Lire par dessus l’épaule de Manon Phlipon : livres et lectures au fil de ses lettres aux demoiselles Cannet (1772-1780)
Martine SONNET
C.N.R.S. (I.H.M.C.)
Les circonstances dans lesquelles se noue l’amitié de Manon Phlipon, quinze ans avant que celle-ci devienne par les liens du mariage Mme Roland, avec les demoiselles Sophie et Henriette Cannet d’Amiens sont bien connues. La fille du graveur parisien dont l’éducation se déroule dans le cadre familial où différents maîtres viennent lui enseigner leurs savoirs et talents, séjourne dans le pensionnat conventuel de la Congrégation Notre-Dame (rue Neuve-Saint-Étienne) à partir de mai 1765, aux fins de s’y préparer dignement en une année à recevoir, à douze ans, sa première communion et fait là leur connaissance. Les Mémoires particuliers de Mme Roland relatent la rencontre et l’attachement durable qui en résulte entre les trois demoiselles1. La formule éducative féminine « mixte » maison/couvent choisie par les parents Phlipon est en vogue dans le Paris éclairé des décennies pré-révolutionnaires2 : elle concilie une sensibilité aux Lumières supposant que l’éducation se reçoive au contact du siècle et le maintien du respect de la primauté accordée à sa facette religieuse exaltée dans la première approche de la Sainte Table3.
Le contexte du séjour conventuel de Sophie et Henriette Cannet, jeunes bourgeoises d’Amiens, toutes les deux plus âgées que Manon – de deux ans pour Sophie, la plus proche amie, et de six pour Henriette –, est bien différent. Leur mère les place en pension au moment de son veuvage et l’arrivée au couvent des deux jeunes provinciales est empreinte d’une grande tristesse, quand Manon a sollicité sa retraite du monde, qui lui laissera le souvenir d’un « temps de calme et de ravissement »4. Si l’amitié partagée entre les trois jeunes filles à la Congrégation Notre-Dame connaît, après leur séparation, un impressionnant prolongement épistolaire5 sur lequel s’appuie cet article, ce lien sera aussi à l’origine de la rencontre avec Jean-Marie Roland de La Platière en 1776, le 11 janvier, quand il se fait messager de Sophie pour remettre une lettre à Manon.
M. Roland, inspecteur des manufactures de Picardie, réside à Amiens, connaît la famille Cannet et se rend régulièrement à Paris, quand il n’est pas en voyage plus lointain.
Manon rejoint sa famille en mai 1766, les demoiselles Cannet retrouvent Amiens en 1767 et dès lors leurs échanges nourriront une correspondance régulière jusqu’au mariage Roland en 1780. Les lettres écrites par Manon conservées et publiées sont adressées, le plus souvent à Sophie, parfois à Henriette et quelquefois encore aux deux sœurs. L’âge de la protagoniste, la fréquence et la durée de la relation épistolaire aboutissant à un corpus de près de 250 longues lettres (dont la moitié sont datées de 1776 à 1778 inclus), conduisent à lire celle-ci comme une forme de roman d’apprentissage6. Sainte-Beuve déjà y « suit à vue d’œil l’âme, le talent, la raison, qui s’empressent d’éclore et de se former »7. Par ailleurs, les Mémoires particuliers rédigés dans l’urgence de la captivité préludant à l’exécution incitent à lire aussi les lettres de jeunesse comme les fondations d’un projet autobiographique continu8.
JEUNES LECTRICES ÉPISTOLIÈRES
La place accordée par Mme Roland, après coup, dans ses Mémoires particuliers à ses lectures de jeunesse9 évoquée par Jean-Marie Goulemot lors du colloque Lectrices d’Ancien Régime, à Rennes en juin 200210, incite à traquer, en temps réel, dans le gros millier de pages serrées de la correspondance aux demoiselles Cannet, les livres – fermés, objets qu’il convient de se procurer, comme ouverts, dont on critique le contenu –, les lectures – solitaires ou en compagnie, studieuses « avec des plumes » pour reprendre l’expression de Nicole Pellegrin11 ou récréatives – et les pratiques de sociabilité, réelle avec les proches ou fictive avec les auteurs lus, qui les entourent. Sociabilité réelle et fictive se rejoignant quand Manon fréquente un auteur « en chair et en os ».
Pour être complémentaire au travail de Jean-Marie Goulemot et parce que les goûts de lectrice de Mme Roland sont fixés très tôt – le répertoire des auteurs cités dans les Mémoires recoupe celui des lettres – l’accès au livre et les pratiques de lecture seront privilégiés ; la critique littéraire à laquelle se livre Manon justifierait en effet une étude à elle seule.
Ma curiosité pour la place du livre et de la lecture dans la vie quotidienne et ses prolongements épistolaires de jeunes bourgeoises de la seconde moitié du XVIIIe siècle est aiguisée par ma lecture antérieure, soucieuse du même objet, de la correspondance adressée de 1761 à 1766, soit entre ses quinze ans et sa mort prématurée à vingt ans, par Geneviève Randon de Malboissière à son amie Adélaïde Méliand, présentée à ce même colloque Lectrices d’Ancien Régime12. Geneviève et Adélaïde vivent à Paris ou la proximité de leurs domiciles n’empêche pas l’envoi de 295 courriers conservés de Geneviève à Adélaïde en cinq ans13 (dont plus des deux tiers en 1764-1765). Le cas de ces deux demoiselles issues de la petite noblesse d’office et de la finance invite à comparer les pratiques bourgeoises Phlipon/Cannet avec les usages d’un monde un peu plus huppé14. Manon écrit une douzaine d’années après Geneviève, mais les deux jeunes filles se ressemblent dans leur soif de connaissances, l’autonomie mise en œuvre pour les acquérir et les développer – bien au-delà des enseignements dispensés par leurs maîtres15 –, et les passions qui les animent aussi à l’égard d’autres pratiques culturelles : le théâtre pour Geneviève, spectatrice assidue, actrice et productrice de théâtre de société, et la musique pour Manon, mélomane et musicienne.
Autre point commun aux deux épistolières : dans l’interaction intellectuelle dont chaque corpus se fait l’écho, ce sont elles qui mènent le jeu, conseillant, voire dirigeant, les lectures et études des destinataires des lettres. L’âge ne fait rien à l’affaire puisque Manon est la plus jeune du trio de pensionnaires de la Congrégation Notre-Dame, comme Adélaïde est l’aînée (d’un an seulement) de Geneviève ; les écarts de maturité intellectuelle perçus dans les lettres dépassent le nombre des années. Si l’absence, dans les deux cas, des courriers reçus en réponse contraint à être prudent sur leurs éventuelles qualités ou faiblesses littéraires, les lettres qui ont été pieusement conservées puis in fine publiées au XIXe siècle sont celles des « meneuses ». Sophie a obéi à l’injonction « ne brûle rien » (5 janvier 1776).
La moitié des lettres de Manon aux demoiselles Cannet fait allusion à des pratiques de lecture (quelle qu’en soit la forme), et/ou à des livres (en tant qu’objets ou pour leurs contenus) et/ou à des auteurs. Dans la correspondance de Geneviève Randon de Malboissière ces mêmes sujets sont abordés dans un tiers des lettres, cette autre grande lectrice accordant la priorité au théâtre dans l’ordre de ses préoccupations. Dans une lettre sur deux le théâtre est évoqué et la jeune fille assume pleinement la bipolarité de ses intérêts : « Quant à mes divertissements, vous les connaissez : les livres et la comédie »16. Chez Manon, c’est la musique, étonnamment absente des lettres de Geneviève, qui tient lieu de loisir complémentaire, avec pratiques de la guitare, du violon, du chant et de la composition, enseignés par quatre maîtres, auxquels s’ajoute un accompagnateur, repérables dans les Mémoires ou dans les lettres17.
TROUVER DES « SECOURS LITTÉRAIRES », REMÉDIER À LA « DISETTE DE LIVRES »
Sous le tranquille abri du toit paternel, j’étais heureuse dès l’enfance avec des fleurs et des livres : dans l’étroite enceinte d’une prison, au milieu des fers imposés par la tyrannie la plus révoltante, j’oublie l’injustice des hommes, leurs sottises et mes maux avec des livres et des fleurs18...
Écrivant dans sa geôle, Mme Roland fait directement écho à ce dimanche 21 juillet 1776 , neuf heures du soir, quand elle écrivait à Henriette « me voici dans ma grotte solitaire, entre mes livres, ma fenêtre garnie de fleurs, et mon lit », ou encore à cette lettre, quatre ans plus tôt, dans laquelle elle se rêvait vivant dans « une petite maison à la campagne » entourée d’un jardin, d’un bois solitaire, de vertes prairies et « une onde qui murmure en s’écoulant parmi les fleurs, quoi encore ?... une bonne bibliothèque » (18 mai 1772).
Constance de la vertu consolatrice des livres et des fleurs autour de celle qui, dans ses Mémoires, ne s’est
jamais souvenue d’avoir appris à lire ; j’ai ouï dire que c’était chose faite à quatre ans, et que la peine de m’enseigner s’était pour ainsi dire terminée à cette époque, parce que dès lors il n’avait plus été besoin que de ne pas me laisser manquer de livres19.
Mais la récurrence dans les lettres des déplorations du manque atteste les défaillances de son approvisionnement. Elle est « à court de volumes présentement » (23 décembre 1775), « éprouve la plus grande disette de livres (24 septembre 1777), puis à nouveau deux mois plus tard (17 novembre 1777, à Henriette), et y revient encore le mois suivant :
Je suis dans la plus grande disette de livres ; je me trouve bien heureuse d’avoir des extraits qui m’en tiennent lieu, et qui me rappellent le meilleur de tout ce que j’ai vu (17 décembre 1777).
Le manque perdure – « Je n’ai plus de livres » (23 janvier 1778) –, et sa prolongation contraint Manon à chercher ailleurs divertissement et réflexion :
Je vous disais dernièrement que les secours littéraires me manquaient ; j’ai pris la partie théorique et mathématique de la musique pour dédommagement (6 mars 1778, aux deux sœurs),
avant de se replier à nouveau sur ses vieux extraits (22 avril 1778).
Le palliatif évoqué, la lecture d’extraits qu’elle-même a constitués, souligne le fait que les livres lus lui appartiennent rarement et que la relecture in extenso des mieux aimés ne peut donc remédier au manque. Le leitmotiv de la disette20 de livres accélère sa cadence peu après la mort de M. de Boismorel, souvent surnommé dans les lettres « le Sage de Bercy », qui lui avait offert l’usage de sa bibliothèque :
Je m’aperçois de la perte du Sage d’une manière qui ne m’avait pas encore été si sensible ; j’ai éprouvé une petite disette de livres (29 janvier 1777, à Henriette).
Les Mémoires restituent les circonstances dans lesquelles Manon le rencontre, au cours du séjour passé, au sortir du couvent, chez sa grand-mère paternelle, parente de Mme de Boismorel, mère de ce payeur des rentes de l’Hôtel de ville qui sera l’un des principaux pourvoyeurs de lectures de sa jeunesse21 : « Le Sage n’aura pas de repos qu’il ne m’ait fourni les livres dont j’ai besoin » (24 juin 1776). La maturité, le goût des lettres et l’érudition déjà acquises par la jeune fille estompent dans leur commerce intellectuel les vingt-cinq ans qui les séparent. Entre eux deux les livres vont et viennent et la correspondance est émaillée de ces échanges. Manon, qui n’est pas latiniste, se heurte toutefois aux limites de ce fournisseur : « M. de Boismorel n’a dans sa bibliothèque que des traductions latines des anciens » ce qui lui cause « un grand chagrin » et l’oblige à déroger au programme d’études qu’elle s’est fixée (16 juillet 1776).
Quand commencent les lettres aux demoiselles Cannet, Manon a de longue date épuisé les ressources des « petites bibliothèques » – elle les qualifie ainsi dans ses Mémoires – paternelle et grand-maternelle. C’était chose faite avant même le passage au couvent pour celle du domicile familial :
Mon père n’ayant qu’une petite bibliothèque que j’avais épuisée autrefois, je lisais des livres d’emprunt ou de louage22.
Elle ne peut compter non plus sur les livres de l’oncle, côté maternel, jeune, sympathique et chanoine, l’abbé Bimont censé un temps lui enseigner le latin, mais ne s’en souciant guère. Séjournant régulièrement dans sa maison de Vincennes, Manon confie à Sophie qu’on y trouve « la table mieux garnie que la bibliothèque » (22 juillet 1776).
De fait, la correspondance fourmille d’allusions aux emprunts de livres, dans un cercle de relations mieux pourvu que la famille, et à leurs implications matérielles et sociales, notamment les contraintes en terme de calendrier de lectures. Peu ou pas d’apparitions, en revanche, de l’usage de cabinets de lecture. Seul achat mentionné, longuement justifié : un Télémaque, mais en italien, ce qui permet de travailler la langue du Tasse (dans ses Mémoires elle associe les lectures de Télémaque et de la Jérusalem délivrée23) en même temps qu’un retour sur le texte de Fénelon lu prématurément :
J’avais envie depuis longtemps de me procurer un Télémaque, en qualité de pièce essentielle pour ma petite bibliothèque, j’en ai acheté un en italien, et je l’ai compris assez bien pour ne pouvoir en quitter la lecture, dès qu’une fois je l’eus commencée (...). Je n’avais lu cet ouvrage qu’une fois à l’âge de huit ans (...) J’attache la plus haute estime à cet ouvrage, dont je n’avais pu connaître le prix dans mon enfance, quoique j’en eusse déjà senti les charmes et les grâces (10 novembre 1778).
Également grande emprunteuse, Geneviève Randon de Malboissière est, elle, en outre, une acheteuse, de livres neufs ou d’occasion, et les prix des livres sont les seuls mentionnés dans sa correspondance ; aucune autre acquisition marchande n’y donne lieu à cette précision24. Le budget livres de Manon est sans doute plus limité et celle-ci se plaint, de façon générale, de ne pas pouvoir se procurer tout ce qu’elle voudrait lire : « en fait de livres, soit saints ou profanes, je me procure ce que je peux, et rarement ce que je veux » (12 avril 1777). Hormis son Rousseau complet, cadeau si cher à ses yeux offert le 1er janvier 1778 par l’horloger genevois ami de son père, Moré, ses ressources personnelles ne sont pas valorisées ; Manon souligne surtout leurs lacunes.
Comment la satisfaire, elle qui « dévore tout » et s’impatiente des promesses non tenues : « J’ai été voir le Sage il y a dix jours : il m’a promis des livres et rien ne vient » (24 janvier 1776). La lectrice est boulimique – les termes assimilant livres et nourriture abondent, elle « mange » et « digère » ses lectures –, jusqu’à risquer l’incompréhension de son entourage :
Je ne serais pas étonnée qu’un jour la bonne volonté des uns, la malignité et la stupidité des autres, ne me fît interdire les livres et la retraite dans mon cabinet. Il faut s’attendre à des persécutions de toute espèce, quand on a des goûts à soi et qu’on a l’air de savoir vivre seul sans s’ennuyer (14 avril 1779).
LE CERCLE DES PRÊTEURS DE LIVRES
Entre amis, autour de la fille du graveur, les livres se prêtent par paquets, plus souvent qu’à l’unité, et sur un rythme effréné par certains fournisseurs dont les intentions ne sont pas forcément que littéraires. Ainsi Pahin de La Blancherie25, épris de Manon qu’il ne laisse pas insensible – ce qui lui vaudra de figurer en bonne place, faute de fortune, sur la longue liste des prétendants éconduits26 – qui « renvoyait des livres dès le lendemain que je lui en avais rendu » (23 décembre 1775). Après leur rencontre, lors de l’audition d’un concert dans un salon ami, c’est le prêt d’ouvrages qui sert de Sésame à Pahin de La Blancherie : « il imagina de se présenter à la maison sous prétexte de me prêter des livres » (18 novembre 1775). Le stratagème se répète jusqu’au jour où le père de Manon en personne lui reporte son dernier prêt – « en lui disant qu’il lui était obligé, mais que j’avais assez de livres pour m’occuper et me récréer » (11 novembre 1775) – , pour le dispenser d’y revenir. Après la rupture, quand l’Extrait du journal de mes voyages (en Amérique) de Pahin de La Blancherie paraît, l’examoureuse tarde à prêter l’ouvrage aux sœurs Cannet et se garde bien, lors de sa deuxième rencontre avec M. Roland, entièrement passée à parler « froidement de littérature » (24 janvier 1776), de l’évoquer :
Je n’en ai point parlé à M. Roland. Il me paraît fortement occupé et peu disposé par cette raison à voir un ouvrage qui n’est pas de la première volée (5 février 1776).
Circulant de la main à la main, le livre prêté favorise les rencontres et les échanges de petits mots glissés entre ses pages ou d’annotations en marges, à l’attention de la lectrice. La connivence créée par la lecture des mêmes pages emballe parfois l’imagination de Manon :
J’ai trouvé hier dans un livre de Mémoires de littérature un petit papier de la main du Sage ; il me parut d’abord une énigme à deviner, par la singularité de la chose et des expressions. J’ai fini par croire qu’il était là par hasard et certainement pour un objet qui m’est fort étranger (24 octobre 1775).
Perplexité similaire, deux mois plus tard, à propos de vers « gribouillés », « quoique je ne suppose rien et que je croie cela anciennement écrit » (23 décembre 1775) ; occasion de souligner auprès de l’amie la fréquence de ces marques qui l’amusent dans les volumes prêtés par M. de Boismorel.
Le prêteur de livres dispose d’une emprise, consciente ou inconsciente, sur l’esprit de l’emprunteuse et, à l’occasion, se montre directif. Un autre pourvoyeur un temps assidu, M. de Sainte-Lette, établi aux Indes, en mission à la cour et donc de passage à Paris, prescrit du travail en même temps qu’il prête : « Il veut que j’étudie Locke, et doit me l’apporter à son retour de Versailles. Il a exigé un petit cahier » (29 février 1776). Moins pédagogue, M. de Boismorel exerce néanmoins une forte influence sur la jeune fille au point qu’après sa mort, sa sœur s’en inquiète auprès du père de Manon : « mon frère lui prêtait des livres : pourvu qu’il ne lui en ait donné que de bons ! » (20 janvier 1777, à Henriette). Quelques jours plus tard, la veuve du Sage revient à la charge :
Je ne conçois pas, dit-elle encore, comment M. de Boismorel, qui était raisonnable, a pu s’aviser de prêter Bayle à mademoiselle, Bayle que je brûlerais tout à l’heure si je pouvais ramasser tous ces ouvrages ! (12 février 1777, aux deux sœurs).
Le père écoute Mme de Boismorel mais a d’autres chats à fouetter et ses velléités de contrôle sur les lectures de sa fille font long feu.
Le confesseur de Manon veille de son côté et tente, au même moyen d’ouvrages confiés, de ranimer une foi sérieusement mise à mal par une raison solide et éclairée – la distance prise avec l’éducation religieuse reçue constituant l’unique pomme de discorde avec Sophie restée croyante. L’homme d’Église soucieux de ramener Manon dans son troupeau veut lui prêter « je ne sais combien de belles choses pour me créduliser » (20 janvier 1777, à Henriette) contre lesquelles Voltaire lui sert d’antidote.
TROUVER LE TEMPS ET L’ENDROIT POUR LIRE
Aspirant aux « douceurs d’une lecture paisible » (18 mai 1772), la lectrice emprunteuse n’en subit pas moins la sévère loi du calendrier du retour des livres. Dès lors, les nombreuses allusions, identiques chez Geneviève Randon de Malboissière27, à l’urgence dans laquelle il convient de lire certains ouvrages, démarquent ces jeunes filles du portrait convenu de la lectrice mi étendue, alanguie et rêveuse, le livre présent mais oublié28, dont la lectrice pâmée peinte par Pierre-Antoine Baudouin dans son tableau La Lecture29 serait l’archétype. La concordance est impossible entre le temps du livre prêté et celui de la « lecture paisible », moins rêveuse que studieuse dans le cas de Manon ou de Geneviève, peu portées, l’une comme l’autre, sur les romans.
Le temps passé à lire à cadence forcée entre souvent en conflit avec celui que l’on voudrait pouvoir consacrer à écrire à l’amie. Les expressions du dilemme sont récurrentes, ainsi le 28 mars 1772 : « On me prêta hier un livre : autre empêchement. Il fallait le rendre, c’est à dire, le lire bien vite », ou encore le 31 octobre 1775
quand on vous donne à lire des livres qu’il faut rendre du jour au lendemain, et qu’outre cela les petits embarras du ménage vont leur train, il ne reste guère de temps pour faire des épîtres.
Sa mère est morte le 7 juin 1775 et désormais les soins et l’« embarras du ménage » paternel incombent à Manon, qui, quand elle trouve enfin le temps d’écrire, peut être contrainte d’abréger, toujours poussée par les livres à rendre : « Je te quitte pour faire quelques extraits d’un livre que je dois rendre bientôt » (22 juillet 1776).
Quand surviennent « des lectures pressantes à faire » (12 février 1777, aux deux sœurs), difficile de s’en tenir à un emploi du temps rigoureux, même si Manon ne rechigne pas à rallonger ses journées : « La lecture et les extraits se prennent sur le sommeil, qui les retarde ou les abrège assez souvent » (14 avril 1777). Une chance : « J’éprouve que six heures de sommeil me suffisent » (27 mars 1776).
L’inscription de la lecture dans la succession des autres activités du jour apparaît lors d’évocations de l’emploi des heures faites à plusieurs reprises par Manon à ses amies. Du vivant de sa mère, elle se livre à sa guise à ses plaisirs studieux :
Mes matinées se coulent avec un peu de travail, de lecture et la messe ; après un repas frugal et joyeux, j’entre dans ce petit cabinet placé sur le bord de la Seine, où je viens solitairement m’occuper selon mon goût ; je prends la plume, je pense, je rêve et j’écris (15 mars 1775),
de la musique en soirée et « c’est ainsi que mes journées se passent ». Après la mort de Mme Phlipon, les occupations domestiques bousculent l’ordre paisible des heures :
Un petit détail de ma vie journalière t’instruira de la disposition de mes instants. Je ne me lève jamais, dans cette saison, qu’à près de 9 heures ; la matinée s’emploie aux affaires de maison et de ménage ; l’après-midi je travaille à l’aiguille en rêvant à force (...). Le soir, ordinairement, je lis jusqu’au souper, dont l’heure est incertaine parce qu’elle dépend du retour du maître (25 décembre 1776),
avec qui la soirée en tête à tête pèse. Les jeux de cartes ne suffisent à l’animer et les essais de conversations tombent à plat, enfin
le temps s’écoule ; 11 heures sont sonnées : mon père se jette au lit, et moi j’entre dans ma chambre, où j’écris jusqu’à 2,3 heures.
Entre Manon et son père veuf les rapports sont loin d’être au beau fixe ; les multiples dissipations de ce dernier affectant gravement sa fille si sage.
Lecture, écriture et étude pratiquées le soir à la mauvaise saison garantissent un minimum de confort :
Je peux le soir me procurer du feu lorsque j’en ai besoin, ce qui serait impossible au matin avant que personne fut levé (27 mars 1776).
Mis à part des allusions au feu – lecture encore « au coin de mon feu » le 12 novembre 1776 –, les lieux de la lecture ne sont pas vantés pour leur confort, mais comme propices à la solitude et, grâce à leurs dimensions réduites, au repli sur soi. Manon se décrit lisant successivement dans « cette petite chambre » (18 mai 1772), « un coin » (11 juin 1772), « mon petit cabinet » (5 février 1776 et 29 mars 1777) :
C’est l’endroit de la maison où j’ai le plus de particulier (...) ; c’est le lieu enfin où je t’écris toujours, où je m’entretiens avec les morts illustres dont les ouvrages m’instruisent et m’amusent (5 février 1776).
Il y a encore « ma grotte solitaire » (21 juillet 1776), ou « ma cellule » (2 octobre 1776 et 19 août 1777). Aménager un nouvel appartement (dans la même maison de l’angle du quai de l’Horloge et de la rue de Harlay, mais à un autre étage) est un événement, relaté à Sophie le 12 décembre 1778 :
Mon cabinet surtout (et c’est le meilleur) me paraît tout à fait joli ; je l’ai rangé avec complaisance, mes livres et mes papiers y sont au mieux, c’est un sanctuaire uniquement consacré au culte de Minerve et de l’Amitié, c’est mon temple et mon asile.
PORTRAIT DE MANON EN LECTRICE STUDIEUSE MAUDISSANT SON SEXE
Manon s’adonne avec délices à la lecture solitaire, studieuse et réflexive et préfère de loin le retrait du monde que celle-ci suppose à la fréquentation d’une compagnie qui n’égale pas ses auteurs chéris, ainsi cette demoiselle Mimerel dont la « société n’est pas intéressante pour moi au point de me dédommager de ma solitude, de mes livres et de mes réflexions » (18 mars 1776).
L’isolement de la lectrice studieuse suscite la méfiance du confesseur :
Il aimerait mieux me voir comme tout le monde que renfermée dans ma chambre avec mes livres et mes réflexions (20 janvier 1777, à Henriette).
Des réflexions que Manon pousse loin : en cette année 1777 elle envoie, comme Bernardin de Saint-Pierre et Choderlos de Laclos, à l’Académie de Besançon sa réponse à la question : Comment l’éducation des femmes pourrait contribuer à rendre les hommes meilleurs ? 30 Elle s’en explique dans sa lettre à Sophie du 21 juin 1777 :
Certain journal m’étant tombé par hasard dans les mains, il y a quelques mois, j’y trouvais l’annonce de l’Académie susdite [de Besançon], proposant cette question : Comment l’éducation des femmes pourrait-elle contribuer à rendre les hommes meilleurs. – Je fus frappée, je rêvai, j’écrivis au milieu de toutes les tracasseries d’esprit qui me traversent perpétuellement, et sans le montrer, sans en parler à qui que ce fût, je l’envoyai au mois d’avril, en gardant d’ailleurs l’anonyme qui me convient, et que je veux conserver dans tous les cas. J’ignore ce qui a été décidé, et je n’en espère pas beaucoup ; il faudrait que la république des Lettres fût bien pauvre en sujets habiles, pour qu’il ne se trouvât pas de meilleurs discours que le mien sur une question de cette importance.
Le concours n’a pas de lauréat en 1777, et l’académie repose sa question en 177831, occasion pour Manon de revenir sur son audace :
J’ai ri de l’enthousiasme étourdi qui m’avait fait oser d’y concourir, j’ai peine à concevoir dans mon sang-froid comment j’ai pu laisser partir cette saillie. (14 mai 1778).
Les lectures studieuses se font, quand on peut, en leur consacrant tout le temps nécessaire :
Je viens de finir l’Histoire philosophique de l’abbé Raynal ; je joignais à cette lecture celle des Mémoires de Littérature et du Dictionnaire de Bayle. Le premier de ces ouvrages m’occupait principalement, et avec tant de plaisir, que je suis fâchée de l’avoir fini. Je ne l’ai pourtant pas couru trop rapidement, et j’ai fait beaucoup d’extraits, suivant mon habitude pour les livres qui me plaisent (6 décembre 1775).
Pas question de courir quand ces lectures/études sont indissociables de pratiques concomitantes d’écriture. Parce que, c’est bien connu :
On n’apprend jamais rien quand on ne fait que lire : il faut extraire et tourner, pour ainsi dire, en sa propre substance les choses que l’on veut conserver, en se pénétrant de leur essence (12 décembre 1778).
Manon extrait donc consciencieusement ses lectures :
Quand je fais l’extrait d’un ouvrage ou le résultat des idées qu’il m’a laissées, je le fais dans les principes de l’auteur et en me pénétrant de son esprit (20 août 1776),
mais elle se laisse aussi aller à l’écriture de « variations », plus libres, qui comme les extraits se communiquent aux meilleurs amis, à commencer par Sophie :
J’ai trouvé dans mes griffonnages quelque chose que je t’envoie, c’est encore de ce que j’appelle les résultats, les digérés de mes lectures, les folies de mon imagination (2 octobre 1776).
Extraits et autres productions écrites sont réunis par Manon dans des cahiers qu’elle titre Mes loisirs (le libraire Hardy intitulera de même son Journal32) qui, prêtés à Sophie assurent auprès de cette dernière une présence intellectuelle quand Manon manque de disponibilité :
Je suis bien aise que la lecture de mes Loisirs t’occupe un peu dans cette saison où mes embarras ne me laissent pas la faculté de t’entretenir fréquemment et de te faire partager aucun fruit d’étude (21 novembre 1778).
Parfois, le travail acharné fait frôler l’indigestion :
Je vais te faire l’extrait d’une histoire, renouvelée des Grecs par je ne sais quel académicien, dans je ne sais quel discours, que j’ai lu je ne sais quand, et dont je me souviens je ne sais comment (31 mars après-midi 1778, à Henriette),
et une petite flemme survient :
J’étais disposée à te faire un abrégé de l’histoire de la Suisse, d’après la lecture d’un dictionnaire géographique et politique de ce pays : les matériaux épars dans ma mémoire ont besoin d’être mis dans un ordre qui demande de l’application, je ne me sens pas assez laborieuse aujourd’hui pour entreprendre cet ouvrage (19 août 1778, à Henriette).
La lecture studieuse est aussi une lecture critique, sensible notamment aux problèmes de la traduction des textes. Ainsi Manon peine sur Platon, mais « j’en attribue la faute au traducteur : c’est par cette excuse que je ferais ma paix avec ses admirateurs » (24 septembre 1777). D’autres textes imposent leur relecture, par leur ampleur, comme Voltaire et son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations – « J’ai repassé toute l’Histoire générale de M. V. Quel tableau ! » (24 septembre 1777) – ou par leur complexité :
Je lis et relis ses Discours [de Rousseau], son Contrat social, que je ne me flatte pas d’entendre d’un bout à l’autre. C’est un livre à étudier, non qu’il ne soit clairement écrit, mais parce qu’il renferme trop de choses pour que l’ensemble et la liaison puissent être saisis sans effort (17 novembre 1777).
La jeune fille est consciente du caractère désordonné des études qu’elle entreprend et des limites de son autodidaxie. Dès qu’elle s’exprime sur ces questions de méthode et sur les contenus de son « non-cursus » d’études, typiquement féminin33, elle déplore avec lucidité le confinement générateur d’ignorance et d’inutilité auquel son sexe la condamne.
Que gagne-t-on à courir, sans cesse et sans règle, de l’histoire à la métaphysique, de la philosophie aux vers, des belles-lettres à la physique ? On entasse dans sa mémoire une infinité de matériaux qui y demeurent confondus par l’impossibilité de dégager chaque chose de tout ce qui lui est étranger (...). Je suis lasse de battre les buissons (...). En vérité, je suis bien ennuyée d’être femme : il me fallait une autre âme, ou un autre sexe, ou un autre siècle. Je devais naître femme spartiate ou romaine, ou du moins homme français. Comme tel, j’eusse choisi pour patrie la république des Lettres (...). Mon dépit a l’air bien fou ; mais réellement je me sens comme enchaînée dans une classe et une manière d’être qui n’est pas la mienne (...) Mon esprit et mon cœur trouvent de toutes parts les entraves de l’opinion, les fers des préjugés, et toute ma force s’épuise à secouer vainement mes chaînes. Ô liberté ! idole des âmes fortes, aliment des vertus, tu n’es pour moi qu’un nom ! À quoi me sert mon enthousiasme pour le bien général, ne pouvant rien pour lui ! (5 février 1776).
Questionnement et dénonciation récurrents en cette année 1776 – « mais, mais... pourquoi suis-je femme ? » (1er septembre 1776) – et qui vont jusqu’à lui suggérer le recours au travestissement :
J’ai quelquefois envie de prendre une culotte, un chapeau, pour avoir la liberté de chercher et de voir le beau de tous les talents (20 août 1776).
La lecture du Système de la nature de Maupertuis stimule encore son désir d’étudier la physique et l’astronomie, ces « choses que probablement je ne pourrai jamais apprendre », et Manon songe à nouveau à la transgression vestimentaire :
je suis bien ennuyée d’être fille ; je crois qu’un petit grain de folie de plus et une santé plus forte, je me déguiserais pour me débarrasser de mes entraves, et je me plongerais dans l’étude sans distraction (13 novembre 1776, à Henriette).
Nicole Pellegrin a montré combien le passage à l’acte de « transvestisme » est sacrilège et procède d’une « transfiguration proprement méta-physique »34 ; y pensant et l’écrivant, Manon, agie par un appétit de connaissances hors du destin assigné à son sexe, fait preuve d’une audace certaine.
UNE LECTRICE PERSUASIVE
Manon assume le rôle de meneuse des lectures et des études dans le trio amical formé avec les deux sœurs amiénoises, ses aînées pourtant. Il en est de même dans la correspondance Randon de Malboissière/Méliand, la maturité intellectuelle de Geneviève, la cadette, lui donne l’ascendant sur Adélaïde à qui elle dispense des conseils de lecture, parfois des plus péremptoires35. Manon se montre aussi pressante et directive envers Sophie, quand elle l’enjoint à la lecture des Nuits de Young par exemple :
Je t’exhorte à le lire, et même je t’en conjure ; si tu n’as pas le courage de le lire tout à fait, prends la seconde nuit ou L’Amitié, la dix-neuvième, qui a pour titre La Vertu. Mais cependant, toute sérieuse que soit la première, ne la passe point ; tu trouveras dans tout cela une sublimité de pensées, une grandeur dans les images qui t’engageront à lire le reste (...) tu connaîtras ton amie dans Young, car il me semble qu’il a trempé son pinceau dans mon âme (...). Surtout lis Young si tu veux me connaître (5 juin 1773).
Ordre édicté au bénéfice de l’amitié : l’épistolière se donne à connaître mieux grâce à ce texte miroir de ses pensées.
Quand l’enjeu n’est pas aussi grand, le conseil peut se teinter d’une touche de condescendance ou de prévenance à l’égard d’un texte un peu difficile. Sophie est ainsi guidée pas à pas vers Raynal :
Point de préventions ; lis paisiblement jusqu’au bout (...). Vois le paragraphe des Brésiliens, celui de l’esclavage des nègres, et dis moi s’il n’y a point là de philosophie ; lis le septième volume et dis moi si c’est faiblement écrit (19 février 1776).
Mais la destinataire des lettres ne se montre pas toujours à la hauteur des ambitions de Manon, en particulier quand celle-ci souhaite donner un tour résolument littéraire à leurs échanges. Projet exposé le 6 décembre 1775 :
Si nous pouvions déterminer notre correspondance vers quelque objet de littérature, cela nous procurerait bien des agréments. Il faut rêver un peu à former un plan décidé sur cet objet (...). En attendant que nos arrangements soient pris, je te rendrai quelque compte de mes petites études,
mais qui ne rencontre pas d’échos, ce dont elle prend acte trois mois plus tard tout en maintenant, mais appliqué à elle seule, son niveau d’exigence :
Je prenais bien mal mon temps la dernière fois pour songer à te proposer un nouveau plan de correspondance ; j’établissais d’abord de nous faire l’une à l’autre l’analyse de chaque ouvrage que nous aurions lu ; l’exécution de ce projet aurait eu le double avantage de réaliser le fruit de nos lectures en nous forçant, pour ainsi dire, de les bien digérer ; et de servir au développement de nos idées. Cela ne me paraissait pas mal vu. Mais tu quêtes, tu es dans l’embarras ; adieu mon projet ! J’en ai pourtant profité, car je vais l’exécuter pour moi, et j’ai déjà commencé (21 mars 1776).
Accusée d’en faire trop, elle se défend de vouloir devenir savante et argue d’une nécessité physiologique : « j’ai besoin d’étudier comme de manger » (27 mars 1776).
Quand l’aveu de son incrédulité par Manon, alors que Sophie reste plus que jamais attachée à sa foi, ébranle l’amitié, le dénominateur commun aux esprits qui s’éloignent est recherché dans la littérature :
Il faut que je te demande si tu tiens encore par quelque coin à la littérature, s’il est quelque chose dans cette partie que nous puissions faire servir d’aliment à notre correspondance, et ajouter à celui que la parfaite confiance nous fournira toujours (5 juillet 1776).
Toutes mises au point faites, les échanges autour des lectures reprennent leur tour normal, asymétrique : l’une dirige, les autres sont dirigées.
Je n’aime pas à te voir étudier la sphère avec Fontenelle (...). Cherche plutôt la Philosophie de Newton, mise à la portée de tout le monde, par M. de Voltaire (...). Tu pourrais encore consulter M. de Maupertuis ; mais dispense-toi de lire son Traité du bonheur ; rien n’est si triste à mon avis, et si peu vrai (1er juillet 1777).
La direction s’étend aux lettres comme aux sciences :
Je suis bien aise que Plutarque devienne à ton gré ; une fois familiarisée avec le vieux style d’Amyot, qui d’ailleurs a beaucoup de naïveté et ne manque pas de grâce, tu le trouveras plein de sens, nourri de choses et propre à fixer ton attention (6 octobre 1778, à Henriette).
Et jusqu’aux nécessaires récréations :
Je voudrais aussi que tu délasses ton attention par des lectures faciles et pénétrantes ; ton esprit a besoin de se promener sur des images douces et riantes : une muse champêtre te serait de bonne compagnie (17 décembre 1777, à Henriette).
DES GOÛTS, DES COULEURS ET DES GENRES LITTÉRAIRES
Échangeant des considérations générales à propos des genres littéraires, les amies sont bien d’accord et surtout quand il s’agit de poser des garde-fous contre l’emportement de l’imagination et des sens auquel certains genres prédisposent. La tragédie notamment :
Je suis aussi de ton goût pour les tragédies, je les préfère au plus excellent comique ; mais je ne me prête à ces lectures qu’avec réserve : mon extrême sensibilité me fait éprouver le plaisir qu’elles peuvent donner, mais mon imagination, qui saisit trop vivement les choses, m’engage à éviter les objets factices qui l’ébranleraient trop fortement (11 juin 1772).
Berveley, tragédie bourgeoise de Saurin36, ne manque pas de produire son effet, la peinture de « l’enfer du jeu » et de ses conséquences y étant des plus suggestives.
Cette lecture m’a fait mal ; je n’ai pas pleuré en la faisant, mais j’ai cru m’évanouir après l’avoir achevée. Je demeurai accablée sous des impressions tristes : ma respiration était gênée, mes forces défaillantes, j’éprouvais un malaise insupportable ; je finis par pleurer abondamment pendant une heure... (12 novembre 1776, aux deux sœurs).
Alors que dans la correspondance de Geneviève Randon de Malboissière à Adélaïde Méliand, il apparaît que l’une aime les romans, l’autre pas – « Vous avez bien de la patience de lire de suite autant de romans, je n’aurais jamais eu tant de courage »37 – Manon et Sophie sont du même avis à leur propos : « Je suis tout à fait de ton avis pour les romans, je les déteste » (23 juin 1773). Mais l’inappétence romanesque tolère des exceptions et comme Geneviève se laissera émouvoir par les héroïnes et héros de l’abbé Prévost, de Madame Riccoboni ou surtout de Dorat dont la Lettre du comte de Comminges à sa mère lui tire les larmes « du commencement à la fin »38, Manon se félicite de lire Clarisse à 24 ans plutôt qu’à 18 ans quand elle n’aurait pas su modérer les effets de cette lecture :
On vient de me donner Clarisse de Richardson : cette lecture ne me va point mal. Mais j’observais combien je suis déjà modérée par l’âge, et je ne saurais trop dire si cette découverte m’a fait peine ou plaisir. Il y a cinq ou six ans que j’aurais eu la fièvre si j’avais été forcée d’interrompre une telle lecture ; l’impatience de la finir m’aurait rendue malade : je l’ai commencée dernièrement, et j’ai eu la tranquillité de m’aller coucher au sixième volume, où j’étais arrivée dans ma longue soirée. Je me félicite de ne pas l’avoir lu plus tôt (6 mars 1778, aux deux sœurs).
Lecture dépassionnée mais marquante puisque quelques mois plus tard, elle recourt aux personnages de Richardson pour évoquer la déroute d’un prétendant : « sans être une Clarisse, dussé-je trouver des Harlowe, je ne ferai rien sans estime et contre mon cœur » (13 décembre 1778).
Les goûts et les intérêts des jeunes filles évoluent avec l’âge mais pas forcément dans le même sens, ainsi dans le cas de l’histoire que Sophie lit encore avec avidité, quand Manon s’en délecte moins :
Je ne pense pas de même que toi de l’histoire, ou du moins je ne l’aime pas tant. Elle a perdu pour moi la plupart des charmes qu’elle avait autrefois, je n’y vois plus que des répétitions ; toujours les mêmes hommes, les mêmes passions, les mêmes choses ; il ne faut que changer les dates et le nom des lieux, on aura toujours les mêmes événements. (23 juin 1773).
Vingt ans plus tard, les événements la démentiront cruellement.
JOIES DU LIRE ENSEMBLE
Consciente du caractère « asocial » de la lecture solitaire studieuse, Manon sait apprécier le « lire ensemble », en compagnie choisie, qui, à côté du prêt des ouvrages, unit les grands lecteurs. Ces lectures partagées, à haute voix, suscitant les échanges de vues, meublent ses soirées plus agréablement que les jeux de cartes paternels. Ainsi, en 1776, M. de Sainte-Lette « actuellement ma société ordinaire », la rejoint trois ou quatre fois par semaine.
Nous lisons quelquefois un morceau que l’à-propos du moment nous suggèrera d’examiner ; ce sera quelque chose de connu et d’ancien, mais dont nous aimerons à remarquer de nouveau les beautés. Nous lûmes dernièrement, une cantate du poète Rousseau, quelques vers de M. de Voltaire ; abandonnés à l’enthousiasme qu’ils nous inspirèrent, nous pleurâmes tous les deux en relisant dix fois la même chose (1er septembre 1776).
Après le retour de M. de Sainte-Lette à Pondichéry à l’automne 1776, les lectures continuent avec M. de Sévelinges39, un ami de ce dernier, veuf de 55 ans, introduit auprès de Manon le temps de son séjour parisien.
La naissance de la relation de Manon avec Jean-Marie Roland, telle qu’évoquée dans les lettres à Sophie, est d’emblée située dans cette sociabilité de la lecture partagée avec un certain nombre d’hommes déjà avant lui, tous plus âgés qu’elle, et dont certains rêvaient d’un rôle plus grand dans sa vie que celui de prêteur de livres. Roland fait son apparition chez Manon le 11 janvier 1776, lettre à la main, et leur entretien est le jour même relaté à Sophie.
L’abbé Raynal a été sur le tapis, Rousseau, Voltaire, les voyages, la Suisse, le gouvernement, etc. mais légèrement, en courant, comme pour effleurer et tâter les matières (11 janvier 1776).
La permission demandée de revenir les approfondir est accordée et l’homme en use rapidement, puisque dès le 23 janvier 1776 :
J’ai vu hier M. Roland, pour la deuxième fois ; je suis bien persuadée que je ne lui plais pas autant que tu l’imagines. Je dois même ne lui pas plaire du tout. Nous parlons froidement de littérature...
Elle est peu loquace ce jour-là, enrhumée – « je serai bien étonnée si M. Roland revient voir un personnage aussi insipide » – mais néanmoins et c’est l’essentiel
malgré nos oppositions apparentes sur certaines choses, nous nous réunissons sur le principal et s’il me connaissait comme tu me connais, je ne conviendrais pas mal à sa façon de penser (...). Un homme qui regarde M. de Buffon comme un charlatan, qui trouve son style rien que joli ; qui regarde l’Histoire de l’abbé Raynal comme rien moins que philosophique et bonne pour rouler sur les toilettes me paraissait lui-même singulier. J’ai écouté ses raisons, et comme je ne tiens à mes opinions que jusqu’à ce que j’en trouve de meilleures, j’estime un peu moins l’abbé de Raynal, je me méfie de M. de Buffon : je les épluche davantage. Il ne sait pas encore ma docilité, parce que, comme je t’ai dit, j’étais peu disposée à causer (23 janvier 1776).
M. de Sainte-Lette repassant par là, Manon reconsidère son jugement sur Raynal qui remonte dans son estime quand Roland est jugé « un peu trop partial » et surtout coupable d’un crime de lèse-lecture :
Je ne digère pas un jugement si cru, surtout lorsque, dans un autre instant, il lui échappe de dire qu’il n’a pas lu l’ouvrage tout entier, mais qu’il en a entendu lire plusieurs morceaux chez un de ses amis (19 février 1776).
Trois ans plus tard, les mouvements d’humeur n’ont plus cours et les soirées de lecture sont paisibles et polyglottes :
Je m’aperçois du voisinage de M. Roland, qui ne demeure pas loin de moi, et qui vient assez souvent me donner une partie de ses soirées ; nous causons assez, nous lisons un peu l’italien, et le temps se passe sans peine (28 mars 1779).
INCERTITUDES ET DÉSENCHANTEMENT
Mais entre temps, au cours des années 1777-1779, les apparitions/disparitions de Jean-Marie Roland et ses hésitations quant à unir son destin à celui de Manon, pèsent sur le moral de celle-ci, proche désormais de l’état de fille majeure. Les fiançailles discrètes du printemps 1779 n’empêchent pas les incertitudes et à l’automne Manon loue une chambre à la Congrégation Notre-Dame, revenant à l’abri de la communauté restée chère à son cœur. Elle songe même à prendre, dans cette retraite, quelques écolières40 et c’est le prétexte donné à l’éloignement du domicile paternel. Elle quittera la congrégation pour épouser M. Roland le 4 février 1780 : l’annonce en est faite à Sophie dans la lettre du 27 janvier 1780. Les lettres adressées par Manon à cette dernière pendant ces quelques années de « latence » portent la trace d’un désenchantement affectant la rage de lectures et de savoirs exprimée jusqu’alors.
À partir de 1777 le cœur y est moins ou est ailleurs. La concentration et l’assiduité faiblissent :
Quant à présent, je lis peu, je n’écris guère, je ne médite pas profondément ; je fais comme l’abeille : je sors, j’écoute, je me promène, j’examine, je questionne, je pleure et je ris tour à tour (21 juin 1777),
et la lassitude si grande invoquée suggère un état dépressif. Dès lors, les mentions de son incapacité à soutenir quelque effort intellectuel sont récurrentes : « Je n’ai rien lu depuis quelque temps, ni de vos livres, ni d’aucun autre » (23 mai 1777, aux deux sœurs), « je m’appesantis sur les livres » (1er juillet 1777) :
l’action de me retirer dans ma chambre ne m’éveille plus assez pour me laisser le pouvoir de lire ou de travailler (31 mars après-midi 1778, à Henriette).
Cet état s’aggrave jusqu’à provoquer une stupéfiante volte-face :
Je trouve actuellement aussi peu de livres intéressants que de personnes estimables (...). Il fut un temps où je ne me trouvais contente qu’avec un livre ou une plume à la main : je suis présentement aussi satisfaite de l’emploi de mon temps lorsque j’ai cousu une chemise à mon père ou additionné un compte de dépenses, qu’après avoir fait une lecture profonde (15 mai 1778, à Henriette).
Confirmée un an plus tard : « je sens pourtant que je pourrais passer le reste de ma vie sans ouvrir un livre et sans être plus ennuyée » (15 juillet 1779).
Mon Rousseau est de côté, l’italien dort, la géométrie n’est plus ; je n’acquiers rien (...), mon savoir tombe en quenouille (18 août 1779).
Les fantasmes de travestissement semblent bien loin...
DES AUTEURS DE BONNE COMPAGNIE
Avant de sombrer dans l’abattement résultant des incertitudes qui pèsent sur son avenir l’âge avançant, Manon évoquait dans ses lettres les auteurs lus avec une grande et joyeuse familiarité. « Mon ami Pope m’amuse toujours, sa gravité m’enchante » (11 juin 1772) et Plutarque est « un de mes amis ; son bon sens, sa raison, me le font estimer et chérir » (14 avril 1777). Des auteurs qui s’incarnent et lui tiennent compagnie :
Je cours au royaume de Siam avec M. Turpin, je reviens me promener dans nos manufactures avec M. Pluche, je cause avec Plutarque, j’écoute l’abbé Nollet, je ris des idées tourbillonnantes de Descartes (8 mai 1772), à la ville comme à la campagne, puisqu’y préparant un séjour, elle détaille à Sophie « la compagnie que j’emmène » :
Corneille, Molière, Racine, Milton, Voltaire, Bernis, voilà la société ; tu vois combien elle a d’agréments ; elle instruit, amuse, divertit, ne fait point de bruit ni d’embarras (16 août 1773).
Les années passant, si les compagnies les plus appréciées restent livresques :
Je me retire avec délices dans ce petit cabinet où Montaigne, Massillon, Bossuet, Rousseau, Fléchier, Helvétius, Voltaire, me tiennent compagnie tour à tour (29 mars 1777), l’autodérision pointe avec la conscience de l’étrangeté de cette société : « la plaisante compagnie pour une jeune fille » (24 septembre 1777).
La familiarité et l’admiration n’annihilent pas le jugement, ainsi Manon peut être « un peu fâchée » contre Maupertuis (28 décembre 1776, aux deux sœurs) parce qu’il n’avance pas suffisamment de preuves de ce qu’il écrit, et apprenant la mort du poète Gresset dont elle goûtait les vers, déclarer :
Je n’aurais pas aimé à vivre avec lui ; d’après ce que j’en ai ouï dire, il avait le coup de patte serré, le caractère caustique et mordant ; sa bonhomie n’existait guère que dans certains de ses écrits (21 juin 1777, aux deux sœurs).
Compagnies imprimées et compagnies vivantes se recoupent parfois dans la vie de Manon. Outre Pahin de La Blancherie, elle croise encore lors de ses soirées François-Pierre Pictet (1728-1798), Genevois assez aventurier qui a voyagé en Russie et écrit à propos de ses observations sous forme de lettres publiées dans le Mercure (5 septembre 1777), et assez régulièrement l’abbé Gabriel-Léopold Bexon, ami et collaborateur de Buffon, logeant chez sa cousine Trude :
Un petit abbé bossu, assez jeune, spirituel, grand littérateur, auteur d’une nouvelle Histoire de Lorraine 41, dédiée à la Reine (28 juillet 1777).
À leur première rencontre d’autres succèdent, en 1777 et 1778, notamment lors d’un dîner chez les Trude où Manon a la chance d’être sa voisine :
Il est aussi aimable en compagnie, aussi facile en conversation, qu’il est habile et savant la plume à la main, dans son cabinet (6 mars 1778, aux deux sœurs).
Après avoir lu son Histoire de Lorraine, premier tome paru en 1777, Manon en avait livré à Sophie un compte rendu circonstancié (23 janvier 1778).
CHÉRI ENTRE TOUS : JEAN-JACQUES
En Pictet, concitoyen de Rousseau, comme en Bexon, qui a réussi à approcher ce dernier et lui raconte comment il a vaincu le Cerbère Thérèse (16 octobre 1777), Manon trouve des interlocuteurs de choix pour évoquer son très cher Jean-Jacques, l’auteur le plus présent et adulé de la correspondance. Sa ruse à elle pour parler à son idole – aller chercher la réponse à la lettre qu’elle lui a écrite – avait échoué, Thérèse s’interposant cette fois efficacement et refusant de croire que Manon soit l’auteur de la lettre dont elle vient chercher réponse (29 février 1776).
Guider Sophie et Henriette vers la lecture de Rousseau prend du temps, et la correspondance, est émaillée de longues apologies assez répétitives de l’homme et de l’œuvre, face à l’indifférence ou à l’hostilité des destinataires des lettres. Première en date, le 21 mars 1776 :
Je suis presque étonnée que tu t’étonnes de mon enthousiasme pour Rousseau : je le regarde comme l’ami de l’humanité, comme son bienfaiteur et le mien (...). Son génie a échauffé mon âme ; je l’ai senti m’enflammer, m’élever et m’ennoblir. Je ne nie pas qu’il y ait quelques paradoxes dans son Émile, quelques procédés que nos mœurs rendent impraticables. Mais combien de vues saines et profondes ! (...) Que de beautés rachètent quelques défauts ! (...). Son Héloïse est un chef-d’œuvre de sentiment (...) son Discours sur l’origine de l’inégalité est aussi profondément pensé que fortement écrit (...). Celui sur Les sciences et arts, tels étranges que paraissent les principes qu’il avance, est mieux en preuves que tout ce qu’on a écrit contre. Le Contrat social est sagement raisonné ; ses seules Lettres de la montagne contiennent mille vérités intéressantes relatives aux gouvernements et sa Lettre sur les spectacles (...) étincelle encore de mille beautés. Enfin dans tout ce qu’il a fait, on reconnaît non-seulement l’homme de génie, mais l’honnête homme et le citoyen...
Série d’œuvres énumérées à nouveau quand Sophie, un an plus tard, semble enfin évoluer :
Je me souviens que tu me demandais dernièrement le catalogue des œuvres de Rousseau : voici les noms de celles que je connais : le Contrat social, l’Émile, la Nouvelle Héloïse, le Discours sur les sciences et les arts, avec les réponses qu’on y a faites, les défenses dont il l’a soutenu ; il ne faut pas négliger sa préface de Narcisse, la Lettre à M. d’Alembert sur les spectacles ; surtout son Discours sur les causes de l’inégalité parmi les hommes ; Lettres sur la musique française ; l’excellent Discours sur l’économie politique : je ne me remets pas autre chose (9 août 1777, aux deux sœurs),
tandis qu’Henriette a avancé :
puisque tu en es là, je t’invite à lire, à méditer, le Discours de Jean-Jacques sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. C’est plein de suc et de nerf (4 septembre 1776).
La progression de Sophie est plus lente :
Je suis fâchée que tu n’aimes pas Rousseau car je l’aime au delà de l’expression, et je n’entends pas bien les reproches que tu lui fais (...). Il faut que tu t’expliques : je porte Rousseau dans mon cœur, je veux éclairer l’hommage que je lui rends, mais je ne souffre pas qu’on l’attaque vaguement (4 octobre 1777),
ce qui justifie une nouvelle longue défense une dizaine de jours plus tard :
Vois son Émile, son Héloïse, sa Lettre sur l’optimisme, etc. : tout ce qui sort de sa plume vous pénètre, vous embrase, vous inspire l’humanité, la bienveillance ; en faisant connaître les hommes, il donne aussi de l’indulgence pour eux ; il éveille et fortifie toutes les affections qui nous réconcilient avec l’existence en faisant les délices de la vie (16 octobre 1777).
Manon renchérit encore le 30 du même mois, sur la question de l’athéisme, dans une longue dissertation close par une exhortation :
Ô mes amies ! nourrissez vous de cet auteur, aucun n’est plus propre à éclairer l’esprit au profit du cœur et de la félicité (30 octobre 1777).
La discussion est désormais récurrente « Je suis fâchée que tu trouves mes raisons mauvaises » (17 novembre 1777, à Henriette) et incontournable : « En voilà bien long, et j’ai encore à traiter l’article de Jean-Jacques » (29 novembre 1777, à Henriette).
Le 1er janvier 1778, Manon exulte, Moré lui fait porter en cadeau une édition complète des œuvres de Rousseau :
Avoir tout Jean-Jacques en sa possession ! pouvoir le consulter sans cesse, se consoler, s’éclairer et s’élever avec lui à tous les moments de la vie, c’est un délice, une félicité qu’on ne peut bien goûter qu’en l’adorant comme je le fais.
Désormais :
J’ai mon bréviaire, mon excellent Jean-Jacques ; lorsque j’aurai pu lui joindre pour toujours Plutarque et Montaigne, ce sera ma société journalière (23 janvier 1778).
Rousseau « mon bréviaire », Plutarque « mon maître », Montaigne « mon ami », la bonne compagnie semble désormais établie (15 mai 1778, à Henriette). Et la mort de Jean-Jacques sera pleurée « de la meilleure foi du monde » (18 juillet 1778, à Henriette), comme la fausse rumeur de décès qui l’avait précédée en 1777 avait ému (2 janvier 1777). Six mois après la mort du philosophe, à sa lettre du 10 janvier 1779 Manon joint la copie des « Observations aux Genevois » qu’elle a rédigées afin de leur faire mesurer la perte que ceux-ci semblent sous-estimer. Au moins Manon a-t-elle la consolation d’avoir été entendue :
Tu lis donc le bon Jean-Jacques, et tu le lis dans Julie ? Ah ! sévère Sophie, prenez garde de devenir une petite pervertie (23 février 1779).
ESQUISSE DE CATALOGUE AUTEURS
Si une petite centaine de noms d’auteurs publiés apparaissent dans la correspondance, celui de Rousseau – ou son seul prénom Jean-Jacques – est le plus présent. Il surgit dans 34 lettres, avant ceux de Voltaire (15 lettres) de Montaigne (8), de l’abbé Raynal (7), de Plutarque, Pahin de La Blancherie, et Homère (6 lettres chacun), Maupertuis et Virgile (5 lettres), Fontenelle, Pascal, Corneille de Pauw et l’abbé Bexon (4). Pahin de La Blancherie et Bexon se hissent parmi les noms les plus cités en raison des relations entretenues avec eux et Manon a lu, en confidence, sur épreuves l’Extrait du journal de mes voyages de Pahin de La Blancherie :
Je lui demandai des nouvelles de son ouvrage : il est imprimé, mais il ne paraîtra que dans un mois, parce qu’il y a des corrections à faire. Je l’ai pourtant vu, il me l’apporta sans être relié, avec toutes les ratures, à condition que je ne le montrasse à personne et que je le rendisse promptement (31 octobre 1775).
Suivent quinze auteurs mentionnés dans trois lettres, 17 – dont Mme Dacier – dans deux, et une petite cinquantaine – dont Mmes Deshoulières et de Sévigné –, soit la moitié, dans une seule lettre.
Le quart des auteurs cités sont vivants au moment ou Manon les évoque, mais l’actualité littéraire, qui préoccupe tant Geneviève Randon de Malboissière, toujours à l’affut des nouveautés à lire, licites ou illicites42, soucie moins la jeune bourgeoise. Hors parutions, ses grands événements relatés se réduisent essentiellement à la mention du décès de Gresset (21 juin 1777, aux deux sœurs), au couronnement du buste de Voltaire par les comédiens français43 (2 avril 1778, aux deux sœurs) et à la déploration de la mort de Rousseau (18 juillet 1778, à Henriette). Mais ce qui se passe à l’Académie française retient toutefois son attention, qu’un texte de discours lu circule, comme l’Éloge de Catinat de La Harpe (29 août 1775), qu’elle reçoive copie d’un autre proposé à l’Académie par M. de Sévelinges (6 octobre 1777) ou qu’elle regrette de ne pouvoir s’y rendre après la mort de l’académicien Voisenon44 qui procurait à M. de Boismorel des billets dont elle profitait, ce qui la fâche bien (25 août 1776, aux deux sœurs).
Quant aux lectures d’ouvrages contemporains, la plus marquante pour Manon, plusieurs fois évoquée et recommandée à Sophie, semble celle de l’Histoire philosophique des deux Indes de Raynal en 1775, mais sa toute première édition a déjà cinq ans. De moindre retentissement dans les lettres est la lecture l’année même de parution, en 1772, de l’Essai sur le caractère, les mœurs et l’esprit des femmes dans les différens siècles d’Antoine Léonard Thomas ; quant à l’Histoire de Lorraine de Bexon, la lecture immédiate dès sortie des presses en 1777 fait sans doute suite à une remise en mains propres du livre par son auteur. Turpin pour sa part est évoqué en 1772 quand son Histoire civile et naturelle du royaume de Siam est parue l’année précédente.
Plusieurs ouvrages sont lus trois ans après parution : les Recherches sur les Égyptiens et les Chinois de Corneille de Pauw, de 1773 lues en 1776, la Constitution de l’Angleterre de Jean-Louis de Lolme sortie en 1774 lue en 1777 ou encore le Dictionnaire géographique, historique et politique de la Suisse45 de 1775 évoqué en 1778. Quant aux Nuits d’Edward Young, lecture forte qu’elle invite fermement son amie à partager, disponibles en français en 1769 elles sont lues en 1773.
Sans conclure, on retiendra de ce regard sur les lettres de Manon Phlipon la mise à jour de pratiques très proches de celles de Geneviève Randon de Malboissière. Avec toutefois un accès aux livres un peu moins facile : le cercle des prêteurs potentiels de la fille du graveur n’a pas les ressources de la société éclairée fréquentant le salon de Mme Randon de Malboissière. Si de nombreux auteurs prisés de Geneviève le seront aussi de Manon – à commencer par les philosophes, anciens et du siècle, bien sûr Rousseau, Voltaire, Montesquieu en bonne place, mais on pourrait aussi citer d’autres lectures communes, comme Le Tasse, des historiens ou Buffon46 –, l’anglomanie de la jeune aristocrate la distingue. Elle a la chance de pouvoir être pourvue par son professeur d’anglais et divers voyageurs ; en outre Hume est un habitué du salon maternel.
Manon, orpheline de mère (quand Geneviève l’est de père) est plus limitée en pourvoyeurs de livres : les siens comptent, certes, des hommes éclairés séduits par la jeune fille, mais de moindre rayonnement que le cercle Malboissière. D’autres contraintes pèsent sur son appétit de lectures : limites financières, sans doute, quand il s’agit d’acheter des livres et obstacle des charges et soucis domestiques, résultant notamment des frasques de son père veuf. La disponibilité de Manon à l’égard des nouveautés, par exemple, semble moindre que celle de Geneviève en permanence sur le qui vive.
Mais malgré ces limites, les échos des lectures de Manon dans les lettres à ses amies, accompagnés bien souvent de réflexions personnelles prolongeant les textes ardus qu’elle affronte, peignent la future Mme Roland en lectrice studieuse exemplaire, comme nulle école de son temps n’en a jamais formée, élevant la philosophie au premier rang de ses préoccupations. Manon Phlipon et Geneviève Randon de Malboissière, témoignent l’une comme l’autre, au miroir de leurs lettres amicales, des heureux fruits d’éducations féminines privilégiées, largement autonomes et hors de tous cadres institutionnels.
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1 Mémoires de Madame Roland, éd. présentée et annotée par Paul de Roux, Paris, Mercure de France, 1966, p. 228.
2 Martine Sonnet, L’Éducation des filles au temps des Lumières, Paris, Éd. du Cerf, 1987 et CNRS Éd., 2011.
3 Martine Sonnet, « Éducation et Première Communion au XVIIIe siècle » dans Jean Delumeau (dir.), La Première Communion : quatre siècles d’histoire, Paris, Desclée de Brouwer, 1987, pp. 115-131.
4 Mémoires de Madame Roland, ouvr. cité, p. 223.
5 L’édition de référence citée dans cet article est celle des Lettres de Madame Roland publiées par Claude Perroud et al. avec la collaboration de Mme Marthe Conor, Paris, Imprimerie nationale, 1913-1915, 2 vol. (Collection de documents inédits sur l’Histoire de France). Pour ne pas alourdir les notes, les citations de lettres sont repérées dans le texte par la date de la lettre et éventuellement la spécification de la ou des destinataires quand il ne s’agit pas de Sophie (cas le plus fréquent). Pour des raisons pratiques, l’intégralité des lettres à d’abord été lue dans l’édition Dauban, Lettres en partie inédites de Madame Roland (Mademoiselle Phlipon) aux demoiselles Cannet, avec une introd. et des notes par C. A. Dauban, Paris, Plon, 1867, 2 vol., puis les extraits retenus ont été vérifiés, corrigés et rétablis en dates s’il y avait lieu avec l’édition Perroud.
6 Brigitte Diaz, « L’épistolaire et la connivence féminine : lettres de Manon Phlipon aux sœurs Cannet (1767-1780) », dans Georges Bérubé et Marie-France Silver (dir.), La lettre au XVIIIe siècle et ses avatars, Toronto, Éd. du GREF, 1996, pp. 141-157.
7 Sainte-Beuve, Portraits de femmes, nouv. éd. revue et corrigée, Paris, Garnier frères, 1886, p. 195. 8 Brigitte Diaz, « De la lettre aux Mémoires : les fonctions autobiographiques de la lettre dans la correspondance de jeunesse de Mme Roland (1767-1780) », dans Marie-France Silver et Marie-Laure Girou Swiderski (dir.), Femmes en toutes lettres : les épistolières du XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, pp. 211-227 (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, SVEC 2000-04).
9 Mémoires de Madame Roland, ouvr. cité, en particulier pp. 211-215, p. 239 et p. 245.
10 Jean-Marie Goulemot, « Marie Phlipon, dame Roland, lectrice exemplaire », dans Isabelle Brouard-Arends (dir.), Lectrices d’Ancien Régime, Rennes, PUR, 2003, pp. 187-196. Les lectures de Mme Roland à partir de ses Mémoires sont également étudiées par Suellen Diaconoff, Through the Reading Glass: Women, Books, and Sex in the French Enlightenment, Albany, State University of New York Press, 2005, dans son chap. II : « Autobiography and rereading, Manon Roland, 1754-1793 », pp. 55-76.
11 Nicole Pellegrin, « Lire avec des plumes ou l’art – féminin ? – de l’extrait à la fin du XVIIIe siècle », dans Lectrices d’Ancien Régime, ouvr. cité, pp. 113-129.
12 Martine Sonnet, « Geneviève Randon de Malboissière et ses livres : lectures et sociabilité culturelle féminines dans le Paris des Lumières », dans Lectrices d’Ancien Régime, ouvr. cité, pp. 131-142. À noter encore dans cet ouvrage collectif les articles sur les pratiques de lecture d’Isabelle de Charrière (l’un par Madeleine Van Strien-Chardonneau, l’autre par Laurence Vanoflen) et de Mme de Graffigny (par Charlotte Simonin) également décryptées au travers de leurs correspondances.
13 Une jeune fille au XVIIIe siècle. Lettres de Geneviève de Malboissière à Adélaïde Méliand, 1761-1766, publiées avec une introduction et des notes par le comte de Luppé, Paris, Champion, 1925.
14 Les correspondances de jeunesse de Manon Phlipon et de Geneviève Randon de Malboissière font partie du corpus étudié par Dena Goodman, Becoming a Woman in the Age of Letters, Ithaca, Cornell University Press, 2009.
15 Martine Sonnet, « Le savoir d’une demoiselle de qualité : Geneviève Randon de Malboissière (1746-1766) », dans Memorie dell’Academia delle scienze di Torino, Classe di scienze morali, storiche e filologiche, 2000, ser. V, vol. 24, fasc. 3, pp. 167-185.
16 Lettre du 12 octobre 1762, dans Une jeune fille au XVIIIe siècle, ouvr. cité, p. 39.
17 Les sieurs Cajon, musique vocale, Mignard, guitare, Watrin, par-dessus de viole, et un maître de violon, non nommé, ainsi que le père Collomb l’accompagnant à la basse de viole. Martine Sonnet, « L’éducation musicale des filles au XVIIIe siècle, entre famille et couvent » communication au Congresso della Società Italiana delle Storiche : Nuove frontiere per la storia di genere, Napoli, 28-30 gennaio 2010. À paraître.
18 Mémoires de Madame Roland, ouvr. cité, p. 205.
19 Ibid., p. 205.
20 Une autre grande épistolière de la fin du XVIIIe siècle, grande lectrice elle aussi et très grande musicienne, Mme Audouyn de Pompery, dans ses lettres à son cousin Kergus emploie le même terme de « disette » appliqué aux partitions : « Sans vous, mon cher cousin, je serais dans une grande disette de musique ». Mme Audouyn de Pompery, À mon cher cousin... Une femme en Bretagne à la fin du XVIIIe siècle. Correspondance de M me de Pompery avec son cousin de Kergus, suivie des lettres du Soissonnais, Marie-Claire Mussat et Michel Maréchal (éd.), Paris, Éditions du Layeur, 2007. Lettre du 5 janvier 1785.
21 Mémoires de Madame Roland, ouvr. cité, p. 240-243.
22 Ibid., p. 245.
23 Ibid., p. 213.
24 Martine Sonnet, « Geneviève Randon de Malboissière et ses livres... », art. cité, p. 134.
25 Claude-Mammès Pahin de La Blancherie (1752-1811), Langrois ayant voyagé en Amérique et en Italie, auteur du récit de son voyage paru sous le titre Extrait du journal de mes voyages en 1775 et à partir de 1777 des Nouvelles de la République des Lettres et des Arts.
26 Sur cette idylle et son rousseauisme : Lesley H. Walker, « When Girls Read Rousseau: The Case of Madame Roland », dans The Eighteenth Century: Theory and Interpretation, vol. 43, n° 2, 2002, pp. 115-136.
27 « J’ai beaucoup lu, pour finir des livres qu’il faut que je rende à la fin de cette semaine », lettre du 27 janvier 1764, citée dans Martine Sonnet, « Geneviève Randon de Malboissière et ses livres... », art. cité, p. 136.
28 Ces représentations de lectrices dans la littérature sont étudiées par Sandrine Aragon, Des liseuses en péril : les images de lectrices dans les textes de fiction de La Prétieuse de l’abbé de Pure à Madame Bovary de Flaubert (1656-1856), Paris, Champion, 2003.
29 Vers 1760, Paris, Musée des Arts décoratifs.
30 Sur les concours académiques au XVIIIe siècle : Daniel Roche, Le Siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, Paris, EHESS, 1978, 2 vol. « Les concours », t. I, pp. 324-355 ; et Jeremy L. Caradonna « Prendre part au siècle des Lumières : le concours académique et la culture intellectuelle au XVIIIe siècle », dans Annales. Histoire, sciences sociales, n° 3, 2009, pp. 633-662.
31 L’académie couronne finalement un discours signé du comte de Costa, prête-nom possible du marquis Claude-François-Adrien de Lezay-Marnezia, d’après Joseph-Marie Quérard, La France littéraire ou Dictionnaire bibliographique... t. V, Paris, Firmin-Didot, 1833, p. 287.
32 Siméon-Prosper Hardy, Mes loisirs ou Journal d’événemens tels qu’ils parviennent à ma connoissance (1753-1789), Pascal Bastien, Sabine Juratic et Daniel Roche (éd.), vol. 1, 1753-1770, vol. 2, 1771-1772, vol. 3, 1773-1774, Québec, Presses de l’université Laval, 2008-2011.
33 Martine Sonnet, L’Éducation des filles au temps des Lumières, ouvr. cité.
34 Nicole Pellegrin, « Le genre et l’habit : figures du transvestisme féminin sous l’Ancien Régime », dans Clio, Histoire, femmes et sociétés, n° 10, 1999, pp. 21-53.
35 Par exemple quand Geneviève écrit à Adélaïde : « Vos livres sont (...) envoyés (...). La grammaire est très bonne : lisez surtout l’usage des temps, c’est ce qui vous est de plus utile dans le moment présent. » Lettre du 19 mai 1764, citée dans Martine Sonnet, « Geneviève Randon de Malboissière et ses livres... », art. cité, p. 137.
36 Imitée du Joueur anglais de George Lillo, jouée avec succès par les comédiens français en 1768 et publiée chez la veuve Duchesne en 1770 et 1772 d’après Joseph-Marie Quérard, La France littéraire ou Dictionnaire bibliographique, t. VIII, ouvr. cité, p. 472.
37 Lettre du 26 août 1762, citée dans Martine Sonnet, « Geneviève Randon de Malboissière et ses livres », art. cité, p. 139.
38 Ibid., pp. 139-140.
39 M. de Sévelinges d’Espagny, receveur des tabacs à Soissons, où il rêvera de convaincre Manon de le rejoindre.
40 « Quant à moi, j’ai le projet de me remettre dans mon particulier à cultiver ma géographie, ma guitare ; je chercherai à faire usage de ces talents en me procurant quelques écolières, afin de m’occuper utilement et d’augmenter d’une manière honnête les moyens de satisfaire les besoins que mon cœur me donne » (1er novembre 1779).
41 Gabriel-Léopold Bexon, Histoire de Lorraine, Paris, Valade, 1777.
42 Martine Sonnet, « Geneviève Randon de Malboissière et ses livres », art. cité, pp. 133-134.
43 Après avoir mentionné la tiédeur de l’accueil fait à Irène : « Tu sais, ou tu ne sais pas, que l’Irène de Voltaire ne fait pas fortune au théâtre ; on la dit faible, décousue, sans chaleur » (31 mars après-midi 1778, à Henriette).
44 Claude-Henri de Fusée de Voisenon (1708-1775), romancier et auteur dramatique élu en 1762.
45 Sans auteur cité par Manon, mais principalement de Vincent Bernard de Tscharner, d’après le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, et tiré de l’Encyclopédie d’Yverdon.
46 Martine Sonnet, « Geneviève Randon de Malboissière et ses livres », art. cité, pp. 138-140.