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La lecture féminine en Franche-Comté au XVIIIe siècle

Michel VERNUS

Dans les familles aisées, au XVIIIe siècle, incontestablement, il existe une lecture féminine. Au château, dans les hôtels particuliers de la noblesse ou de la haute bourgeoisie, ces dames ont des livres. Dans leurs portraits, certaines se font peindre avec un livre à la main : on connaît le portrait de Madame Donat Nonnotte, lectrice rêveuse et épouse du peintre comtois (1708-1785). Peut-on préciser la nature de cette lecture ? Est-elle par ailleurs et surtout uniquement le fait des femmes de la bonne société ?

DE LA DIFFICULTÉ DE SUIVRE LA PROPRIÉTÉ FÉMININE DES LIVRES

Il est souvent très difficile, voire impossible, de déterminer si la bibliothèque appartenant à la veuve était celle de l’époux disparu ou de l’épouse survivante. Ainsi est grande, par exemple, l’ambiguïté qui pèse sur la bibliothèque de Françoise Nodier, veuve d’un procureur bisontin. Elle laissait, en 1787, 196 volumes estimés à 186 livres, pour des effets évalués eux à 3 470 livres1. Comment faire le départ entre les livres de l’épouse et ceux de son mari ? La difficulté est insurmontable. Bibliothèque féminine ? On ne peut l’affirmer d’emblée. D’autant que l’on trouve dans le buffet vitrée servant de bibliothèque et placé au-dessus d’une commode quelques classiques du droit, tels le Parfait procureur, les Conférences de Bornier ou encore les Traités de Dunod, volumes qui incontestablement ont servi comme ouvrages professionnels à l’ancien procureur. Peut-être l’épouse trouvait-elle à satisfaire ses goûts avec les Égarements du cœur de Valmont, ou encore avec les Lettres juives... Il est donc clair que les inventaires des bibliothèques des veuves présentent trop d’ambiguïté sur leur origine pour que l’on puisse les qualifier de bibliothèques féminines sans y regarder à deux fois.

Les filles majeures ont parfois leurs livres et, en pareil cas, il n’y a pas d’ambiguïté, on se trouve bien en présence de possession féminine. Situation semblable lors des inventaires pour séparation de biens : les effets et meubles du couple sont établis séparément, d’un côté ceux qui appartiennent à l’époux, de l’autre ceux qui appartiennent à l’épouse. Dans l’énumération des biens propres de l’épouse apparaissent parfois quelques livres. Ainsi, au château de Crosey en 1766, la baronne ayant demandé la séparation de ses biens d’avec ceux de son époux, il est dressé la liste des « livres appartenant en propre à Madame de Crosey ». Il s’agit d’une petite bibliothèque évaluée à seulement à 15 livres tournois. Elle comprend l’Histoire de France, les Causes célèbres, les Journées amusantes, l’Histoire de don Quichotte, les Prétentions de la Bavière, Le Spectateur ou Socrate moderne, la Vie de Guzman Alfarache, les Amusements de la campagne, la Semaine sainte, Le Diable boîteux, l’Introduction à la géographie de Defer, les Lettres (de ?), les Mémoires d’un homme de qualité, Le Faux heureux et les Mémoires de la Régence. Une partie des dits volumes est constituée de brochures2. Ensemble varié à dominante romanesque. Situation identique entre Louis Joseph Courvoisier et Anne Fanon en 1739 : l’épouse récupère ses habits et ses coiffes, ses bijoux, ainsi que ses livres de dévotion et un psautier de la sainte Vierge3.

Exemples pris dans la bonne société dira-t-on, mais il existait aussi une lecture féminine dans les milieux modestes, dont voici quelques exemples. La veuve d’un aubergiste, à Dole en 1773, n’avait pour tout bien que 298 livres 7 sols d’effets, mais elle possédait deux petits livres de piété estimés à 4 sols seulement : l’École de l’âme et l’Ange conducteur 4. Citons encore l’épouse de Jean-Baptiste Taillard, du Val-de-Morteau, laquelle demande en septembre 1770 une séparation de biens parce que son mari se livrait à la débauche et dissipait tous son patrimoine : ses biens personnels sont estimés à une centaine de livres, parmi lesquels l’inventaire note « neuf livres de dévotion » estimés à 3 livres, dont la Vie des saints et des Sermons tirés de l’Écriture sainte 5. De même, l’épouse Billon, femme d’Étienne Lambert, un paysan de Guyans-Venne, lequel a « été échevin » et « tient des livres », possédait-elle en propre, comme l’inventaire prend bien soin de le préciser, « le livre de l’Histoire du Vieil et du Nouveau Testament et l’Instruction de la jeunesse »6.

LA POSSESSION FÉMININE DU LIVRE DANS LA BIBLIOTHÈQUE COMTOISE IMAGINAIRE

Sur les 1 132 inventaires avec livres, que nous avons pu rassembler, 126 appartiennent à des femmes, soit un peu plus de 11 %. Présence très minoritaire par conséquent. En termes de possession de volumes, le pourcentage est encore moins élevé : en effet, sur les 163 718 volumes recensés, 4 311 seulement appartiennent en propre à des comtoises, soit 2,6 % du total. On constate sans trop de surprise que la très grande majorité des bibliothèques féminines est de très petite taille.

Il faut attendre véritablement la fin du premier quart du XVIIIe siècle pour assister à ce qu’il est possible d’appeler un « décollage » de la propriété féminine du livre. Le nombre des bibliothèques augmente alors, parallèlement au nombre de livres possédés. Le tableau ci-dessous met bien en valeur ce double phénomène. La moyenne des livres possédés par lectrice est de 34 volumes. Ce chiffre monte à 72 pour le quart de siècle postérieur à 1775, période au cours de laquelle la lecture féminine en Comté est donc en progrès assez sensibles.

Tableau n° 1 – Répartition des inventaires et des titres par périodes.

InventairesTitres
Avant 1700428
1700-172539
1725-175027330
1750-177545564
1775-1800473380
Total1264311

D’ABORD UNE LECTURE PIEUSE

Du haut en bas de la société, la lecture des comtoises est spécialisée dans les textes de piété ; les petits livres de prières côtoient souvent des objets de piété, ainsi que des images et des médailles pieuses. Le livre d’Heures est lui-même souvent orné de fermoir d’argent. Voici l’épouse de Jean-Baptiste d’Auxiron, médecin bisontin en 1737. Elle avait

17 petits livres dont il y en a 6 couverts de papier avec une paire d’heures garnie d’argent (estimé 6 livres) (...). Lad. dame nous ayant dit qu’elle avait perdu un chapelet auquel était attaché six médailles d’argent qu’elle nous a déclaré être en valeur de 5 livres7.

Anne Antoinette Montaigu, veuve d’un apothicaire bisontin, possédait en 1723 trois livres de piété placés dans sa chambre : une Vie des saints, une Famille sainte, et l’Introduction à la vie dévote8 (le tout estimé à 5 livres 16 sols). À Besançon encore, Thérèse Lanère, en 1726, veuve d’un miroitier, très pieuse, fait don de chandeliers d’argent à sa paroisse de saint Jean-Baptiste, lesquels doivent servir

à la décoration de la chapelle du reposoir qui se fait aux trois processions de la Feste Dieu (...) ainsi que 16 vases garnys de bouquets artificielles.

Mais elle possédait aussi « un petit saint suaire sur satin brodé de soye avec de petites fleurs »9, de nombreux tableaux religieux (Sainte Madeleine, saint Joseph, saint François d’Assise, Notre-Seigneur dans le jardin des oliviers...) et, au cœur de cet ensemble quelques livres : les Réflexions du père Neveu et les Souffrances de Jésus10. On pourrait citer beaucoup d’autres exemples11. Dame Gabrielle Sabine Montmoyeur, veuve d’un greffier en chef à la cour des comptes, rédige en novembre 1787 son testament à Dole « dans sa maison au faubourg des Commards ». Elle y dresse une longue liste de legs d’importance diverse à des œuvres pieuses. À la fin du document, elle exprime une dernière volonté : « Je donne à Madame de Pilon, née Moulet, ma petite caffetière d’argent avec mes Heures sur laquelle sont gravées mes armoiries » (l’ensemble est estimé à 80 livres), et « Je donne à Mr l’avocat Roumette 300 livres avec 24 volumes ou livres à choisir dans ma bibliothèque »12. Voici encore demoiselle Angélique Lemichaud d’Arçon, fille majeure : au milieu de toute une bimbeloterie religieuse, elle aussi possédait une paire d’Heures. L’environnement religieux est tout à fait remarquable : une grotte, trois autres avec la Vierge et l’enfant Jésus, deux chapelets, un petit reliquaire d’argent, une croix de cuivre et « une image de Notre-Dame des hermittes »13... Louise Élisabeth de La Rochelle, lors de l’inventaire au château de Gondenans-les-Moulins en 1792, déclare que, parmi les livres qui se trouvent dans une bibliothèque en bois de noyer de la chambre des archives, soit 387 volumes reliés, dont cent in-12 et le reste in-8°, et 70 volumes de brochures, « 223 volumes reliés et 40 brochures lui appartiennent en propre »14. Nous n’en saurons malheureusement pas plus. En 1789 enfin, Françoise Sébastienne Morand, veuve de Gilles Le Vacher, chirurgien major de l’Hôpital à Besançon et qui avait été un personnage important, laissait pour 277 livres d’effets compris « huit volumes de piété »15 (3 livres 16 sols). De même, Demoiselle Jeanne-Baptiste Gallet, fille majeure de feu le professeur Gallet, possédait-elle sa petite bibliothèque de piété : « Douze volumes détachés de livres de dévotion » (estimés 3 livres), placés dans un petit meuble de bibliothèque16.

Tableau n° 2 – La petite bibliothèque chrétienne d’une « fille majeure » : Jeanne Verbois, Besançon, 1749 : « Tous ces petits livres furent vendus pour 2 livres 6 sols à “la demoiselle Marchand”. Ainsi, ces livrets sont-ils passés de mains féminines à d’autres mains féminines »17.

Instruction chrétienne8 sols
Le Petit office de la Vierge4 livres
Instruction pour la dévotion au cœur de Jésus3 livres
Méditations sur la Passion4 livres
Pratique de l’amour de Dieu3 livres
Exercices religieux2 livres
Petit catéchisme2 livres
Imitation de Jésus-Christ2 livres
Tome sixième des Discours moraux3 livres

D’un milieu plus modeste était Barbe Angélique Miget, à Gray, en 1715 : elle possédait « des Heures garnies d’argent à l’usage de femme »18, précise le greffier en une mention significative. En 1736, Claude Prost, épouse d’un praticien, conservait dans « ses linges et nippes servant à sa personne » une paire d’Heures garnie d’argent estimée 7 livres19. Thérèse Étienne, veuve d’un bourgeois de Saint-Claude, vivait dans un environnement chrétien assez nettement affirmé consistant en une douzaine de figures en papier et découpures dont deux représentant la Nativité et « un crucifix d’yvoire encadré » ; dans un petit coffre de sapin se trouvaient « sept personnages avec un petit Jésus ayant le visage de cire » et « deux paires d’Heures à crochet d’argent avec deux autres petits livres de dévotion », le tout estimé 16 livres 10 sols20. En 1754, à Orgelet, Françoise Barberot, veuve d’un serrurier, léguait une vigne de deux ouvrées à « M. le curé » moyennant 200 messes à célébrer. Elle possédait une petit croix d’argent, un autre crucifix d’argent et 17 petits volumes, « tous lesd. livres presque usés et la plus grande partie couvert seulement en papier » estimés à la somme de 6 livres : l’Imitation de J.-C., Entretien avec Notre Seigneur, la Couronne de l’année chrétienne, des petites Heures usées, la Conduite du chrétien, la Conduite pour la confession et la communion, l’Introduction à la vie dévote, Notre-Dame Auxiliatrice, les Cinq exercices du chrétien, Instruction sur le jubilé, Abrégé de la vie de saint Joseph, La Neuvaine de saint François, la Vie de sainte Barbe, la Patience de Griselidis21... L’ensemble forme une belle petite bibliothèque féminine. En juin 1787, Angélique Françoise Frère décède à Pontarlier, laissant une boutique située Grande-Rue. Au milieu d’objets de piété, tels « un eaubénitier d’estaing », un petit reliquaire, une petite grotte, un Christ d’un saint suaire, on relève la présence de quelques volumes : les Méditations sur l’Évangile (4 vol.) et les Soliloques de saint Augustin22.

Quelques rares paysannes possédaient leurs propres livres. Ainsi, à Orgelet, Marie Claudine Lambert, épouse d’un laboureur, déclare en février 1768, que « son mary ayant si peu réussi dans son négoce et étant totalement dérangé, elle avait pris le party de faire séparation de biens d’avec luy ». Ses biens personnels fort médiocres se montaient à seulement 308 livres 8 sols, mais six petits livres lui appartenaient en propre : L’Imitation de Jésus-Christ, les Évangiles pour tous les jours, le Nouveau Testament, les Figures de la Bible et l’Entretien avec Notre-Seigneur 23 (le tout estimé à 3 livres). A Besançon, Marie-Thérèse Chrestin est la veuve de Claude Barthelet, vigneron. En 1745, elle possédait une petite bibliothèque de neuf volumes : deux Pédagogue chrétien, un Bouquet sacré, une Vie de saints, un livre de théologie, un Quinte-Curce, enfin un petit Dictionnaire latin-français24.

Les confréries féminines constituaient un lieu où s’imposait la possession du livre. Ainsi, Claude Bogillot, imprimeur-libraire imprima-t-il en 1725 l’Association des servantes de la glorieuse Vierge Marie conçue sans la tâche du Péché originel, petit in-12 de 186 pages, destiné, comme le titre l’indique clairement à un public féminin associatif 25. Comme on le voit, il existait donc bien en Comté une propriété féminine du livre et une lecture féminine, même dans les milieux modestes. Au témoignage du breton Lequinio26, vers 1800, les filles de paysans riches du Grandvaux viennent à l’église le dimanche en portant ostensiblement sous leur bras un beau livre de messe. Le moteur de cette lecture est la religion : les petites bibliothèques féminines sont essentiellement tournée vers la piété, en dépit du fait que, ici où là, se glissent quelques volumes qui introduisent une curiosité un peu différente.

L’ACHAT DE LIVRES LORS DE VENTES AUX ENCHÈRES

Lors des ventes aux enchères, des femmes achètent des livres, même s’il est vrai qu’elles sont moins nombreuses que les hommes. Mais des acheteuses sont présentes au milieu des acheteurs. Elles montent les enchères surtout pour des livres de religion.

Ainsi, en 1748 a lieu, rue Battant, à Besançon, la vente des marchandises d’un mercier. On y remarque une demoiselle P... qui achète pour 32 sols 4 paires d’Heures de Pin en parchemin ; demoiselle Boulard, achète quant à elle des catéchismes : Madame..., trois paires d’Heures appelées Chemin du ciel. Les effets du premier secrétaire à l’intendance Focard sont-ils mis aux enchères, que Mme de Bouligney achète la Semaine sainte pour 2 livres et des Pensées journalières pour 5 sols ; « La Machurey », quant à elle, enchérit pour un Dictionnaire militaire en 2 volumes (4 livres) ainsi que pour le Spectateur anglais (2 livres) ; et Mlle Bonlieu, pour les Prières du matin27 (1 livre 10 sols). À Saint-Claude, est dispersée en 1708 l’assez belle bibliothèque (383 volumes) du notaire Pierre-Joseph Vincent, dont les ouvrages s’en vont au feu des enchères, et on voit des sanclaudiennes enlever quelques ouvrages : la Relation historique de tout ce qui a été fait devant Gand et l’Abrégé de l’histoire des Flandres sont vendus à Marc Alexis Mermet, marchand (8 sols), mais Les États généraux convoqués au Ciel sont achetés par la femme Coudret (7 sols), et le Voyage des Indes « couvert en parchemin » et le Symbole des apôtres par la femme de Barthélemy Clerc. Enfin, la Somme des péchés est délivrée à la femme Picard, dont l’époux est tailleur d’habit28.

Les bibliothèques conventuelles confirment de façon éclatante que le livre est d’abord une possession masculine. À Besançon, les annonciades n’ont que 131 ouvrages, les ursulines 129, les bernardines 125... À Dole, les annonciades n’ont que 79 volumes et les visitandines 489 volumes... À Saint-Claude, même situation, la vente des livres des annonciades révélant que les livres là aussi étaient livres de piété29 (82 volumes). Moins de livres, que dans les ordres masculins, mais aussi d’autres livres : pas de gros traités de théologie, mais des petits livres de piété. Un net clivage culturel, ainsi, passe entre les ordres masculins et féminins, lequel ne fait que reproduire la coupure existant dans la société civile.

L’ENSEIGNEMENT DES TESTAMENTS : DES LEGS TRES SELECTIFS

Très souvent, dans leur testament, les donateurs offrent des livres, aux femmes (épouses, sœurs, nièces...), mais pas n’importe lesquels : il s’agit le plus clair du temps de livres de religion. Gestes qui révèlent avec grande clarté la conception générale que se faisait alors la société de la lecture féminine. Ce n’est pas un hasard, si Philippe Morel, prêtre familier d’Orgelet, prend soin du devenir de ses livres dans son testament du 1er juillet 1762, en donnant au capucins de la ville tous ses livres « sauf ceux de piété », lesquels sont par lui légués « à nos chères sœurs hospitalières » de la même ville. Il prend même la précaution scrupuleuse de dresser deux listes bien distinctes : aux uns, les ouvrages savants, aux autres les livres de piété et de dévotion. Le partage que fait ce prêtre de sa bibliothèque est ainsi très révélateur sur sa vision des livres qui conviennent aux femmes30. Nul étonnement non plus de voir en 1734 le substitut du procureur Colin, à Besançon, léguer à sa sœur une Imitation de Jésus-Christ accompagnée des œuvres de Rodriguez31. C’est un peu la même attitude que l’on retrouve chez le chanoine arboisien Rémy Deleschaux en 1724 : il donne « quelques-uns de [ses] livres » à un cousin, et se contente de léguer à une parente « le livre en 3 tomes des Méditations du rvd père Dupont »32. Le même état d’esprit inspire encore Claude Michel Catherin Pécault de Larderet, écuyer, capitaine d’artillerie, lorsqu’il rédige son testament le 2 novembre 1787. Il fait des dons importants à sa sœur, mais en prenant bien soin de préciser « sauf mes livres, gravures, dessins et instruments de mathématiques » qui, visiblement, ne sont pas des objets à mettre entre des mains de femmes. Il ajoute : « Je lègue tous mes livres, gravures, et instruments de mathématiques que je pourray avoir lors de mon décès, à mon frère aîné... », pour une valeur estimée à 300 livres tournois33. De son côté, Martin Grand, curé de Saint-Christophe (Jura), procède en 1746 devant le notaire d’Orgelet à différents legs. À ses amis :

au sr Varod, seigneur de Largillay, avocat, subdélégué d’Orgelet l’Histoire de cette province au Comté de Bourgogne en 3 volumes et le Traité de la mainmorte en un seul [volume] de Dunod ; [au sr] Oyselet seigneur de Legnia, fils cadet de M. de Legnia, lieutenant général au bailliage d’Orgelet l’Histoire et le Dictionnaire de Morery en 5 volumes in-folio avec les Supléments contenus en deux autres volumes aussy in-folio.

Mais relevons surtout, qu’il donne

à Josephte Blanc, ma petite nièce, le petit crucifix d’yvoire, un des prie-Dieu, les Méditations sur les passages choysis de l’Escriture Sainte pour tous les jours de l’année par le rvd père jésuite Segnery en 5 volumes in-1234.

Ce curé qui possédait une riche bibliothèque ne se trompe pas : à ses amis, notables du lieu, des ouvrages de droit et d’histoire, à la petite nièce un livre de religion.

D’AUTRES LECTURES HORS DE LA RELIGION ?

Si le livre de religion représente pour toute la période plus de 70 % de la bibliothèque féminine générale, la lecture féminine n’en a pas moins tendance à s’évader hors de la piété, hors du statut culturel dans lequel la société semblait vouloir l’enfermer. Évasion dans plusieurs directions : l’éducation des enfants, la lecture romanesque, voire parfois la curiosité érudite.

Les ouvrages d’éducation forment de toute apparence une partie des lectures de Mme Langlois de Sermange35 (1769), épouse d’un conseiller à la cour des comptes de Dole. Celle-ci possédait sa bibliothèque personnelle, qui comprenait quelques 108 volumes.

Tableau n° 3 – Une bibliothèque féminine : Mme Langlois, Dole, 1769.

Observations sur le jardinage3 vol.
Instructions d’un père à sa fille1 vol.
Nouveau Testament traduit en français2 vol.
Avent, Carême, Mystères et Panégyriques du P. Ségaud6 vol.
Œuvres de saint Ambroise sur la virginité1 vol.
Mœurs des Israélites1 vol.
Désirs de la mort1 vol.
Instructions de pénitence, tirées de l’Écriture sainte1 vol.
Psaumes de David1 vol.
Exercice de piété1 vol.
Confessions de saint Augustin1 vol.
Psaumes paraphrasés en vers1 vol.
Éducation des filles1 vol.
Éducation des enfants2 vol.
Étude des demoiselles2 vol.
Histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament1 vol.
Dimanches, Avent, Carêmes, Mystères, Panégyriques, Exhortations et Retraites du P. Bourdaloue18 vol.
Annee du chretien18 vol.
Catechisme de Montpellier3 vol.
Missel de Paris, Office de la nuit, Semaine sainte12 vol.
L’Anniversaire du saint Bapteme1 vol.
Imitation de Jesus-Christ1 vol.
Sainte Bible1 vol.
Manuel du chretien1 vol.
De la meilleure maniere d’entendre la messe1 vol.
Stations1 vol.
Caracteres de M. [de] La Bruyere2 vol.
Elemens de poesie3 vol.
OEuvres de Fenelon5 vol.
Avis d’une mere a son fils1 vol.
Le Maitre italien1 vol.
Sermons du P. Rivet4 vol.
Dictionnaire geographique1 vol.
Observations sur la coutume de Paris1 vol.
Voyage de Siam1 vol.
Remontrances du Parlement au Roy de 17531 vol.
Satires de Juvenal1 vol.

Si la religion est installée avec une présence écrasante dans cette bibliothèque (78 volumes sur 108, soit plus de 72 % de l’ensemble), un petit tiers de la bibliothèque est ouvert à des curiosités plus diversifiées. Là, priment les questions d’éducation, avec quatre titres ; puis, le jardinage, la poésie, les voyages et la géographie, voire le droit. L’éventail des curiosités ponctuelles tolérées par la religion est ici assez largement ouvert.

La lecture romanesque féminine paraît avoir gagné beaucoup de terrain dans les deux ou trois dernières décennies du siècle, du haut en bas de la société. Deux témoignages permettent d’en faire le constat. Ainsi, à Lons-le-Saunier, les bonnes qui charmaient par leurs récits le jeune enfant qu’était Désiré Monnier dans les années 1795 semblent bien sacrifier à la lecture de romans. Il écrit en effet :

J’ai honte en vérité d’avoir pris si vivement à cœur ce que nos bonnes nous racontaient de Geneviève de Brabant, de Gabrielle de Vergy, de Joseph vendu par ses frères, de saint Alexis, de Lolotte et Fanfan, de Robinson Crusoé, de Paul et Virginie...36

Récits de bonnes, où se mêlaient, comme on le voit, les contes et légendes avec les souvenirs des lectures romanesques. Rappelons que Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre était un roman récent, puisqu’il est paru en 1788. C’est donc en un cycle très court, de quelques années seulement, que ce roman est tombé dans le répertoire populaire des contes et légendes. Un autre témoignage significatif et plus général sur la lecture romanesque féminine est celui de M. de Salis, étranger (il est suisse-allemand), prisonnier à Salins et observateur attentif de la région. Il écrit vers 1800, avec réprobation :

Une autre cause, c’est la lecture très répandue des romans obscènes. Si l’on parcourt en France les librairies et surtout les cabinets de lecture, on est affligé du nombre de ces mauvais livres qui garnissent les rayons. À peine ose-t-on sans rougir y porter la main, et la plus part des abonnés sont de jeunes femmes ! J’ai vu avec quel appétit elles dévoraient ces romans, j’ai fait des reproches au libraire. Ces livres se débitent en grand nombre, m’a-t-il répondu, ils sont très courus et rapportent un grand profit, il faut donc en avoir...37

Les ex-libris manuscrits permettent parfois de saisir cette lecture romanesque. Ainsi, en tête d’un exemplaire du roman de l’abbé Gérard, Le Comte de Valmont ou les Égarements de la raison, une plume féminine a inscrit : « A moi Thérèse Reverchon, 1787 » ; et, postérieurement, en surcharge : « Dont d’amitié offaire à Madame Dolard par son amie ». Voici donc un volume passé de mains féminines en mains féminines38.

Les récits de voyages semblent aussi stimuler parfois l’imaginaire féminin. Il s’en trouve beaucoup dans la bibliothèque relativement importante de Jeanne Antoine Guillamier, douairière de Claude François Pernot, seigneur de Sergenaux, à Dole. L’inventaire du 15 décembre 1778 fait en effet état de quatre vingt six volumes, dont trente-deux sont des récits de voyages, parmi lesquels on trouve le Voyage de Chardin, le Voyage de Lucas, le Voyage au Nord ..., mais aussi des ouvrages de religion : un Catéchisme historique, l’Office de la semaine sainte, les Psaumes de David et un Ange conducteur 39.

LECTURES FÉMININES SAVANTES

La lecture féminine savante se rencontre aussi également. Un bel exemple nous est offert par le médecin dolois Marie-Joseph Bouvier40 (1746-1827), une célébrité de son temps. Dans un manuscrit intitulé Remarques chronologiques, il écrit en forme de préface :

Ces Remarques chronologiques faites en 1773-1774 dans mes études d’histoire avec Mad. R... n’ont pour base que huit ou dix ouvrages qui se trouvaient alors entre ses mains et dans les miens : la Genèse, l’Abrégé de l’Ancien Testament par M. Mezzangui, l’Histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament de Royaumont, l’Histoire ancienne de Rollin, l’Histoire poétique du père Jouvenci, Laurent Echard, l’Histoire de Joseph et quelques volumes dont je ne me rappelle plus les titres ont suffi à notre travail. C’est un résumé de ce que nous voulions retenir sur les livres saints et sur l’Histoire du peuple de Dieu41...

Cette Mme R... reste malheureusement inconnue, mais elle présente dans son anonymat un bel exemple de lecture féminine érudite, lecture approfondie faite, comme on le voit, la plume à la main. Autres témoignages de ce goût pour la connaissance : au milieu du siècle, avait été fondée, à Besançon, une Société littéraire de jeunes filles dite « Abbaye du Point-du-Jour », et on peut bien penser que ces demoiselles sacrifiaient beaucoup de leur temps à la lecture. La société avait pour conseiller-secrétaire l’avocat François-Joseph Dunod42. En 1753, l’abbé de Serent, ancien oratorien devenu avocat, dépité de n’avoir pas été choisi comme académicien, fonde une Société littéraire et militaire, avec pour objectif d’étudier les sciences et les arts utiles à la guerre. Or, parmi les membres, on trouve une femme, Mme Gagelin de Gray43. À la fin du XVIIIe siècle, la lecture des « dames de qualité » » prend une actualité telle que le marquis Claude-François-Adrien de Lezay-Marnésia n’hésite pas à rédiger à leur intention un essai intitulé Plan de lecture pour une jeune dame44 (Paris, 1784, in-12).

LES ACHATS D’UNE LECTRICE

Le geste d’achat de livres par les femmes est plus rare à rencontrer encore que celui des hommes. Toutefois, les hasards de la documentation peuvent faire surgir de l’ombre un exemple intéressant. Les papiers de la famille Mairot à Dole45, famille noble d’origine juridique46, permettent grâce aux reçus signés par les libraires – une vingtaine de billets – de suivre les achats de livres sur une période de dix années (1783-1792). En général, ces reçus sont envoyés à Mme Mairot, sauf lorsqu’il s’agit de règlements concernant les livraisons de l’Encyclopédie, en l’occurrence l’Encyclopédie méthodique, dont Panckoucke avait lancé la publication en 178247. Les volumes de ce monument de l’édition semblent plus particulièrement réservés à l’époux, militaire et chevalier de Saint-Louis. La somme totale des achats se monte à 1 615 livres, soit une moyenne annuelle de plus de 161 livres.

Le plus généralement les reçus sont donc adressés au nom de Mme Fleury Mairot, qui semble avoir la charge de gérer le quotidien de la vie familiale, car elle ne règle pas seulement les notes de librairie. Les sommes payées par elle aux libraires ne représentent pas seulement ses propres achats, de sorte que l’on serait mal venu de ramener à sa propre curiosité personnelle tous les volumes dont elle effectue le règlement. Les libraires, qui assurent les abonnements aux gazettes, tels le Mercure de France (de 1782 à 1789), le Journal de la cour et de la ville (1792), les Actes des apôtres (1792), et les envois de livres sont, à Besançon, la veuve Charmet, et à Dole, les libraires Claude Gérard Chaboz et Joly48.

La famille Mairot achète aux approches de la Révolution une littérature d’actualité : les Mémoires et Justifications de Necker avec la Réponse de Calonne. L’abonnement aux Actes des apôtres, journal royaliste auquel collabora Rivarol, en est un autre témoignage. Ce dernier abonnement donne sans doute une indication sur les opinions de cette famille noble. Les livres qui semblent intéresser directement Mme Mairot sont surtout des romans. La veuve Charmet (qui conduit seule l’affaire, suite au décès de son mari en 1782) lui expédie des ouvrages ou des listes « en son Hôtel à Dole » pour qu’elle puisse faire son choix et passer commande. Ainsi, le 2 mai 1787, la libraire lui écrit :

J’ai l’honneur d’envoyer à Madame Mayrot les derniers ouvrages qui ont paru, si il y en a quelques-uns qui lui conviennent pas, Madame de Mayrot est priée de me les renvoyer au plus tôt qu’il lui sera possible.

Dans une autre lettre non datée, elle lui communique les titres dernières nouveautés :

Madame, j’ai reçu le roman d’Estelle par Mr Florian 1 vol.49 (1 l. 16), Anna ou l’Héritière galloise traduit de l’anglais, 4 vol. (6 l.), le Comte de Saint Méran, 4 vol. (6 l.), Roman héroïque traduit par M. de Caylus 4 vol. (6 l.) (...). Je vous prie de me donner vos ordres si dans cette note il y a quelques choses qui puisse vous convenir. J’ai l’honneur d’être avec une parfaite considération...

Parmi les romans achetés on note Paul et Virginie en 178950, le Vicomte de Barjac, Arsace et Isménie, histoire orientale51, Caroline...52 En revanche, Mme Mairot renvoya Zélie dans le désert 53. Outre les romans, elle lisait l’Almanach des muses, et quelques pièces de théâtre achetées au libraire en morceaux « détachés ».

En province, en tout cas en Franche-Comté, à travers une documentation relativement rare, difficile à repérer et à saisir, il apparaît assez clairement que la lecture féminine a bien été une réalité, avec son originalité. Cette lecture demeure encore très largement minoritaire, mais elle présente de toute évidence déjà un assez large éventail de compétences inégales et de pratiques diversifiées, au même titre que ce que l’on peut rencontrer dans la lecture masculine. Lecture religieuse, lecture romanesque, lecture concernant l’éducation des enfants sont les grands pôles de la lecture féminine. Enfin, la représentation que l’époque se faisait du rôle de la femme dans la société continue au XVIIIe siècle, en haut ou en bas de l’échelle sociale, à peser fort lourdement sur ces pratiques de la lecture.

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1 Arch. dép. du Doubs, B 10596.

2 Arch. dép. du Doubs, B 8947.

3 Arch. dép. du Doubs, B 2120.

4 Arch. dép. du Jura, 4 B 688.

5 Arch. dép. du Doubs, B 10328.

6 Arch. dép. du Doubs, B 13964.

7 Arch. dép. du Doubs, B 10523.

8 Arch. dép. du Doubs, B 10513. Ailleurs, dans un buffet, on trouvait : Histoire des Pays-Bas, Histoire de Diodore de Sicile, Dictionnaire, Boguet, Ange gardien, l’Art du blason, Traité de civilité (4 t.), Avocat des âmes du purgatoire, Discours moraux, et « plusieurs autres livres de classe et de vieilles histoires ».

9 Le culte du saint suaire était fort développé en Franche-Comté. La relique arrivée au XVIe siècle était exposée à Pâques devant les foules rassemblées, et ce jusqu’à la Révolution, période où elle sera détruite.

10 Arch. dép. du Doubs, B 10514.

11 Ainsi, Catherine Martin, veuve d’un commerçant de Besançon, possédait-elle 15 volumes de piété en 1737 : « Vie des saints, la Vie de la vénérable mère Marie Élisabeth de la Croix de Jésus, Méditations de Boissieu, Heures royales, Épitres et Évangile, Histoire de la Bible, Conseil de la sagesse (2 t.) », accompagnés d’un « Tableau de la sainte Famille « et d’une découpure avec un Christ sous verre ». Arch. dép. du Doubs, B 10523.

12 Arch. dép. du Jura, 4 B 404.

13 Arch. dép. du Doubs, B 15327.

14 Arch. dép. du Doubs. Q 310.

15 Arch. dép. du Doubs, B 10599.

16 Arch. dép. du Doubs, B 10599.

17 Arch. dép. du Doubs, B 10540.

18 Arch. dép. de Haute-Saône, B 2255.

19 Arch. dép. du Doubs, B 10518.

20 Arch. dép. du Jura, 8 B 1 518.

21 Arch. dép. du Jura, 6 B 620.

22 Arch. dép. du Doubs, B 15332.

23 Arch. dép. du Jura, 6 B 529.

24 Arch. dép. du Doubs, B 10536.

25 M. Perrod, ouvr. cité, p. 146.

26 J.-M. Lequinio, Voyage pittoresque et physico-écoinomique dans le Jura, [an IX], Marseille, reprints Laffite, 1979.

27 Arch. dép. du Doubs, B 10536. Les effets du sr Focard ont été vendus pour la somme totale de 8 751 livres 13 sols.

28 Arch. dép. du Jura, 8 B 1510.

29 Arch. dép. du Jura, 10 QP 23.

30 Arch. dép. du Jura, 6 B 53.

31 Arch. dép. du Doubs, B 2151.

32 Arch. mun. d’Arbois, BB Hôpital 186.

33 Arch. dép. du Jura, B 409.

34 Arch. dép. du Jura, G 298.

35 Arch. dép. du Jura, IV E 4043.

36 Désiré Monnier, Souvenirs d’un octogénaire de province, Lons-le-Saulnier, S d’émulation du Jura, 1869, pp. 496 et suiv.

37 Édité dans l’annuaire de la Société d’émulation du Jura pour 1877.

38 Paris, Moutard, 1776, 5 vol. (coll. part.)

39 La bibliothèque est estimée à 63 livres 16 sols. L’évaluation totale des meubles et effets monte à 3 998 livres.

40 Il a été le médecin de Marie Laetitia, la mère de Napoléon.

41 Bibl. municipale de Dole, ms. 316.

42 En faisait partie notamment Mlle Mareschal, de Miserey.

43 Jean Cousin, L’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Besançon, Besançon, 1954, p. 14.

44 Claude-François-Adrien marquis de Lezay-Marnésia (1735-1800). Ce noble lettré avait réuni lors de son séjour au château de Moutonne, près d’Orgelet, un cercle d’amitiés littéraires, parmi lesquelles le littérateur jésuite Cérutti.

45 Bibl. municipale de Dole, 545 b EE 28 et suiv.

46 Jean-Yves Gavignet, La Famille Mairot au XVIIIe siècle, mémoire de maîtrise, Dijon, 1994.

47 Les livraisons en sont effectuées par le libraire dolois Chaboz, qui avait déjà placé bon nombre d’Encyclopédies in-4°.

48 Imprimeur librairie à Dole. Né le 19 mars 1760 à Nancy, il se fixe à Dole en 1784, après avoir acheté le 13 avril 1783, pour 2 600 livres, l’imprimerie des Tonnet, qui venait de brûler. Il l’agrandit et en renouvela les caractères. Il mourut en 1846, mais il avait laissé son atelier à son fils Jean-Baptiste, dès 1818. Outre ce fils, sa fille aînée avait épousé un avoué, receveur de la ville, et la cadette, un avocat.

49 Pastorale de Florian, 1788.

50 Roman de Bernardin de Saint-Pierre publié en 1788.

51 Roman de Montesquieu paru en 1783.

52 Caroline de Lichtfield, par Madame de***.

53 Roman de Marguerite Daubenton (1720-1818), qui épousera Buffon fils. Zélie dans le désert, roman sentimental paru en 1786.