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Un soldat et ses livres : la bibliothèque du maréchal Davout

Wallace KIRSOP

Professeur honoraire à l’Université Monash, Australie

Depuis la publication des travaux de M. Yann Sordet sur Pierre Adamoli, on est bien conscient de la valeur et de l’utilité des « catalogues domestiques » pour tous ceux qui examinent l’histoire de la lecture et de la bibliophilie1. Cependant on sait que le phénomène est extrêmement complexe et qu’en fin de compte il faut reconnaître la spécificité de chaque cas. Ce n’est pas le « Dossier relatif à la bibliothèque de Davout » vendu en 19882 qui apporte la moindre contradiction à cette mise en garde générale. Au contraire, il convient de situer un lot assez important de documents allant du début du XIXe siècle jusqu’à 1826, c’est-à-dire trois ans après la mort du maréchal, dans le contexte d’une vie consacrée à l’action. Que cette activité ait été méditée et réfléchie ne fait pas de doute, et le choix des livres tend à conforter la thèse de Davout militaire à penchants intellectuels. En même temps il y a un visible caractère de « bibliothèque d’apparat » tout à fait compatible avec l’existence affairée d’un homme qui accède rapidement à une fortune considérable. Il est évident que dans ce prolongement du siècle des Lumières que sont l’époque napoléonienne et même la Restauration, la vie du livre et de la collection est mouvementée et parfois surprenante.

Le dossier, composé essentiellement de « catalogues domestiques », n’est pas la seule source possible d’une étude des livres de Davout, mais sa masse le rend indispensable. Pour cette raison il est nécessaire d’en indiquer le contenu de façon sommaire afin de faciliter les références3. En ce qui concerne la carrière publique du maréchal, les archives sont abondantes et bien repérées par les biographies récentes4. Quant à d’autres documents, dont notamment les douze cartons d’Archives privées déposées aux Archives nationales5 et les inventaires après décès du Minutier central6, ils permettent au chercheur de saisir des aspects différents du sort des collections familiales7.

Certains éléments du dossier ont déjà été présentés sous forme de conférences à un public australien. En outre une exposition organisée en 1994 à la Bibliothèque de l’Université Monash a donné une vue d’ensemble de l’activité bibliophilique de Davout8. Les souscriptions de librairie commencées sous la Restauration par le maréchal et par sa famille ont été évoquées dans un bref essai ponctuel9. Ce qui s’impose maintenant, c’est une synthèse utilisant dans la mesure du possible tous les matériaux conservés, y compris les objets et les livres déposés par Adélaïde-Louise Davout d’Eckmühl, marquise de Blocque-ville, en 1882 au musée d’Auxerre10.

Laissant de côté les souscriptions tardives et le catalogue des livres des demoiselles Davout, on a affaire à deux périodes distinctes : la collection telle qu’elle était entre 1802 et 1804, et l’agrandissement notoire qui eut lieu vers 1810. D’un côté, on devine sans peine, à côté d’achats récents, un noyau de manuels de base provenant de la jeunesse du nouveau général ; de l’autre, on assiste à la formation d’une bibliothèque répondant à la dignité d’un grand personnage du Premier Empire. Les deux moments doivent être analysés. Ensuite il ne sera pas absurde de suggérer quelques comparaisons françaises et même étrangères.

LA BIBLIOTHÈQUE DE BASE

Un seul catalogue (dossier Davout n° 1) nous rend l’état des collections durant les années 1802 à 1804, c’est-à-dire l’époque où le général, installé à Savigny-sur-Orge depuis le mois d’août 1802, attendait le bâton de maréchal décrété le 19 mai 1804. Tout comme les pièces postérieures, c’est un texte rédigé par un secrétaire, exceptionnellement avec un certain souci de calligraphie. En revanche il y a un regrettable laisser-aller bibliographique : titres abrégés, absence très souvent de noms d’auteurs, aucune indication de formats, tout au plus le nombre de volumes. La colonne prévue pour des « observations » reste vierge. Il n’y a donc pas de données sur la provenance et sur la date d’acquisition des ouvrages. Qu’est-ce qu’on peut apprendre d’un document somme toute lacunaire ?

Nous ne savons pas dans quelle salle du château les Davout gardaient leurs livres. Mme de Blocqueville fait allusion à « la tour aimée dont mon père avait un moment voulu faire une bibliothèque »11, mais les ambitions du maréchal ne furent pas réalisées dans cette maison que sa veuve habitait jusqu’à sa mort en 1868. Ce qui est clair, c’est qu’au début les livres étaient rangés sur un ensemble de 32 rayons dénommés d’une façon un peu incohérente A, B, C, D, E, F, G, H, J, K, L, M, N, O, P, Q, V, W, FF, GG, HH, JJ, KK, LL, MM, NN et « Grands Rayons du bas » 1, 2, 3, 4, 5, et 6. Aucun chiffre n’est donné pour les « Cartes Geographiques », qui occupaient le rayon 5, mais le total de ce qui reste – livres, « Brochures », manuscrits et registres d’archives – est de 836. Il est évident que cela dépasse les limites d’une petite collection formée à des fins professionnelles par un homme que son métier de soldat rendait en quelque sorte nomade.

Le classement des ouvrages reste assez arbitraire. Par exemple le rayon E contient « Cabinet des fées 41 volumes », « Guide des officiers 2 volumes », « Dictionnaire Vétérinaire 4 volumes », « Science de la Guerre 7 volumes » et « Mémoires de feuquieres 4 volumes ». Ainsi les délassements et la fantaisie côtoient le métier. Au rayon F on trouve « Cours complet d’agriculture 13 volumes », une référence fondamentale pour le nouveau seigneur de Savigny, tandis que les rayons G et H avec les « Œuvres de l’abbé Prevost 35 volumes »12 continuent dans le domaine de la fiction.

Certes, les titres n’arrivent pas pêle-mêle dans les armoires. Des cours manuscrits de mathématiques, d’histoire, d’histoire naturelle et de grammaire grecque – huit volumes en tout – occupent le numéro 6 à côté des cartes géographiques, autre élément de base de l’équipement de l’officier d’armée. De même on découvre un regroupement des archives du château dans le rayon 1 : « Terrier censuel de Viry », « id démonstratif de viry », « Cueilloir de Viry », « Terrier censuel de Savigny » (trois volumes), « id démonstratif » (trois volumes), « Ivantaire [sic] Gal des titres de Savigny », « Cueilloir du fief de veuux [sic] et de voize » et « Repertoire de la terre de savigny et Viry ». Le rayon 4 est consacré uniquement à « Révolution françoise analyse du Moniteur ». Quant aux rayons 1, 2 et 3 ils comprennent en plus des terriers déjà cités, surtout des ouvrages militaires et quelques usuels. Peut-on supposer que ces éléments « du bas » appartenaient à six armoires distinctes ? Un calibrage exact permettrait peut-être une réponse à cette question, mais il faudrait savoir comment les volumes étaient disposés sur les rayons. Renonçons donc à des hypothèses spatiales pour nous concentrer sur les livres eux-mêmes.

C’est la bibliothèque d’un homme nouvellement marié, et elle reflète avant tout sa formation et ses préoccupations officielles et – accessoirement – seigneuriales. La stratégie, la tactique, l’histoire des guerres et des batailles, l’administration, voilà ce qui intéresse un général qui, outre son courage physique, sait penser et cherche à s’informer. Daniel Reichel, qui s’est fait communiquer des photocopies du dossier, ne s’y est pas mépris, mais la mort l’a empêché de terminer le volume qui allait analyser la carrière de Davout après Auerstaedt. Aux rares textes conservés à Auxerre dans la Salle d’Eckmühl on peut rajouter tout ce qui paraît dans la liste de 1802-1804. Les titres signalés complètent ce que Reichel rapporte sur les années de jeunesse et d’étude aussi bien que sur les lectures faites en 1795-179613.

Il y a d’abord l’Antiquité : « Commentaires de César 2 volumes » (rayon D) ; « Commentaires de Végèce 2 volumes » (rayon NN) ; « Histoire de polibe 6 volumes » (rayon 2)14. Ensuite, on rencontre les grands généraux français et leurs campagnes : « Campagnes de Villars, Marsin et Villeroy 7 volumes », « Campagnes du duc de Rhoan [sic] 1 volume », « Histoire du Cte de Saxe 2 volumes » (rayon L) ; « Campagnes de Condé 1 volume », « Campagnes de Flandre 4 volumes » (rayon 1) ; « Mémoires du Mal de turene 2 volumes », « Histoire des 4 dres Campnes du Mal de turene 1 volume » (rayon 3). Puis c’est le tour des étrangers et notamment de la Prusse : « Réglement pr l’infrie Prussienne 2 volumes » (rayon P) ; « Mémoires du Gal Loid [Lloyd] 1 volume » (rayon FF) ; « Histoire de Gustave Adolphe roi de suède 3 volumes » (rayon GG) ; « Observaton sur la constitution de l’aree de sa Majée Prussienne 1 volume » (rayon JJ) ; « Systême Militre de la prusse 1 volume » (rayon 3). Enfin, on se heurte au passé récent et à l’actualité, parfois dans un contexte plutôt politique : « Campagnes de l’armée Gallobatave 1 volume » (rayon P) ; « Mémoires du Gal Custine 2 volumes » (rayon FF) ; « Correspondance de deux Gaux 1 volume », « Précis des opérations de l’armée du danube 1 volume », « Bonapartiana 1 volume » (rayon JJ).

Quand on se tourne vers les traités généraux et spécifiques, sans oublier des sujets connexes comme l’équitation, il y a une véritable profusion : « Essai de tactique 2 volumes », « Attaque des places 2e editon 1 volume », « Attaque des places 3e editon 1 volume », « L’artillerie raisonnée 1 volume », « L’ingénieur françois 1 volume », « Constitution Militaire 1 volume », « Elémens de fortification 1 volume », « Elémens de tactique 1 volume », « Campagnes de Gaudy 1 volume » (rayon K) ; « Le bombardié français 1 volume », « Manuel du Cavalier 1 volume », « Manière de fortifier de Mr de Vauban 1 volume » (rayon L) ; « Hopitaux Militaires 1 volume », « Principes d’equitation 1 volume » (rayon M) ; « Manuel de l’infanterie 1 volume » (rayon P) ; « Campagnes de gaudi 1 volume »15, « Règles du dessein 1 volume »16, « Le Manœuvre 1 volume », « Manuel de l’Artilleur 1 volume », « Essai sur l’equitation 1 volume », « Règlement de l’infanterie 1 volume » (rayon Q) ; « Principes de l’art de la guerre 2 volumes », « Principes d’equitation 1 volume », « Découverte sur la nouvelle tactique 1 volume », « Elemens de fortifications 1 volume », « Manuel d’infanterie 1 volume » (rayon FF) ; « Dictionnaire Militaire 3 volumes » (rayon GG) ; « Règlement des Manœuvres d’infanterie 1 volume », « Planche pr les Manœuvres d’infanterie 1 volume », « Erudition universelle Militre 1 volume », « Recherches sur la tactique 1 volume » (rayon JJ) ; « Elémens de tactique 2 volumes », « Elémens de fortification 8e Edition 1 volume » (rayon NN) ; « Cavallerie de Melfort 1 volume », « Art de la Guerre 1 volume » (rayon 1) ; « Essai sur l’art de la guerre 2 volumes », « Memoire Militaire 1 volume » (rayon 2) ; « Dictionnaire d’Hippiatrique pratique 1 volume » (rayon 3).

Comme on le constate sans difficulté, Davout était bien muni de textes concernant des aspects très variés de la profession qu’il avait choisie selon la tradition de sa famille. Dans ce qui reste à examiner dans la bibliothèque de 1802-1804 il faut séparer les livres généraux acquis à des dates différentes après 1780 et les grosses collections achetées selon toute probabilité pour la nouvelle installation de Savigny-sur-Orge.

D’abord, il y a ce qu’on peut appeler des usuels. Le propriétaire terrien lui aussi avait ses manuels : « Dictionnaire du Cultivateur 2 volumes » (rayon A) ; « Dictionnaire d’agriculture 2 volumes » (rayon J) ; « Agréments de la Campagne 3 volumes », « Guide du fermier 1 volume » (rayon P) ; « Mémoires d’Agriculture 1 volume » (rayon FF). Pour se renseigner sur les questions administratives et sur les affaires courantes Davout disposait de quelques ouvrages : « Almanach de paris 1 volume », « Poste de France 1784 1 volume »17 (rayon L) ; « Almanach Royal année 1792 1 volume » (rayon Q) ; « Collection des décrets 18 volumes » (rayons V et W) ; « Tarif des contributions directes 1 volume » (rayon FF) ; « Collection Gale des décrets 9 volumes » (rayon KK) ; « Nouvelles loix françoises 1 volume » (rayon 3).

La formation reçue durant les années d’étude ou recherchée plus tard se manifeste dans un certain nombre de livres de classe et de publications analogues : « Dictionnaire de Boyer 2 volumes » (rayon K) ; « Cours de Mathématique par Bezout 3 volumes », « Dictionnaire de Vosgien 1 volume » (rayon M) ; « Eraste 1 volume » (rayon P) ; « Cours de Mathématique 4 volumes », « Grammaire de Vénéroni 1 volume », « Grammaire de Wailly 1 volume », « Table de logarithme 1 volume » (rayon Q) ; « Dictionnaire de l’académie 2 volumes » (rayons V et W) ; « Elémens de statistique 1 volume », « Description abrégée de la france 1 volume », « Le Guide des Humanistes 1 volume » (rayon FF) ; « Géographie Moderne 2 volumes » (rayon GG) ; « Cours de Mathématique pr la Marine 1 volume », « Grammaire allemande 1 volume », « Principes de lecture d’orthographe 1 volume », « Elémens d’Arithmétique 1 volume » (rayon JJ) ; « Cours universel et Méthodique 1 volume » (rayon 3).

Exception faite pour quelques incursions dans les domaines religieux (« Antilucrétius 2 volumes » [rayon D], « Missel parisien 1 volume » [rayon 1]) et médicaux au sens très large (« Traité de Vapeurs 1 volume » [rayon P], « Observations sur la peste 1 volume » [rayon FF], « Essai sur la phisiognomonie 4 volumes » [rayon JJ]) le résidu est orienté vers la situation politique et économique, vers l’histoire et, plus fortement, vers la littérature. À propos de la dernière catégorie il est permis de se demander si les préférences de Mme Davout s’y révèlent aussi.

Sans se détourner des grandes questions de l’époque, Davout acquit peu de titres vraiment pertinents : « Necker 3 volumes » (rayon K) ; « Bibliothèque économique 2 volumes » (rayon P) ; « De la destruction du régime féodal 1 volume », « Journal des débats 1 volume », « Tableau spéculatif de l’europe 1 volume » (rayon FF) ; « Des Colonies Modernes sous la Zone torride 1 volume », « Eclaircissemens Historiques 1 volume » (rayon NN) ; « Dictionnaire œconomique 3 volumes » (rayon 1). Toutefois ses lectures paraissent plus étendues en histoire ancienne et moderne : « Mélanges interessans et curieux 5 volumes » (rayon L) ; « Histoire de Malthe 7 volumes » (rayon P) ; « Les antiquitées [sic] d’Herculanum 6 volumes », « Histoire romaine de Goldsmith 1 volume », « Tablettes chronologiques de Blair 1 volume », « Tablettes chronologiques de Langlet du frenoy 2 volumes », « Histoire de france 30 volumes », « id du président Hainaut 3 volumes », « id de Milot 3 volumes », « id de Mezeray 4 volumes » (rayons V et W) ; « Expédition de Cyrus 1 volume », « La Nécrologie des Hommes célèbres de france 1 volume » (rayon FF) ; « Tableau politique de l’empire ottoman 2 volumes » (rayon GG) ; « Œuvres de tacite 7 volumes » (rayon HH) ; « Mémoires Historiques 3 volumes » (rayon KK) ; « Abrégé de l’Histoire d’Angleterre 2 volumes », « Les francs 1 volume » (rayon MM) ; « Histoire de thucidide 4 volumes » (rayon NN).

La littérature se confond un peu avec les délassements. Le roman et le théâtre y dominent : « Théâtre des Grecs 6 volumes » (rayon A) ; « Histoire de Cléveland 6 volumes » (rayon D) ; « Commentaires sur racine 3 volumes », « Contes Moraux 3 volumes », « A Sentimental journey 1 volume » – seul titre en anglais du catalogue – (rayon L) ; « Cécilia 5 volumes », « Mémoires d’un Homme de qualité 6 volumes », « Spectacles de paris 6 volumes », « Almanach des Muses 1 volume » (rayon M) ; « Bibliothèque amusante 3 volumes », « Voyage de Gulliver par l’abbé des fontaines 2 volumes » (rayon P) ; « Thélémaque anglois 1 volume » (rayon Q) ; « Voyages d’anarcharsis par JJ Barthelemy 7 volumes », « Atlas d’anarcharsis 1 volume » (rayons V et W) ; « Lettres à émille [sic] 6 volumes »18 (rayon GG) ; « Charle et Marie 1 volume »19 (rayon MM). On notera que de nouveau Prévost est à l’honneur.

La partie la plus problématique de la première bibliothèque de Davout est celle qui englobe les grosses collections qui étaient plus ou moins des spéculations de librairie. Outre des numéros déjà signalés – le Cabinet des fées et les Œuvres de Prévost – il faut affecter à cette catégorie les titres suivants : « Bibliothèque de romans 51 volumes » (rayon A) ; « Histoire Naturelle 71 volumes » (rayon B) ; « Bibliothèque des dames 133 volumes » (rayons C et D) ; « Œuvres de lesage 15 volumes » (rayon J) ; « Œuvres de rousseau 37 volumes », « Œuvres de d’ancourt 12 volumes » (rayons N et O) ; « Œuvres de Machiavel 9 volumes » (rayon HH) ; « Stéreotype 42 volumes »20 (rayons LL et MM). Voilà de quoi meubler des armoires vides, puisque nous avons là à peu près la moitié du total. On entre, à n’en pas douter, dans le monde de la culture d’apparat, et l’on s’éloigne de la curiosité personnelle. Il est vrai que Davout possédait trois volumes de notes manuscrites sur l’histoire naturelle (rayon 6), mais le seul imprimé enregistré en plus de la série de Buffon est « flore françoise 3 volumes » (rayon Q), c’est-à-dire l’ouvrage publié par Lamarck en 1778.

N’ayant pas de données sur les libraires fréquentés par le général avant 1804 nous en sommes réduits à deviner l’origine des Rousseau, Lesage et autres. Ce qu’il faut souligner, c’est qu’à un moment de liberté commerciale frisant l’anarchie et le désarroi il n’était pas difficile d’obtenir des collections à des prix très avantageux. La thèse de Mme Lorraine David21 et maintenant le grand répertoire des catalogues de libraires de la Bibliothèque nationale de France22 éclairent un phénomène marquant des décennies qui suivirent 1789 : les ventes au rabais. Souvent, et pendant des périodes plus ou moins limitées, il était possible d’obtenir des ouvrages de valeur durable avec des remises de 50 % ou même 75 %. À titre d’exemple, on peut citer le Cabinet des fées disponible chez Morin et Lenoir en l’an IX pour 60 francs in-12 ou pour 100 francs in-8° au lieu de 120 francs et 160 francs23. Davout se laissa-t-il tenter par des offres de cette espèce ?

Le catalogue de 1802-1804 pose un autre problème. Dans la Salle d’Eckmühl d’Auxerre on trouve des ouvrages qui remontent à la jeunesse de l’élève-officier ou même à sa famille24. Étaient-ils déjà à Savigny ? Y avait-il des livres dans d’autres parties du château ? Davout avait-il emporté des textes à l’armée ? L’absence de réponses certaines met l’accent sur le caractère foncièrement trompeur ou incomplet d’un « catalogue domestique », même s’il est en principe plus fiable qu’un inventaire après décès ou une liste préparée pour une vente. Ce qui est essentiel, c’est ce qui est caché de propos délibéré ou par mégarde. Les insuffisances d’une rédaction hâtive et peu soignée ne sont qu’un début. À l’historien de se méfier !

LA BIBLIOTHÈQUE DE 1810-1811

L’amas de documents portant sur les années postérieures à 1804 pourrait faire croire qu’il est plus facile de démêler le sort de la bibliothèque sous l’Empire et sous la Restauration. Il n’en est rien pour toute une série de raisons. Par conséquent il ne saurait être question d’entreprendre une analyse de lectures possibles comparable à celle proposée pour la période antérieure. Voyons donc les sources et leur carence avant d’indiquer brièvement ce qui atteste toujours la vie de lecteur de Davout et d’explorer la bibliothèque-décor qu’il allait redécouvrir lors de trop rares séjours à Savigny.

À certains égards, ce qui ne se rapporte pas aux souscriptions d’après 1815 et aux livres des filles Davout (nos 29 et 30) est l’œuvre de secrétaires (listes multipliées et souvent partielles des livres – nos 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 13, 15, 16, 17, 18 –, état des cartes et plans – nos 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25) et du libraire Gabriel Warée ou de son relieur (nos 26, 27, 28). Deux numéros – 12 et 14 – semblent combiner le travail des secrétaires et du libraire. Beaucoup de listes se répètent ou se recoupent, et on a l’impression de coups d’essai et de brouillons, d’où une certaine confusion. La présence de formats ajoute quelque précision à des titres qui restent sommaires. Les armoires sont indiquées et – beaucoup plus rarement – les tablettes qui se trouvent à l’intérieur de ces meubles. L’absence de titres signalés en 1802-1804 pose des questions auxquelles il est difficile de répondre dans l’état actuel des papiers. Dans la mesure où il faut tenir compte de détails rajoutés parfois bien après 1811, il n’est pas facile de fournir des calculs exacts du nombre de volumes. Ce qui est clair en tout cas, c’est que la bibliothèque est devenue sensiblement plus importante. Rien n’est dit au sujet de collections éventuelles gardées dans les hôtels parisiens de la famille. De toutes façons on sait que Savigny était la demeure préférée de Mme Davout.

L’élément nouveau est le rôle du libraire et intermédiaire Gabriel Warée, membre d’une famille qui surgit à Paris à partir de 1798. Alexis-Gabriel Warée est signalé quai Voltaire entre 1799 et 181325. En 1814 il publia le mémoire où Davout chercha à se justifier aux yeux de Louis XVIII26. L’influence du libraire pèse sur les catalogues établis en 1810-1811. Sur trois d’entre eux (nos 2, 3, et 5) on voit en marge de la première page :

Nta tous les articles marqués d’une croix ont été fournis par Warée. Les autres existaient dans la Bibliothèque, mais la majeure partie a été reliée. Le prix de ces reliures est porté dans les mémoires de Warée.

Néanmoins ces listes plus ambitieuses n’ont pas l’air de recouvrir l’ensemble de la collection à moins qu’on n’imagine des pertes (ventes ? déplacements dans d’autres endroits ?). De toute évidence on n’a pas de véritable mise à jour du répertoire de 1802-1804. Il y a un début de récolement qui note entre autres :

Cabinet des fées (différentes éditions totalement depareillées) 36 volumes27.

De même des volumes manquent dans les Œuvres de Lesage et de Prévost. Faut-il incriminer des prêts non rendus, des vols, une négligence généralisée ? C’est peut-être tout simplement le destin des bibliothèques familiales vivantes.

Pour saisir ce qui intéresse réellement Davout il convient de prêter une attention spéciale aux titres acquis après 1804 et ne faisant pas partie de l’achat Warée. La quantité est modeste, et les sujets sont souvent pratiques et professionnels : « De la taupe et des moyens de la détruire 1 volume in-12 », « Le Digeste 7 volumes in-4° », « Poësies de Legouvé 1 volume in-12 », « L’Amour Maternel 1 volume in-18 », « Poësies de Catulle 2 volumes in-8° », « Madame de Maintenon par Madame de Genlis 1 volume in-8° », « Les Martyrs par Chateaubriand 2 volumes in-8° », « Les Liaisons dangereuses 2 volumes in-8° »28, « Ouvrage sur les fievres par Pagnée 1 volume in-8° », « Caractères de Labruyère et Theophrates [sic] 2 volumes in-12 », « Napoléon en prusse 1 volume in-8° », « Interrogatoire de Moreau 1 volume in-8° », « Voyage en Irlande 1 volume in-8° », « La Duchesse de Lavallière par Mme de Genlis 2 volumes in-12 »29, « Considérations sur les moyens d’arrêter les Hémoragies 1 volume in-4° », « Administration des finances de L’Empire français Années 1807 et 1808 2 volumes in-4° », « Observations en anglais sur les Jardins 1 volume in-4° »30, « Ouvrages du Docteur Gall 1 volume in-folio », « Catalogue de la Bibliothèque de fourcroi 1 volume in-8° »31, « Lart de faire le Vin par Cadet de Veaux 1 volume in-8° ». En outre on voit un certain nombre d’ouvrages historiques, mais on constate sans peine que dans des années ordinaires le rythme des augmentations est tout sauf frénétique. Des additions aux listes – parfois au crayon – laissent supposer qu’après l’effort de 1810-1811 Davout retomba dans sa routine habituelle.

Ce qui est constant aussi, et caché sans détail sous le terme générique de « Cartes Geographiques » dans le catalogue de 1802-1804, c’est le souci qu’avait le maréchal de réunir une collection abondante de cartes, de plans et même d’atlas. Sept listes séparées rendent compte avec un certain soin de ce qu’il possédait à la maison et qu’il pouvait emporter dans ses campagnes. La gamme est large s’étendant sur l’Europe et au-delà. Par exemple la première liste comprend « Etats unis d’Amérique par Tardieu 4 feuilles » et « Egypte de Danville 1 feuille »32. Mais l’essentiel réside dans les pays visés par les guerres des deux premières décennies du XIXe siècle : les Pays-Bas, l’Espagne, la Pologne, l’Autriche, l’Allemagne, la région balkanique, la Grande-Bretagne. À propos de la dernière Davout possédait : « Angleterre par Roque 4 feuilles », « Écosse par Campbell 4 feuilles », « Angleterre de Carry – 81 feuilles, collées en 9. Plus un Volume contenant les Noms des lieux », « Irlande de Roque 4 feuilles », « Plan de Gibraltar 5 feuilles », « Comte de Stafford 6 feuilles », « Comte de Sussex, 4 feuilles », « Hampshire 6 feuilles », un paquet contenant des feuilles isolées pour Stafford, Kent, Gloucester, Sussex, Bedford, Southampton, Devon et Northumberland, « Bay de Portsmouth – 1 feuille », « Irlande du dépot de la Guerre deux feuilles », « Isles britanniques 5 feuilles », « Entrée de la Tamize », « Atlas des Comtés d’Angleterre 1 Volume petit in-4° »33. On s’était bien préparé en vue de l’invasion projetée. . . Les voies d’eau avaient une importance certaine : « Canal de Languedoc 15 feuilles 3 Volumes », « Cours du Rhin sur Taffetas 4 feuilles par Sengré », « le bas Rhin par Webekin 12 feuilles »34. De quelques cartes il y avait des exemplaires multiples : « Ostfrise – deux feuilles 5 exemplaires », « Oldenbourg 1 feuille 5 exemplaires », « Italie de Chauchard 4 feuilles 3 Exemplaires », « Etats Autrichiens en Italie 4 feuilles 2 exemplaires »35. Les batailles contemporaines et historiques sont documentées : « Attaque de Mayence, manuscrit, une feuille », « Bataille de heilsberg 1 feuille », « Atlas de batailles de la Guerre de 7 ans, 80 feuilles »36.

Quel était le but des listes ? Repères ou inventaires ? La réponse est d’autant moins évidente que le classement restait assez arbitraire à l’intérieur de chaque armoire. À côté d’une prépondérance germanique, les deux numéros – 20 et 21– consacrés à la deuxième traversent – grâce à Arrowsmith – le monde entier. La rédaction est soucieuse de questions matérielles : imprimés ou manuscrits ; grandes ou petites feuilles ; huilé ou collé. De nouveau, on a les batailles, les cours d’eau et même les « chasses impériales 12 feuilles »37. La septième armoire – n° 22 – est réservée à l’Autriche, au sens de l’Empire. La huitième – n° 23 – se concentre surtout sur l’Allemagne, tandis que la neuvième – n° 24 – se tourne vers la Prusse, la Saxe et la Silésie. Le choix fait pour les « Cartes emportées à l’armée » – n° 25 – représente un large éventail. En tout il y a plusieurs centaines de feuilles, et on pourrait dire que, malgré le désordre relatif du rangement, c’est la partie la plus solide et la plus systématique de la collection. On voit le professionnel à l’œuvre.

À tout prendre les acquisitions de 1810-1811 relèvent d’une impulsion différente, qu’on pourrait désigner « Noblesse oblige ». Les suggestions préparées par Warée sous le titre « Notes de Livres convenable pour former une Bibliotheque » (n° 28) en disent long sur la situation. Sur sept pages et demie Warée fournit un résumé de la culture de la fin du siècle des Lumières telle qu’elle était disponible en librairie. Ce n’est pas un travail bien organisé. Au contraire, Warée semble improviser. Des titres sont répétés. D’autres existent déjà à Savigny, aussi peut-on conclure que l’opération se fait quai Voltaire à Paris plutôt que sur place. C’est comme si le libraire devait réinventer la Bibliographie instructive de Debure à la hâte. Le résultat vaut ce qu’il vaut, mais rend compte de ce qu’on croyait approprié pour un grand homme du nouveau régime impérial. Le tout se présente sans les prix : il ne s’agit pas d’une transaction bassement commerciale.

On finit tout de même par y passer. Les factures pour les achats de livres et pour les reliures (nos 26 et 27) sont importantes : plus de 13 000 francs dont le paiement s’échelonne sur une année entière de mars 1810 à mars 1811. Mœurs princières ? Ou la norme de l’époque ? Après tout Warée va publier Davout trois ans plus tard. Même si tout ceci se situe en dehors des goûts personnels du maréchal, il vaut la peine de jeter un coup d’œil rapide sur une petite somme de la littérature acceptée dans les milieux éclairés et respectables de la fin du Premier Empire.

Davout n’acheta pas l’ensemble, loin de là. Pourtant il y a des lignes de force qui ne contredisent pas l’orientation de la bibliothèque de 1802-1804. Le classement représenté par les différentes armoires (nos 2, 3 et 5) n’a rien de rigide, mais il y a un début d’efforts d’organisation. D’abord, on a les grandes collections : l’Encyclopédie par ordre de matières, Voltaire dans l’édition de Kehl, les Œuvres complètes de Buffon38, le Moniteur universel (« Complet jusqu’au 1er janvier 1810 »), l’Histoire universelle, Mémoires relatifs à l’histoire de France. Ensuite il y a un défilé de juristes, de voyageurs et d’historiens : Puffendorf, De Thou, Cook, Fleury, Rollin, Plutarque, Crevier, Lebeau, Gibbon, La Pérouse, Bougainville. Les « philosophes » ont leur place : Rousseau, Boulanger, Condillac, Montesquieu, Mably, Raynal, Diderot, Helvétius, d’Alembert. Quant aux « classiques » de la littérature, on rencontre Regnard, Molière, Racine, Corneille, Shakespeare, Boileau, Piron, Crébillon, Mme de Sévigné, La Fontaine, Sterne, La Harpe, Fontenelle, Marivaux, Duclos, Pope et Rabelais. Les auteurs religieux s’y retrouvent discrètement : Pascal, les Sermons de Bourdaloue, de Fléchier et de Massillon. Quelques usuels sont indiqués : le Dictionnaire de Trévoux, Moréri, Bayle. La part de la science est assez réduite, mais on remarquera l’Histoire des insectes de Réaumur. Grosso modo il n’y a rien de surprenant ni d’excitant. On bouche des trous, et on crée un décor bibliophilique.

Les véritables engouements sont ailleurs. Selon Mme de Blocqueville, les Essais de Montaigne ont un statut exceptionnel dans la collection de Davout39. Pourtant on ne les voit pas avant 1810. Est-ce-que les trois volumes in-8° achetés 30 francs chez Warée remplacèrent un exemplaire usé par la lecture constante et gardé au chevet du maréchal ? Là on va plus loin que les renseignements donnés par les « catalogues domestiques ».

Davout paya-t-il trop cher ses achats de 1810-1811 ? Les prix pratiqués par Warée n’étaient pas ceux du rabais, mais il faut tenir compte de ce qui se passait à un moment où le gouvernement de Napoléon Ier avait rétabli un nouveau régime de contrôles et de restrictions pour la librairie. En tout cas, on ne peut pas négliger le coût des papiers fins et des belles reliures. Et puis, le maréchal se présentait comme quémandeur de distinction plutôt que comme chercheur d’occasions. Comme on le découvre à n’importe quelle période, la formation d’une bibliothèque authentique en profondeur exige des loisirs dont Davout ne disposait pas. Les qualités de lecteur et les curiosités spécifiques du maréchal restent cachées derrière sa bibliothèque d’apparat.

AVANTAGES ET PIÈGES DES « CATALOGUES DOMESTIQUES »

L’histoire de la collection de Davout ne s’arrêta pas au moment de sa mort en 1823. Au lieu d’être dispersés dans une vente aux enchères les livres, légués à son jeune fils40, restèrent dans la famille et en fait au château de Savignysur-Orge. Ils y étaient toujours en 1853 quand survint la mort du deuxième et dernier prince d’Eckmühl, comme on l’apprend de l’inventaire après décès41. Les titres détaillés dans une liste expéditive de l’espèce qui était habituelle chez les notaires42 sont familiers, jusqu’au Prévost de 1802-1804, mais en même temps il y a des absences. Le total de la prisée arrive à peine à 2 000 francs. Sans l’inventaire après décès du maréchal lui-même on n’a pas tous les éléments nécessaires pour expliquer cette déchéance. Mme de Blocqueville hérita un quart des biens de son frère, ce qui suffit pour expliquer la part modeste de la bibliothèque Davout qui passa à la salle d’Eckmühl.

Au delà de la survie des livres eux-mêmes il y avait le prolongement de la documentation « domestique ». D’une part, on possède les catalogues des souscriptions tardives et de la petite bibliothèque des demoiselles Davout. D’autre part il y a un mélange de gribouillages et d’inventaires – notamment les n° 16 et 17 – qui laisse supposer que les enfants et leur mère continuaient à acheter de nouveaux ouvrages et à s’occuper des anciens. Des mentions d’auteurs modernes comme Guizot et Walter Scott dépassent la génération du maréchal. De même une petite liste rédigée en écriture gothique et comportant des textes de Schiller et de Hoffmann, sans parler de la traduction Tieck-Schlegel de Shakespeare, est certainement postérieure à 1823.

Si les fragments dominent, on découvre aussi de la précision. En 1810-1811 la bibliothèque possédait 73 livraisons de l’Encyclopédie méthodique. Quatre décennies plus tard l’inventaire du prince d’Eckmühl fils nota « Cent soixante dix volumes reliés et brochés » du même ouvrage. Le relevé faisant partie du dossier – n° 17 – décrit 130 volumes de texte et 37 de planches en un mélange de reliés et de brochés. Malheureusement, le document n’est pas daté, et, comme on sait que l’énorme entreprise Panckoucke-Agasse dépassa sensiblement 200 volumes à la fin, il faut se demander quand les Davout cessèrent d’y être abonnés.

À la longue les « catalogues domestiques » accompagnent le chercheur pendant une partie seulement du chemin. Il y a des zones d’ombre qui restent fermées à l’analyse et qu’on doit aborder avec des hypothèses plus ou moins osées. Soulignons le fait que le cas Davout n’est pas unique. Quelques exemples français et autres tirés grosso modo de la même époque suggèrent les problèmes à résoudre quand on a affaire, non pas à des bibliophiles notoires, mais à des utilisateurs de livres et à des professionnels de toutes sortes.

L’idéal d’une documentation complète – correspondance, livres-journaux, factures de libraires, catalogues, inventaires, les volumes eux-mêmes (de préférence avec des annotations marginales abondantes) – n’est presque jamais réalisé. La Bibliothèque d’État du Victoria vient d’acquérir le résidu de la collection de l’arpenteur-géomètre et cartographe Thomas Scott43 (1800-1855). La tâche de reconstruction qui s’impose doit prendre comme base les livres avec leurs indications précises de provenance, y compris les dates d’importation en Tasmanie de l’Écosse à partir de 1820, et un lot de catalogues officinaux soigneusement annotés. Le caractère un peu maniaque du fondateur d’une bibliothèque à la fois familiale et de métier est un utile point d’appui. En revanche la collection combinée des marchands et propriétaires terriens Alexander Berry44 (1781-1873) et son beau-frère Edward Wollstonecraft45(1783-1832), neveu de Mary Godwin, soulève d’autres questions. Les livres, dont certains avaient été apportés à Sydney avant 1820, furent dispersés en 1930. On est obligé de complémenter un catalogue de vente insuffisant46 en ayant recours aux volumes isolés qui paraissent de temps en temps dans des boutiques australiennes. Il est évident qu’un « catalogue domestique » faciliterait le travail des historiens.

Quand on regarde une importante collection française – celle de Nicolas Baudin – qui transita à Sydney au début du XIXe siècle, les difficultés concernent avant tout l’identification de titres minima, hasard courant des catalogues à usage privé47. Voici quelque chose qui ressemble à – voire dépasse – la grosse bibliothèque noble de Davout, et encore à bord d’un navire ! Baudin devait se tourner vers la bibliothèque officielle de l’expédition quand il s’agissait de questions concernant la navigation, son métier.

L’inverse se produit quand on examine les livres de l’ancien graveur Nicolas Ponce (1746-1831). Le catalogue imprimé de la vente qui eut lieu les 1er, 2 et 3 décembre 1831 à la Maison Silvestre48 ne cache pas la profession de l’ancien propriétaire. Il y a même des échantillons de son travail comme les « 213 exemplaires en feuilles » (n° 54, p. 12) de l’édition de La Pucelle d’Orléans qu’il avait illustrée en l’an III. Mais ce n’est pas une liste d’instruments de travail, et l’on se met à souhaiter des documents moins apprêtés.

Un dernier exemple, plus proche encore de Davout, est celui de Pierre-François-Antoine Paulinier de Fontenille (1775-1841), ingénieur militaire et homme politique sous la Restauration49. Un « catalogue domestique »50 et quelques documents portant sur des achats postérieurs sont une invitation pour le chercheur. Comment reconstituer l’itinéraire livresque de cet autre soldat intellectuel ? De nouveau on ressent le besoin de documents publics pour cerner une carrière assez curieuse. De sorte que, plus on avance dans ce domaine privé, plus on se rend compte de la fragilité des grandes synthèses en matière d’histoire de la lecture. S’il y a une leçon à tirer du dossier Davout, c’est qu’on doit être prudent. Malgré tout, quand on y regarde de près, il est possible de déceler derrière le décor fastueux des achats faits chez Warée et même avant un petit corpus de volumes appréciés qui servaient à instruire, à informer et à divertir l’officier d’armée. Il y a une réalité de Davout étudiant et lecteur.

POST-SCRIPTUM

L’autorisation, reçue in extremis, de photocopier aux Archives nationales les documents des Archives privées qui concernent les livres et les cartes du maréchal Davout nous a permis d’examiner rapidement une source capitale et de toute évidence postérieure à la plupart des listes conservées à Melbourne. L’essentiel des « Papiers Davout 133 AP8 inventaires : sous-dossier bibliothèque et cartes » englobe – dans le résumé préparé par M. Kolecki – 35 pages de « l’inventaire d’une bibliothèque non située », 14 pages diverses, y compris « ouvrages donnés à relier » et un total de 64 pages consacrées aux cartes des cabinets de Savigny, de Paris et de Montgobert. Ce qui est différent, ce sont le détail et la précision déployés dans les descriptions bibliographiques. Les livres, qui sont à n’en pas douter ceux de Savigny, ont été organisés selon le classement des libraires parisiens. En vue d’une vente éventuelle, ou par souci d’ordre ? Il est probable que la rédaction eut lieu vers 1820, car un titre de 1821 semble être intercalé après coup. Il y a très peu de dates de publication antérieures à 1700, même pour des ouvrages plus anciens. Après le grand achat Warée, on voit un nombre réduit de titres de la fin de l’Empire et des premières années de la Restauration. Presque tous reflètent les préoccupations militaires, administratives et politiques du maréchal. Les cartes et plans sont parfois plus anciens, notamment du XVIIe siècle, et il est possible de constater que c’est la partie la plus substantielle et la plus précieuse de la collection. Selon toute vraisemblance la préparation de ces listes se fit après la mort de Davout lui-même. Dans l’ensemble ces nouvelles pièces confirment les thèses que nous avons avancées sur le caractère de la bibliothèque du maréchal, mais elles ne remplacent pas la description de l’évolution du contenu des armoires que permettent les différents catalogues domestiques.

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1 Voir surtout L’Amour des livres au siècle des Lumières : Pierre Adamoli et ses collections, Paris, École des Chartes, 2001, et « Une approche des “catalogues domestiques” de bibliothèques privées (XVIIe-XVIIIe siècle), instruments et miroirs de collections particulières », dans Bulletin du bibliophile, n° 1, 1997, pp. 92-123. Le résumé anglais du deuxième texte utilise la traduction « household catalogue », quand le terme plus familier aux lecteurs anglophones serait « owner’s catalogue ». Voir Archer Taylor, Book catalogues: their varieties and uses, 2e édition revue par W. P. Barlow, Jr, Winchester, St Paul’s Bibliographies, 1986, pp. 4-13.

2 Actuellement dans une collection particulière à Melbourne.

3 Le dossier Davout comprend : 1° « Catalogue/Catalogue de la bibliothèque du Gal Davout de Savigny », 6 fos in-folio ; 2° « Bibliothèque de S. E. Mr le Maréchal Prince d’Eckmühl », 6 fos in-folio, et une quittance de 1815 ; 3° « Bibliothèque de S. E. Mgr le Maréchal Prince d’Eckmühl », 6 fos in-folio ; 4° « Catalogue des livres de Son Altesse Monsieur Le Marechal prin. dEckmuhl », 4 fos in-4° ; 5° « Bibliothèque de Mr le Maréchal Prince d’Eckmühl », 6 fos in-folio ; 6° « Suite au Catalogue 2e Armoire a gauche en bas de la bibliotheque », 1 f ° in-folio ; 7° « Bibliothèque de Savigny », 1 f ° in-folio ; 8° « notes des livres appartenants à Mr le Mal prince d’eckmuhl », 2 fos in-folio ; 9° liste indiquant l’emplacement de certains livres, 2 fos in-folio ; 10° « traductions », 2 fos in-folio ; 11° « Catalogue de la Bibliothèque de Mr Le Marechal », 4 fos in-folio ; 12° listes diverses divisées par matières – en partie avec des prix, 6 fos in-4° et 3 fos in-folio ; 13° liste d’ouvrages divers, 1 f ° in-folio ; 14° « ouvrages divers »/« Voyages » avec les prix, 2 fos in-4° ; 15° petite liste d’ouvrages variés, 1 f ° in-4° ; 16° deux listes d’ouvrages divers, dont une en allemand, 2 fos in-folio ; 17° « Encyclopédie Methodique » : analyse des 167 volumes de texte et de planches possédés, 2 fos in-folio ; 18° « Chambre des Pairs » : état de numéros manquants, 1 f ° in-4° ; 19° « Armoire N° 1 » : liste de cartes et d’atlas, 2 fos in-folio ; 20° « Armoire N° 2 » : liste de cartes, de plans et d’atlas, 2 fos in-folio ; 21° « armoire N° 2 Cartes et plans Manuscrits »/« armoire N° 2 Cartes en feuilles », 2 fos in-folio ; 22° « Autriche Armoire N° 7 » : cartes et plans, 2 fos in-folio ; 23° « Armoire N° 8 » : cartes et plans, 2 fos in-folio ; 24° « Armoire N° 9 » : cartes et plans, 1 f ° in-folio ; 25° « cartes emportées a l’armée », y compris « cartes non collées », « Manuscrits non colés [sic] » et « Remis au depot de la Guerre sur Récépissé », 5 fos in-4° ; 26° « Livres fournis par Mr Warée du 10 mars 1810 », dont des pièces portant des dates postérieures en 1810 et en 1811, 15 fos de formats divers ; 27° diverses listes de livres à relier, 8 fos de formats divers ; 28° « Notes de Livres convenable [sic] pour former une Bibliotheque », 6 fos in-folio ; 29° « Inventaire des Ouvrages par Souscription fait à Savigny le 25 octobre 1826 », 10 fos in-4° ; 30° « Catalogue de la Bibliothèque de Melles Davout », 2 fos in-4° ; 31° solution au crayon d’un problème de géométrie, 1 f ° in-4° .

4 John G. Gallaher, The Iron Marshal : a biography of Louis N. Davout, Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1976 – réimpression avec une nouvelle préface, Londres, Greenhill Books, 2000 ; Daniel Reichel, Davout et l’art de la guerre : recherches sur la formation, l’action pendant la Révolution et les commandements du maréchal Davout, duc d’Auerstaedt, prince d’Eckmühl (1770-1823), Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1975.

5 A.N., 133 AP fonds Davout (133 AP/1 à 133 AP/12) résultant d’achats entre 1955 et 2004.

6 A.N., M.C.N.P., LXVIII/824 (signalé comme manquant depuis le 31 août 2000) et LX-VIII/1052.

7 Nous sommes redevable à MM. David Garrioch et Jean-Dominique Mellot de leurs conseils et avant tout à M. Wojciech Kolecki, qui a fait les dépouillements et les copies nécessaires dans les fonds parisiens.

8 Wallace Kirsop & Richard Overell, Louis-Nicolas Davout (1770-1823). The Marshal’s Library: collecting books in Napoleonic France. An exhibition from the Rare Book Collection 1st Floor, Main Library 26 August – 17 October 1994, Clayton, Monash University Library, 1994, 8 pp.

9 Wallace Kirsop, « From the First Empire to Romanticism : the subscriptions of the Davout family », dans Bruce Merry (dir.), Essays in honour of Keith Val Sinclair : an Australian collection of modern language studies, Townsville, Department of Modern Languages, James Cook University of North Queensland, 1991, pp. 76-82. Voir aussi, sur les romans achetés par ou proposés à Davout, Wallace Kirsop, « Canonical Novels for Gentlemen’s Libraries », dans Australian Journal of French Studies, XXXVIII, 2001, pp. 166-176.

10 Musée d’Auxerre, Catalogue de la Salle d’Eckmühl, Paris, A. Quantin, 1882. Grâce à la générosité du regretté Daniel Reichel nous avons eu accès à cette compilation hors du commun.

11 Catalogue de la Salle d’Eckmühl, p. 202. Voir aussi p. 350.

12 Héritées par Mme de Blocqueville. Voir Catalogue de la Salle d’Eckmühl, p. 150.

13 Davout et l’art de la guerre, pp. 50-87, 243-252.

14 On peut penser qu’il s’agit de l’édition munie du Commentaire du chevalier de Folard (Paris, 1727, 6 vol. in-4o). D’après Reichel, Davout lut ce texte au château de la marquise de Louvois en 1796. L’achat aurait donc été postérieur à cette date.

15 Rare exemple d’un double. Le titre exact (Instructions pour construire toutes sortes d’ouvrages de campagne, Leipzig, 1768) en indique le but. Cf. Catalogue de la Salle d’Eckmühl, pp. 143-144, et Davout et l’art de la guerre, p. 51.

16 Voir Catalogue de la Salle d’Eckmühl, pp. 105-106, et Davout et l’art de la guerre, p. 51 : Buchotte, Les Règles du dessin et du lavis, 1755 – « il s’agit d’un traité d’architecture militaire et civile, avec des règles de cartographie pratique ».

17 Voir Catalogue de la Salle d’Eckmühl, p. 125. L’inscription « Ce livre appartient à M. Louis Davout. » semble être habituelle dans les années de jeunesse.

18 Il s’agit des Lettres à Émilie sur la mythologie de Demoustier.

19 Charles et Marie par la marquise de Souza fut publié par Maradan en 1802.

20 Selon toute probabilité le début de la collection Didot. Voir le détail des éditions stéréotypes Didot et Nicolle-Herhan dans Fr. Ign. Fournier, Nouveau dictionnaire portatif de bibliographie, 2e édition, Paris, Fournier Frères, 1809, IIe partie, pp. 30-35.

21 Les Rabaisseurs : discount and remainder bookselling in eighteenth-century Paris, thèse de Master of Librarianship, Université Monash, 1996. Voir aussi Lorraine M. David, « Some early discounting and remaindering initiatives in the Paris book trade », dans The Culture of the Book, Melbourne, Bibliographical Society of Australia and New Zealand, 1999, pp. 340-355.

22 Catalogues de libraires 1473-1810, catalogue rédigé par Claire Lesage, Ève Netchine et Véronique Sarrazin, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2006.

23 Rabais considérable de livres en feuilles, à Paris, chez Morin et Lenoir, libraires, rue de Savoye, n° 4, in-4° , 4 pp., p. [1]. Ce catalogue ne se trouve pas à la BnF.

24 Catalogue de la Salle d’Eckmühl, pp. 113-116 (textes bibliques), 151 (Pline).

25 Paul Delalain, L’Imprimerie et la librairie à Paris de 1789 à 1813, Paris, Delalain, [1900], p. 207.

26 Mémoire de M. le maréchal Davout, prince d’Eckmühl, au Roi, Paris, Gabriel Warée, 1814.

27 N° 7, p. [2].

28 Voir Catalogue de la Salle d’Eckmühl, p. 145 : « Cadeau de l’auteur ».

29 Voir Catalogue de la Salle d’Eckmühl, p. 279.

30 Il s’agit de Humphrey Repton, Observations on the theory and practice of landscape gardening, Londres, 1803.

31 Catalogue décrit dans Printed catalogues of French book auctions and sales by private treaty 1643-1830 in the Library of the Grolier Club, New-York, The Grolier Club, n° 496, 2004, p. 232.

32 Dossier Davout, n° 19, p. [1], « Armoire N° 1 ».

33 Dossier Davout, n° 19, pp. [1]-[2].

34 Dossier Davout, n° 19, pp. [2]-[3].

35 Dossier Davout, n° 19, pp. [1]-[3].

36 Dossier Davout, n° 19, pp. [2]-[3].

37 Dossier Davout, n° 21, p. [3].

38 « Editon de sonnini 127 volumes in-8° ».

39 Catalogue de la Salle d’Eckmühl, p. 335 : « Ce livre, ayant été le compagnon fidèle du Maréchal, doit avoir une place à part. »

40 The Iron Marshal, p. 343, d’après Mme de Blocqueville.

41 A.N., M.C.N.P. LXVIII/1052. L’inventaire de la bibliothèque occupe les p. 18-23.

42 On voit des mentions plutôt cocasses comme « Dictionnaire de Bel » (p. 23).

43 Australian Dictionary of Biography, 1re série, 1788-1850, II, pp. 429-430.

44 Australian Dictionary of Biography, 1re série, I, pp. 92-95.

45 Australian Dictionary of Biography, 1re série, II, pp. 620-621.

46 Exemplaire dactylographié dans la bibliothèque du Historic Houses Trust de la Nouvelle-Galles du Sud.

47 Voir Jean Fornasiero & John West-Sooby, « Baudin’s Books », dans Australian Journal of French Studies, XXXIX, 2002, pp. 215-249.

48 Exemplaire personnel.

49 Voir C.N.R.S. et E.H.E.S.S., Grands Notables du Premier Empire, 5 : Gard, Hérault et Drôme, Paris, Éd. du C.N.R.S., 1980, p. 148.

50 « Catalogue de ma Biblioteque 1800 » : collection particulière.