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L’éditeur comme censeur : Le Breton et l’Encyclopédie

Roger CHARTIER

Collège de France et École des hautes études en sciences sociales

Daniel Roche a été, aussi, un historien de la censure comme l’atteste une de ses contributions les plus importantes à l’Histoire de l’édition française1. En faisant retour sur un épisode de l’histoire éditoriale de l’Encyclopédie, ce bref essai entend montrer comment ont été suivis certains des chemins qu’il a ouverts.

Trois raisons majeures ont conduit dans ces dernières années à un approfondissement de la réflexion sur la censure. La première situe les censeurs au sein des « premiers » lecteurs des livres pour lesquels une permission ou un privilège a été demandé par son éditeur ou son auteur. Avec les copistes professionnels, qui mettent au propre le manuscrit adressé aux autorités, puis les correcteurs, qui préparent la copie remise aux compositeurs, les censeurs sont parmi les premiers lecteurs dont la lecture laisse une trace dans le texte lui-même. Au-delà de l’octroi ou du refus de la permission d’imprimer, bien souvent les censeurs suggèrent des corrections qu’ils proposent comme autant d’améliorations de l’œuvre. Comme le montrent les rapports des censeurs étudiés par Raymond Birn, ils sont attentifs au style, à la grammaire et à l’exactitude des textes2. En ce sens leurs interventions doivent être considérées comme l’une des multiples collaborations qui produisent un texte imprimé, toujours différent de celui écrit, ou dicté par son auteur.

Une seconde réévaluation de la censure et des censeurs, déjà suggérée par Daniel Roche, s’appuie sur le constat que les censeurs sont aussi des auteurs – et des auteurs qui appartiennent à la même République des lettres que les auteurs dont ils approuvent, corrigent ou rejettent les manuscrits. Les uns et les autres partagent les mêmes sociabilités lettrées (40 % des censeurs actifs entre 1750 et 1763 ont été membres d’une académie parisienne ou provinciale), les mêmes pratiques d’écriture (dix-sept censeurs royaux furent collaborateurs du Journal des Savants et quarante-et-un du Mercure), les mêmes protections et les mêmes espérances en tant qu’« hommes de lettres ». C’est ainsi que Crébillon fut l’un des censeurs royaux tout en étant l’auteur du Sopha, une satire érotique présentée comme un « conte moral » imprimé dans « l’imprimerie du très pieux et très clément et très auguste sultan des Indes », tout comme le furent seize des collaborateurs de l’Encyclopédie – et parmi eux ce même Crébillon ou Condillac.

Enfin, à plusieurs reprises, ce sont les autorités qui avaient imposé la censure d’une œuvre et la condamnation d’un auteur qui en furent les meilleures protectrices. Durant l’interdiction des romans, décidée par le chancelier d’Aguesseau en 1737 (et qui fut maintenue jusqu’en 1750), des ouvrages appartenant au genre banni furent, pourtant, publiés grâce à des « permissions tacites » ou à de simples tolérance verbales accordées par le directeur de la Librairie, le comte d’Argenson3. Plus tard, l’Encyclopédie fut deux fois sauvée par Malesherbes, qui avait succédé à d’Argenson et à Chauvelin comme directeur de la Librairie.

En 1752, il accueillit dans son propre hôtel les manuscrits du dictionnaire alors qu’un arrêt du Conseil du roi avait interdit la distribution des deux premiers volumes parce qu’ils contenaient plusieurs maximes

tendant à détruire l’autorité royale, à établir l’esprit d’indépendance et de révolte et, sous des termes obscurs et équivoques, à élever le fondement de l’erreur, de la corruption des mœurs, de la religion et de l’incrédulité4.

Mme de Vandeul, la fille de Diderot raconte dans une lettre comment Malesherbes sauva l’entreprise :

M. de Malesherbes prévint mon père qu’il donnerait le lendemain ordre d’enlever ses papiers et ses cartons :

— Ce que vous m’annoncez là me chagrine terriblement ; jamais je n’aurai le temps de déménager tous mes manuscrits et, d’ailleurs, il n’est pas facile de trouver en vingt-quatre heures des gens qui veuillent bien s’en charger et chez qui ils soient en sûreté.

— Envoyez-les tous chez moi, répondit M. de Malesherbes, on ne viendra pas les y chercher !

En effet, mon père envoya la moitié de son cabinet chez celui qui ordonnait la visite5.

En 1759, l’Encyclopédie, dont sept volumes ont déjà été imprimés, fut condamnée par le Parlement, son privilège fut révoqué et les libraires se trouvèrent mis dans l’obligation de rembourser les souscripteurs par un arrêt du Conseil d’État. Une nouvelle fois, Malesherbes vint au secours de l’ouvrage. Il reçut chez lui les manuscrits des volumes à paraître, intervint pour que l’arrêt ordonnant le remboursement des souscripteurs ne fût pas largement diffusé et accorda aux libraires un nouveau privilège pour la publication de volumes de planches auxquels pouvait être affecté l’argent des souscriptions. Surtout, il permit l’impression des volumes restant dans le royaume mais sous une fausse adresse (À Neuchâtel, Chez Samuel Fauche) et sans mention des noms des véritables éditeurs6. Dans le Mémoire sur la liberté de la presse qu’il rédigea en 1788, Malesherbes raconte lui-même l’histoire mais en attribuant à une initiative des libraires ce qui fut le résultat de sa protection :

Les libraires prirent un parti qu’ils auraient dû prendre plus tôt. Ils firent imprimer sans censure, ou en pays étranger, ou secrètement dans le royaume (je n’ai pas cherché à pénétrer ce mystère), et ils firent imprimer tout l’ouvrage à la fois pour n’avoir plus de querelle à essuyer à chaque tome7.

Et il est vrai que Malesherbes ne chercha jamais à percer le mystère qu’il avait lui-même organisé...

Il faut donc réviser la vue classique qui opposait brutalement la monarchie et les Lumières, le despotisme de l’État et les audaces subversives des Philosophes. Contre cette imagerie, héritée du XVIIIe siècle lui-même, il faut d’abord rappeler avec Robert Darnton que nombreux furent les Philosophes qui vécurent des gratifications, pensions et protections accordée par la monarchie – et parmi elles la position de censeur8. Il faut aussi souligner que, si le roi ne pouvait accepter la publication et la diffusion dans le royaume des textes les plus radicaux, il devait, toutefois, tolérer l’impression et la circulation de ceux qui n’étaient pas suffisamment orthodoxes pour recevoir un privilège ou une permission du sceau – qui supposaient l’impression dans le livre lui-même de l’autorisation royale – mais qui, en même temps, n’étaient pas suffisamment subversifs pour être interdits et, donc, abandonnés aux éditeurs qui opéraient hors des frontières du royaume, en Suisse, dans les principautés allemandes, ou dans les Provinces-Unies. Cette nécessité conduisit à l’invention des « permissions tacites » (en fait, enregistrées comme des livres étrangers autorisés à circuler dans le royaume, puis, comme des livres pour lesquels une permission du sceau avait été accordée mais pas encore signée et scellée) et des simples autorisations verbales, sans aucune forme d’enregistrement. L’accroissement du nombre des « permissions tacites » fut spectaculaire : entre 1730 et 1746 leur moyenne annuelle est seulement de 17, elle passe à 79 entre 1751 et 1763 puis à 178 entre 1764 et 17869.

Les buts de cette politique étaient multiples. Le premier était économique et s’efforçait de protéger l’activité commerciale des libraires et imprimeurs français contre la concurrence de leurs confrères et rivaux étrangers qui faisaient leur profit d’une censure trop sévère dans le royaume. Le second visait à répondre aux inquiétudes de nombreux censeurs qui résistaient à la tolérance de Malesherbes, en particulier dans les matières religieuses, parce qu’ils craignaient de ne pas repérer dans les textes soumis à leur jugement des allusions voilée, des références cachées et de possible « applications » à des situations du temps ou de grands personnages contemporains. Robert Darnton donne un exemple de cette crainte. En 1751, l’abbé Guiroy écrit à un secrétaire de la direction de la Librairie à propos d’un roman qu’il doit examiner :

Je redoute les allusions. Elles y sont assez fréquentes, et je n’ose les prendre à mon compte. J’aurais peut-être lieu d’être tranquille si je les avais devinées, mais comme j’ignore sur qui elles peuvent tomber, vous m’obligeriez beaucoup si vous vouliez engager M. de Malesherbes à nommer un autre censeur. Peut-être sera-t-il mieux instruit que moi10.

Les permissions tacites et les autorisations verbales étaient un moyen de rendre plus facile la tâche des censeurs.

Elles permettaient également – et c’était là une autre de leurs raisons – la circulation et la lecture d’œuvres qui, sans être strictement orthodoxes, proposaient idées et savoirs nouveaux. Malesherbes insiste sur ce point dans son Mémoire de 1788 :

Un homme qui n’aurait jamais lu que les livres qui, dans leur origine, ont paru avec l’attache expresse du gouvernement, comme la loi le prescrit, serait en arrière de ses contemporains presque d’un siècle11.

C’est en ce sens que la monarchie française peut être considérée comme une « monarchie éclairée », du moins jusqu’à la décennie 1780. Inversement, dans certaines des républiques abritant les éditeurs et imprimeurs qui publiaient les ouvrages interdits pour le marché français, la censure imposait ses prohibitions.

Par exemple, si l’Émile fut protégé par Malesherbes (au moins jusqu’à sa condamnation par le Parlement de Paris et sa censure par la Faculté de théologie), le livre fut interdit par les autorités des Provinces-Unies et par le Grand Conseil de Genève, ce qui obligea Rousseau à se réfugier d’abord à Berlin, puis à Neuchâtel. Dans ce cas, l’administration monarchique française se montra plus « éclairée » que les autorités des républiques hollandaise et genevoise.

Il est donc clair que les perceptions traditionnelles de la censure au XVIIIe siècle doivent être révisées. Diderot lui-même, pourtant victime à plusieurs reprises des censeurs, invite à une telle réévaluation. Dans sa Lettre sur le commerce de la librairie, ou, selon le titre qu’il préférait, sa pièce sur la liberté de la presse, il décrit ainsi le désir des éditeurs d’être censurés parce que l’interdiction accroît l’intérêt des possibles acheteurs pour le livre ainsi prohibé :

Je vois que la proscription, plus elle est sévère, plus elle hausse le prix du livre, plus elle excite la curiosité de le lire ; plus il est acheté, plus il est lu. Et combien la condamnation n’en a-t-elle pas fait connaître que leur médiocrité condamnait à l’oubli. Combien de fois le libraire et l’auteur d’un ouvrage privilégié, s’ils l’avaient osé, n’auraient-ils pas dit aux magistrats de la grande police : « Messieurs, de grâce, un petit arrêt qui me condamne à être lacéré et brûlé au bas de votre escalier ». Quand on crie la sentence d’un livre, les ouvriers de l’imprimerie disent : « Bon, encore une édition »12.

La censure est donc, à la fois, inefficace et ruineuse : inefficace car elle n’interdit pas la circulation clandestine, donc la lecture des livres tenus pour dangereux ; ruineuse par ce qu’elle profite aux libraires étrangers qui s’emparent des titres interdits et, malgré toutes les surveillances, les introduisent dans le royaume.

Toutefois, il me semble qu’il ne faut pas pousser trop loin cette réévaluation à la baisse du rôle répressif de la censure. C’est en effet entre 1750 et 1779, durant les années où Malesherbes est directeur de la Librairie que le nombre des emprisonnements à la Bastille pour des « affaires de librairie » atteint son maximum. Durant ces trente ans, 383 libraires, imprimeurs, compagnons, colporteurs, et écrivains furent embastillés pour de tels crimes. Les auteurs (pamphlétaires, gazetiers, nouvellistes) font plus du tiers de ce total, avec 141 emprisonnés. Le séjour dans la prison d’État était généralement bref, mais plus long pour les écrivains, détenus six mois en moyenne, que pour les hommes et femmes du commerce du livre (moins d’une centaine de jours d’emprisonnement en moyenne). Le total des emprisonnés pour avoir écrit, imprimé ou vendu des ouvrages prohibés constitue 40 % de tous les embastillés dans cette période13. Il est donc sûr que la tolérance exercée par les administrateurs de la Librairie n’était en aucun cas contradictoire avec une forte répression.

À la Bastille n’étaient pas seulement emprisonnés gens de lettres et gens du livre. Les ouvrages eux-mêmes partageaient leur malheureux sort en attendant d’être mis au pilon. Louis-Sébastien Mercier décrit avec ironie la transmutation du papier sur lequel sont imprimés les textes scandaleux en carton recyclé pour de multiples usages :

Les livres qui ont cet odieux caractère, on fait bien de les mettre au pilon, c’est-à-dire de les broyer sous une machine faite exprès et qui métamorphose ces pages scandaleuses en cartons utiles. Ils forment les tabatières que chacun porte en poche. L’ouvrage impie et obscène, mis en pâte et vernissé, est dans la main du prélat : il joue et badine avec l’objet de ses anciens anathèmes ; il prend du tabac dans ce qui composait jadis Le Portier des Chartreux 14

– c’est-à-dire l’Histoire de dom B***, portier des Chartreux, l’un des best-sellers pornographique de la Société typographique de Neuchâtel.

En 1790, le libraire parisien Poinçot fut chargé par la municipalité de dresser inventaire des ouvrages confisqués depuis 1785 et qui n’avaient pas été mis au pilon avant 1789. Il avait, en effet, fait observer aux autorités qu’il

était possible de tirer parti, au profit de la Ville, de cet amas nombreux d’imprimés entassés au hasard et sans ordre, qui se perdaient dans l’humidité et la poussière, si on ne se hâtait de les en tirer15.

Son inventaire recense 393 titres pour 564 volumes confisqués dans les cinq années précédant la Révolution16. Il mentionne, comme on pouvait l’attendre, des ouvrages pornographiques, des libelles diffamatoires, des satires religieuses et des chroniques scandaleuses, qui constituaient une part importante dans les catalogues secrets des éditeurs étrangers spécialisés dans les « livres philosophiques »17. Mais à leurs côtés sont présents à la Bastille les œuvres des véritables Philosophes : Voltaire, dont dix-huit œuvres étaient embastillées en 1789, puis d’Holbach (huit titres), Rousseau (avec quatre titres dont Du Contrat social, le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité et l’Émile) et, avec un ou deux titres, Helvétius, Diderot, Condorcet, Raynal et Mercier. S’il n’y avait que sept prisonniers dans la prison d’État le 14 juillet 1789, tous les classiques des Lumières s’y trouvaient enfermés, victimes de la censure et de la police du roi.

Menacée par deux fois, mais deux fois sauvée par Malesherbes, l’Encyclopédie contient deux articles consacrés à la censure des livres. Ils sont très prudents et ne mettent l’accent que sur la seule censure ecclésiastique. L’article « Censeurs » rappellent les multiples conflits entre les docteurs de la Faculté de théologie à propos des matières religieuses (que l’objet en ait été les divergences quant à l’autorité respective des papes et des conciles ou les disputes sur la grâce) pour justifier implicitement la décision de Séguier établissant des censeurs royaux qui privèrent la Faculté de théologie du pouvoir de censure qu’elle revendiquait en tant qu’institution :

M. le chancelier Séguier se détermina à ôter à la faculté le droit d’approuver les livres ; il créa quatre nouveaux censeurs, mais sans lettres patentes, et sans aucun autre titre que la volonté du roi, avec 600 livres de pension. Depuis ce temps [1653], le nombre des censeurs a été considérablement augmenté ; il y en a pour les différentes matières que l’on peut traiter : le droit de les nommer appartient à M. le chancelier, à qui ils rendent compte des livres dont il leur confie l’examen, et sur leur approbation est accordé le privilège de les imprimer.

L’Encyclopédie reconnaît ainsi la légitime confiscation par le pouvoir royal du pouvoir de censure, aux dépens de la faculté de théologie mais aussi, on peut le penser, des parlements. Dans l’article « Censure », l’abbé Yvon suit la même stratégie d’approbation implicite. Soulignant l’incertitude des opinions des théologiens qui en sont venus à considérer comme acceptables des idées auparavant dénoncées comme dangereuses, il conclut que

l’exemple du concile de Trente, qui a laissé tant de questions indécises, ne voulant point interposer son autorité où il voyait différentes opinions, nous apprend combien on doit être circonspect, quand il est question de flétrir un livre.

Dans le long article « Encyclopédie », Diderot imagine le censeur idéal pour un tel livre puisque celui-ci doit être soumis à la censure. Un tel censeur doit

aimer assez la vérité, la vertu, le progrès de connaissances humaines et l’honneur de la nation, pour n’avoir en vue que ces grands objets.

L’article autorise Diderot à rappeler certains épisodes douloureux de l’histoire de son Encyclopédie. Un censeur intelligent ne demandera pas que soit réfuté, corrigé ou supprimé ce qui est donné comme des fait historiques, et il ne sera pas « effarouché » par les affirmations cyniques de Diogène, le langage technique de Winslow ou les syllogismes d’Anaxagoras. Toutefois, une précaution sera nécessaire : soumettre à ce censeur avisé, non pas le manuscrit du livre, mais ses épreuves imprimées :

Une attention que je recommanderai à l’éditeur qui nous succédera, et pour le bien de l’ouvrage, et pour la sûreté de sa personne, c’est d’envoyer aux censeurs les feuilles imprimées, et non le manuscrit. Avec cette précaution, les articles ne seront ni perdus, ni dérangés, ni supprimés ; & le paraphe du censeur, mis au bas de la feuille imprimée, sera le garant le plus sûr qu’on n’a ni ajouté, ni altéré, ni retranché, & que l’ouvrage est resté dans l’état où il a jugé à propos qu’il s’imprimât.

On peut lire dans cette observation un écho de l’histoire de l’Encyclopédie et de la déception de Diderot devant les mauvaises manières de son éditeur Le Breton. Pour parer à une possible interdiction du livre, celui-ci décida de censurer lui-même 46 articles après que Diderot en eut relu les épreuves et donné son « bon à tirer ». Dans ce cas, très exceptionnel, la censure ne fut pas exercée par un censeur royal mais par l’un des libraires éditeurs du livre, soucieux de ne pas perdre la « tolérance » accordée par Malesherbes en 175918. Les articles « Sectes du christianisme » et « Religion protestante », qui citait la définition de Rousseau tenant cette religion pour « raisonnable et sainte », la partie de l’article « Tolérance » rédigée par Jaucourt qui l’identifiait à la « liberté de conscience », et les sous-articles « Théologie scholastique », désignée comme une « Théologie barbare » et « Réflexions sur la théologie » dus à Morellet, furent entièrement censurés. Dans d’autres articles, Le Breton, son prote ou un comité travaillant pour lui supprimèrent certaines phrases ou paragraphes et réécrirent certains passages.

Il n’est pas dans mon propos de proposer une étude exhaustive des mutilations ainsi infligées aux articles corrigés et approuvés par Diderot. Je voudrais seulement en indiquer les principales raisons. Elles sont rendues évidentes dans deux articles lourdement censurés, « Sarrasins ou Philosophie des Sarrasins ou Arabes » et « Pyrrhonienne ou Philosophie pyrrhonienne ou sceptique ». Dans le premier, Le Breton supprime un passage qui liait le rappel de « la haine des premiers musulmans contre toute espèce de connaissance » avec une affirmation universelle : « c’est une observation générale que la religion s’avilit à mesure que la Philosophie s’accroît » et le démontrait en constatant que dans certaines paroisses catholiques le nombre d’hosties avait diminué de cinquante mille à dix mille entre 1700 et 1759, prouvant ainsi que la foi s’était affaiblie des quatre cinquièmes. Il supprima aussi un passage qui utilisait l’exemple des princes musulmans éclairés pour indiquer que « le souverain sage et prudent isolera sa demeure de celle des dieux ».

Dans « Philosophie pyrrhonienne », Le Breton ôta toutes les attaques contre les théologiens, par exemple :

Quelle folie, que de prétendre élever l’autorité de la tradition contre celle de la raison, comme s’il ne fallait pas soumettre l’authenticité de l’une à l’examen de l’autre ? Et qu’est-ce qui m’assure que je ne me suis point trompé dans cet examen, si l’on m’ôte la confiance dans la lumière naturelle ?

Il supprima aussi quelques passages consacrés au « pyrrhonisme » de Bayle qui louaient sa défense des protestants après la révocation de l’édit de Nantes, son sens de la tolérance et de la liberté de penser, et son honnête exercice de la raison : « Il savait trop pour tout croire, ou pour douter de tout ».

Quelques affirmations politiques furent également la cible de Le Breton. Dans l’article « Souveraineté », après la phrase « la fin de la souveraineté est la félicité des peuples », il effaça les lignes suivantes qui indiquaient que, si les souverains oubliaient cette fin, « la souveraineté dégénère en tyrannie, et dès lors cesse d’être une autorité légitime ». Le Breton censura avec vigilance toutes les formules contre les dogmes catholiques ou l’autorité de l’Église. Ainsi, dans l’article « Peines purifiantes », les derniers mots concernant le Purgatoire dont « l’établissement chimérique accable de bonnes âmes ». Ainsi, dans « Paradis », les références aux « Thélogiciens accoutumés à bâtir en l’air » et l’ironie à propos des disputes sur la localisation du « séjour des bienheureux ». Dans l’article « Puissance papale », la première phrase, « L’autorité où les papes sont parvenus est un événement bien singulier » devint dans la réécriture de Le Breton : « L’autorité que l’on voudrait attribuer aux papes ne paraît pas raisonnable à tout le monde ».

Très souvent, Le Breton s’efforça de protéger le christianisme des affirmations générales sur les religions. Dans l’article « Macération », cette « triste superstition » était considérée comme « répandue encore dans tous les pays du monde ; il y a peu de religions dont le culte n’ait blasphémé » ; après la censure de l’éditeur, elle n’était plus que « répandue encore dans beaucoup de pays du monde ». Dans l’article « Quiay », consacré aux idoles du royaume de Pegu en Inde, la phrase « leurs prêtres s’appellent raulins, et ne le cèdent point aux autres en imposture » est amputé de ces derniers neuf mots. Dans l’article « Pegu », la dernière phrase qui rappelle que ses habitants croient que tous les hommes seront sauvés quelle que soit leur religion est privé du commentaire de l’auteur : « et vraisemblablement ils ont raison ».

Le Breton semble obsédé par la nécessité de supprimer toute critique et toute moquerie contre les Pères de l’Église. Il est particulièrement attentif aux remarques dépréciatives à l’encontre de saint Augustin. Dans l’article « Tagaste », la ville de naissance du saint, il supprima la remarque de l’auteur qui affirmait « je crains qu’il n’ait fait plus de mal que de bien dans le monde ». Dans l’article « Tarragone », où vivait cet Osorius qui fut envoyé par saint Augustin auprès de saint Jérôme pour une consultation sur l’origine de l’âme, Le Breton ôta les lignes qui se moquaient du Docteur de l’Église qui ne savait pas ce qu’il devait croire. Dans le long article « Manne du désert », Le Breton ne permit pas la mention de « l’imagination rabbiniste » d’Augustin et dans l’article « Vomir », où l’exemple pour l’usage figuré du verbe était « Les injures que les Pères de l’Église ont vomies les uns contre les autres », il corrigea le texte en « Les insultes que les auteurs ont vomies les uns contre les autres ».

Diderot découvrit les suppressions de Le Breton en 1764 quand il lui demanda l’article « Sarrasins » pour la préparation des derniers volumes de l’ouvrage. Il se rendit compte alors que l’article avait été profondément mutilé même si, puisque les manuscrits des articles avaient été détruits et que Le Breton était en possession des pages d’épreuves, il ne pouvait mesurer exactement l’étendue de la censure imposée aux textes qu’il avait corrigés et qu’il pensait devoir être ceux des volumes imprimés. Sa réaction fut double. Le 12 novembre 1764, il écrivit une lettre à Le Breton dans laquelle il dénonçait la trahison :

Vous m’avez lâchement trompé deux ans de suite. Vous avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt honnêtes gens qui vous ont consacré leur temps, leurs talents et leurs veilles gratuitement, par amour du bien et de la vérité, et sur le seul espoir de voir paraître leurs idées et d’en recueillir quelque considération qu’ils ont bien méritée, et dont votre injustice et votre ingratitude les aura privés19.

Dans cette lettre furieuse, Diderot rappelait son désespoir quand il découvrit les mutilations de ses articles et il prophétisait la ruine et la honte de l’éditeur qui avait ainsi détruit toute la philosophie du livre : « vous l’avez châtrée, dépecée, mutilée, mis en lambeaux, sans jugement, sans ménagement et sans goût ». Sa colère et son découragement étaient tels qu’il se refusait à demander à Le Breton la seule possibilité qui aurait permis de reconstruire les articles si affreusement altérés :

Encore s’il était possible d’obtenir de vous les épreuves, afin de transcrire à la main les morceaux que vous avez supprimés ! La demande est juste, mais je ne la fais pas. Quand on a été capable d’abuser de la confiance au point où vous avez abusé de la mienne, on est capable de tout.

Seule la conservation des épreuves par Le Breton autorise aujourd’hui ce que Diderot ne pouvait ou ne voulait faire : retrouver le texte des articles tel qu’il avait été originellement composé et tel que, pour Diderot, il aurait du être imprimé dans les volumes adressés aux souscripteurs.

Sa seconde réaction peut être lue sur les pages des épreuves elles-mêmes. Corrigeant certains articles qui lui ont été envoyés après la censure de Le Breton, il écrivit dans leur marge des commentaires rageurs. Dans l’article « Menace », où il voulait se venger de Joly de Fleury, le procureur général du Parlement de Paris qui avait fait condamner l’Encyclopédie en 1759, il indiquait : « Je prie très instamment qu’on ne s’avise pas de toucher à cet article ». Dans l’article « Philosophie socratique », amputé des lignes qui dénonçaient l’ignominie des juges de Socrate et, du coup, celle des juges qui condamnaient les Philosophes contemporains, il écrit :

J’ai revu quand la serpe Ostrogothe eut massacré les articles. Vous tirerez et foutrez par la fenêtre, si vous faites bien (...) Au reste je m’en fous. Rira bien qui rira le dernier.

Quand il révéla les mutilations subies par l’Encyclopédie dans le numéro de sa Correspondance littéraire en date du 1er janvier 1771, Grimm indiqua :

On ne peut savoir au juste jusqu’à quel point cette infâme et incroyable opération a été meurtrière, car les auteurs du forfait brûlèrent le manuscrit à mesure que l’impression avançait, et rendirent le mal irrémédiable20.

Il semble ainsi oublier que Le Breton avait conservé les épreuves du texte premier des articles, ce qui rend possible de mesurer l’importance du « meurtre ». Demeure, toutefois, la question de savoir si les épreuves rassemblées dans le « dix-huitième volume » de l’Encyclopédie, celui possédé par Douglas Gordon et maintenant à la bibliothèque de l’université de Virginie, contiennent la totalité des articles qui furent mutilés par Le Breton. Dans leur livre, Gordon et Torrey faisaient remarquer :

It could hardly be maintained that these three hundred and eighteen pages constitute the total number of proofs altered or rejected in the publication of such an immense work21.

Dans ce cas, l’Encyclopédie lue par les lecteurs du XVIIIe siècle, et par nous aujourd’hui, serait plus différente qu’on ne le pense de celle que Diderot pensait avoir publiée. Mais il est possible, également, que l’attention mutilatrice de Le Breton se soit attachée presque exclusivement à des articles rédigés par Jaucourt et Diderot, ce qui expliquerait pourquoi en 1771 Grimm pouvait observer : « Chose inouïe, je n’ai jamais entendu aucun des auteurs maltraités se plaindre. »

Dans cette même année 1764, celle de sa découverte de la trahison de Le Breton, Diderot avait rédigé pour la communauté et son syndic, qui était ce même Le Breton, sa Lettre sur le commerce de la librairie. Débordant les préoccupations des libraires, inquiets par la possible suppression des privilèges, il met à profit l’occasion pour adresser au directeur de la Librairie une critique aiguë de la censure royale, impuissante et ruineuse. La « liberté de la presse » est donc nécessaire. L’octroi automatique d’une permission tacite à tout auteur ou éditeur qui en ferait la demande pour l’un de ses ouvrages lui semble la voie la meilleure. Certes, l’abolition de toute censure préalable pourrait suivre l’exemple de l’Angleterre, où elle a été supprimée depuis 1695. Mais, comme l’écrit ironiquement Diderot : « Je serai bien fâché que cette police s’établit ici. Bientôt elle nous rendrait trop sages. »22

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1 Daniel Roche, « La censure » et « La police du livre », dans Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française, Tome II, Le livre triomphant 1660-1830, Paris, Promodis, 1984, pp. 76-91.

2 Raymond Birn, La Censure royale des livres dans la France des Lumières, Paris, Odile Jacob, 2007.

3 Françoise Weil, L’Interdiction du roman et la librairie, 1725-1750, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1986.

4 Cité dans Pierre Grosclaude, Malesherbes témoin et interprète de son temps, Paris, Librairie Fischbacher, 1961, p. 104.

5 Ibid., p. 105.

6 Jacques Proust, Diderot et l’Encyclopédie, Paris, Colin, 1967.

7 Malesherbes, Mémoire sur la liberté de la presse, Paris, 1788, réédité dans Malesherbes, Mémoire sur la librairie. Mémoire sur la liberté de la presse, présent. par Roger Chartier, Paris, Imprimerie nationale éditions, 1994, p. 276.

8 Robert Darnton, « The High Enlightenment and the Low-Life of Literature in Pre-Revolutionary France », dans Past and Present, n° 51, 1971, pp. 81-115 (tr. fr. « Dans la France prérévolutionnaire : des Philosophes des Lumières aux Rousseau des ruisseaux », dans Bohème littéraire et Révolution. Le monde du livre au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard-Le Seuil [Hautes Études], 1983, pp. 7-41).

9 Robert Estivals, La Statistique bibliographique de la France sous la monarchie au XVIIIe siècle, Paris, La Haye, Mouton, 1965, pp. 107-120 et pp. 275-291.

10 Robert Darnton, The Devil in the Holy Water, or The Art of Slander from Louis XIV to Napoleon, Phildelphia, University of Pennsylvania Press, 2009 (tr. fr., Le Diable dans un bénitier. L’Art de la calomnie en France, 1650-1800, Paris, Gallimard, 2010, citation, p. 394).

11 Malesherbes, Mémoire sur la liberté de la presse, ouvr. cité, p. 245.

12 Denis Diderot, « Lettre sur le commerce de la librairie », dans Diderot, Œuvres complètes, t. VIII, Encyclopédie IV (lettres M-Z). Lettre sur le commerce de la librairie, éd. crit. et ann. prés. par John Lough et Jacques Proust, Paris, Hermann, 1976, pp. 465-567, citation, p. 556.

13 Cf. Daniel Roche, « La police du livre », art. cité, et le catalogue de l’exposition de la Bibliothèque de l’Arsenal, La Bastille ou l’« enfer des vivants », Paris, Éd. de la Bibliothèque nationale de France, 2010.

14 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, nouv. éd. rev. et augm., Amsterdam, 1782-1783, t. VII, « Saisies », pp. 187-188.

15 Rapport adressé au maire de Paris le 19 octobre 1790, cité d’après Frantz Funck-Brentano, Archives de la Bastille, Paris, 1892-1894, t. I, p. XLV.

16 Arsenal, ms. 10305 : « État des Livres des pausés à St-Louis de la Culture mit en ordre par ordre de MM. les commissaires commancé le 14 juillet 1790 par Poinçot ».

17 Robert Darnton, The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France, New-York, W. W. Norton, 1995.

18 Les épreuves corrigées par Diderot et censurées par Le Breton, qui constituent le « dix-huitième volume » de l’Encyclopédie, sont consultables sur le site de http://encyclopedie.uchicago.edu dans le cadre du projet ARTFL Encyclopédie. Elles sont conservées à la bibliothèque de l’université de Virginie à Charlottesville. Leur itinérance entre Paris, la Russie et la collection privée de Douglas Gordon à Baltimore est décrite dans Douglas H. Gordon et Norman L. Torrey, The Censuring of the Encyclopédie, New-York, Columbia Univ. Press, 1947.

19 Cette lettre est publiée dans Diderot, Œuvres complètes, éd. par J. Assézat et Maurice Tourneux, Paris, 1875, t. XIX, pp. 469-470.

20 Correspondance littéraire, 1770-1771, t. IX, éd. par Maurice Tourneux, Paris, Garnier, 1879, pp. 206-209.

21 Douglas H. Gordon et Norman L. Torrey, The Censuring of the Encyclopédie, ouvr. cité, pp. 38-39.

22 Diderot, « Lettre sur le commerce de la librairie », dans Diderot, Œuvres complètes, ouvr. cité, t. VIII, p. 559.