre-Ange Goudar) ne cache pas son penchant au plagiat, puisqu’il écrit dans une préface :
Comme lui [l’auteur de la Vie privée de Louis XV qu’il traite de plagiaire], nous compilons ; nous sommes un peu corsaires, et tout ce qui est bon nous paraît, comme à bien d’autres, de bonne prise2.
Ce genre de piraterie était bien connu chez les lecteurs avisés de l’époque. Dans un compte-rendu d’un libelle particulièrement bâclé, Le Vol plus haut, ou l’Espion des principaux théâtres de la capitale (1784), un des auteurs des Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres en France remarque que les seuls endroits bien écrits étaient tirés d’autres libelles :
Les bonnes choses qu’on y trouve sont des lambeaux pillés de l’Espion anglais, des Mémoires secrets, des Mémoires de l’abbé Terray, de la Gazette littéraire de l’Europe, etc.3
Si on lisait attentivement ces ouvrages et d’autres du même genre, on trouverait des centaines de passages détachés et recyclés de texte en texte. À titre d’exemple, on peut citer une anecdote typique concernant les premières maîtresses de Louis XV. Elle paraît d’abord dans Les Amours de Zéokinizul, roi des Kofirans (1746), page 36 :
Il n’y eut pas jusqu’à Jeflur [Fleury d’après la clé de ce roman à clé], qui pour en imposer au peuple, blâma hautement la conduite du Roi. Le monarque trouva mauvais qu’il osât faire des remontrances à ce sujet. Je vous ai abandonné la conduite de mon royaume, lui dit-il aigrement, j’espère que vous me laisserez maître de la mienne.
Dans la Vie privée de Louis XV (1781), volume II, page 31, le récit est plus hostile à Fleury :
Afin d’en imposer à la nation, fauteur indirect des dérèglements de son auguste pupille, il poussa l’hypocrisie jusqu’à oser lui faire des remontrances. Je vous ai abandonné la conduite de mon royaume, répondit aigrement S. M., j’espère que vous me laisserez maître de la mienne.
Les Fastes de Louis XV (1782), volume I, page 117 reprenne cette dernière version, mot pour mot. Les retouches de cette espèce existent partout, témoignant d’un processus de renchérissement qui accompagne les plagiats. Par exemple, l’auteur anonyme (probablement Antoine Pecquet, fonctionnaire mécontent du ministère des Affaires étrangères) des Mémoires secrets pour servir à l’histoire de Perse (1746, 2) déplore la domination acquise sur le roi par la duchesse de Châteauroux dans les termes suivants :
Le crédit de cette femme devint si grand, qu’on appréhenda qu’elle ne parvînt à gouverner absolument.
Quand Barthélemy-François Moufle d’Angerville, l’auteur anonyme de la Vie privée de Louis XV (1781, vol. II, 27), reprend cette phrase, il en renforce la malignité :
Le crédit de la nouvelle maîtresse devint si grand qu’on jugea qu’elle gouvernerait absolument son royal esclave.
Dans certains cas, le recyclage résultait de rapports personnels. Moufle d’Angerville, était le continuateur des Mémoires secrets après la mort de son auteur principal, Mathieu-François Pidansat de Mairobert, en 1779. Les deux écrivains appartenaient au salon de Marie-Anne Doublet de Persan, où l’on fabriquait la propagande anti-Maupeou pendant la crise politique de 1770-1774. Répandus d’abord sous forme de gazetin manuscrit ou nouvelles à la main, plus tard comme une chronique scandaleuse imprimée en 36 volumes, les Mémoires secrets fournissaient un répertoire inépuisable d’anecdotes contre Louis XV, ses maîtresses, et ses ministres. Moufle d’Angerville en tirait une grande partie des matériaux qu’il utilisa dans la Vie privée de Louis XV, et les Mémoires secrets se prêtaient à ce genre de compilation, parce que leur texte n’était qu’une série d’épisodes, normalement consignés dans un seul paragraphe, qui se suivaient tout au long des 36 volumes sans aucun enchaînement hors de la chronologie.
Mairobert travaillait de la même façon quand il fabriquait ses propres libelles, notamment les Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry, autre best-seller et cousin germain de la Vie privée de Louis XV. On trouve dans les deux livres plusieurs morceaux tirés d’autres sources, surtout de la littérature pamphlétaire contre le ministère du chancelier Maupeou : Journal historique de la révolution opérée dans la constitution de la monarchie française par M. de Maupeou, chancelier de France (1774-1776, 7 vol.), Correspondance secrète et familière de M. de Maupeou avec M. de Sor***, conseiller du nouveau Parlement (1771, 3 vol.), L’Observateur anglais, ou Correspondance secrète entre Milord All’Eye et Milord All’Ear (1777-1778, 4 vol.), Œufs rouges. Première partie. Sorhouet mourant à M. de Maupeou, chancelier de France (1772, 1 vol.) et Mémoires de l’abbé Terray (1776, 2 vol.). Mairobert, Moufle et plusieurs autres versaient des anecdotes à pleines mains dans cette littérature considérable. Le parti pris et l’esprit contestataire en font un corpus cohérent, mais sans sous-estimer sa portée politique, je voudrais insister sur la forme et la fabrication de ces écrits en revenant à la notion clé d’anecdote. L’importance des anecdotes, exprimée clairement dans le titre des Anecdotes sur M me la comtesse du Barry, est expliquée dans la préface du livre :
Quoique cet ouvrage soit une vie très complète de Madame la comtesse du Barry, l’auteur, pour lui ôter tout air de prétention, a préféré le titre modeste d’Anecdotes. Il s’est affranchi par là de l’ordre, des transitions, de la gravité de style qu’aurait exigé une annonce plus imposante... Au reste, il ne faut pas croire qu’en recueillant tout avec soin, on ait ramassé sans choix une quantité de fables et d’absurdités débitées sur le compte de cette courtisane célèbre. On verra que depuis sa naissance jusqu’à sa retraite, on cite des garants de ce qu’on avance. On a suivi à cet égard les règles scrupuleuses de l’historien4.
Les libellistes adoptaient souvent la pose d’historiens, une stratégie désignée à amorcer le lecteur en lui offrant un récit d’autant plus savoureux qu’il était censé être vrai. Un lecteur sophistiqué aurait su faire la part de l’artifice dans cette rhétorique, mais le concept d’anecdote n’avait rien de fictif, ou peu s’en faut. Tous les dictionnaires de l’époque sont d’accord quant à la définition du terme : « particularité secrète de l’histoire, qui ait été omise ou supprimée par les historiens précédents ». Et ils citent le même exemple, L’Histoire anecdote de Procope5.
La référence à Procope renvoie à la notion d’histoire secrète, un récit d’épisodes de la vie privée de personnages publics, une histoire vraie mais cachée et qui ne peut pas figurer dans une version officielle. Procope, historien byzantin du VIe siècle, en donnait le modèle dans ses écrits clandestins, où il dévoilait l’immoralité de l’empereur Justinien et de son épouse Théodora, les figures les plus nobles qu’il célébrait dans ses ouvrages avoués. L’article ANECDOTES de l’Encyclopédie, résume l’essentiel de cette vision de l’histoire :
Anecdotes, nom que les Grecs donnaient aux choses qu’on faisait connaître pour la première fois au public (...) Ce mot est en usage dans la littérature pour signifier des histoires secrètes de faits qui se sont passés dans l’intérieur du cabinet ou des cours des princes et dans les mystères de leur politique (...). Procope a intitulé Anecdotes un livre dans lequel il peint avec des couleurs odieuses l’empereur Justinien et Théodore, épouse de ce prince.
Bien que perdue aujourd’hui, cette conception de l’anecdotique sous-tend un corpus considérable de vies privées et de vies secrètes, qui traversent tout le XVIIIe siècle. L’équipe lyonnaise d’Olivier Ferret, Anne-Marie Mercier-Faivre, et Chantal Thomas, qui prépare un Dictionnaire des vies privées, en a compté 140 publiées entre 1777 et 1830. Elles varient de format et d’envergure – la Vie privée de Louis XVIII n’a que quatre pages, tandis que celle de Louis XV comporte quatre volumes–, mais l’unité de base est partout la même : le récit d’une sorte de fait divers, normalement réduit à un paragraphe et qui permet au lecteur de se délecter au dévoilement d’un « grand » devenu petit.
Puisque l’anecdote passe de livre en livre, elle est autonome. Elle existe souvent sur un bout de papier qu’on apporte dans ses poches ou dans ses manches, d’où on la tire pour régaler les badauds dans un café ou sur le banc d’un jardin public. Quand la police fouille un prisonnier à la Bastille, elle trouve parfois ces morceaux gribouillés en vers ou en prose. Elle en a fait une belle récolte le 2 juillet 1749 lors de l’arrestation de Mairobert, qui est décrit dans son dossier aux archives de la Bastille comme
un jeune homme qui aimait les vers courants, qui ne négligeait pas ceux qui étaient malins, les portait dans ses poches, et ne se faisait pas prier pour les réciter ou pour en laisser prendre copie6.
Quand il s’est mis à rédiger les Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry, Mairobert a puisé dans son stock d’anecdotes, et il en a tiré l’anecdote la plus connue concernant Mme du Barry et Louis XV. Dans le paragraphe où il la raconte, il explique qu’il l’a trouvée dans une gazette à la main :
Nous trouvons dans le journal manuscrit qui nous guide souvent pour rassembler les faits de notre histoire, une anecdote relative à l’époque de la vie de Madame du Barry où nous sommes, d’où l’on peut inférer quelle était alors l’opinion générale du public concernant son empire sur le Roi. C’est sous la date du 20 mars 1773 : « ...On rapporte un trait que les courtisans ont recueilli avec soin et qui prouve que Madame la comtesse du Barry ne diminue point de faveur et d’intimité avec son royal amant, comme on le présumait. S. M. aime à faire son café elle-même et à se délasser dans ces occupations innocentes des soins laborieux du gouvernement. Ces jours derniers, la cafetière au feu et S. M. distraite par autre chose et le café débordant... Eh ! La France, prends donc garde, ton café fout le camp, s’écria la belle favorite !... On dit que cette apostrophe de La France est l’expression familière dont cette dame se sert dans l’intérieur des petits appartements : détails particuliers, qui n’en devraient pas sortir, mais que relève la malignité des courtisans »7...
Après bien des métamorphoses, la même anecdote a émigré à Québec, où je l’ai trouvée en 1980 sous forme de bande dessinée.
L’artiste s’est trompé de maîtresse, mais il a saisi l’essentiel : une histoire secrète qui révèle à quel point le roi se fait ridicule quand il quitte la sphère publique pour se retirer dans sa vie privée aux petits appartements de Versailles. En l’appelant « la France » d’une manière si vulgaire, Mme du Barry le traite comme son domestique, car d’après l’usage courant, un laquais de l’Île-de-France est souvent appelé « la France » par son maître. Une anecdote de cette sorte, facile à retenir et drôle à raconter, a dû marquer l’imaginaire collectif.
Que conclure ? Je n’ose pas affirmer qu’une grande partie de la population connaissait « la France, ton café fout le camp » à la veille de la Révolution, mais cette phrase, sans doute apocryphe, a véhiculé une « certaine idée de la France », en renforçant la mythologie des rois fainéants à la tête d’une monarchie dégénérée. Ce serait une erreur, à mon avis, d’y décerner un souffle révolutionnaire. Je préfère considérer les anecdotes comme des éléments d’un système de communication typique des sociétés d’Ancien Régime. Les identifier à des blogs modernes serait tomber dans un anachronisme évident. Mais la ressemblance est assez forte pour nous rappeler que la « société d’information » ne date pas d’hier. Chaque société se nourrit d’information, chacune d’une façon qui lui est propre.
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1 Il existe au moins un autre exemple du portrait plagié : Les Amours de Zéokinizul, roi des Kofirans (1746), p. 38, mais il se limite à une phrase : « (...) fière, vindicative, uniquement occupée de ses intérêts et ne cherchant la faveur que pour en tirer parti. »
2 Les Fastes de Louis XV, de ses ministres, maîtresses, généraux, et autres notables personnages de son règne (À Ville-Franche, chez la Veuve Liberté », 1782), I, p. XIV.
3 Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres en France, article du 19 décembre 1784.
4 Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry (Londres, 1775), préface, [n. pag.]
5 « Anecdote » dans Dictionnaire de l’Académie française (Nîmes, 1778).
6 Arsenal, ms. 11683.
7 Anecdotes sur Madame la comtesse du Barry (1775, citation d’après l’édition de Londres, 1776), p. 215.