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L’Apparition du livre et l’histoire du livre en Italie

Mario INFELISE

Université Ca’ Foscari de Venise

NdlR. Traduction établie par Frédéric Barbier et revue par l’auteur

La version italienne de L’Apparition du livre, de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, sort en 1977 chez l’éditeur Laterza, dix-neuf ans après la première édition française, et ce retard peut expliquer l’évolution de l’intérêt pour l’histoire du livre en Italie1. Le projet de traduire a été proposé par le paléographe Armando Petrucci, lequel, dans son texte d’introduction, souligne l’importance du texte, mais prend ses distances sur certains points essentiels. Petrucci reproche en particulier au travail de Febvre et Martin d’avoir manifesté un optimisme excessif relativement à la technologie des caractères mobiles, et sous-estimé le rôle du livre manuscrit ainsi qu’un certain nombre d’éléments de continuité entre le temps du manuscrit et celui de la presse typographique. Le titre italien lui-même, La Nascita del libro (La Naissance du livre), tend cependant à atténuer le sentiment de rupture et de nouveauté qui était plus implicite dans le substantif Apparition. L’édition italienne n’a pas repris l’introduction sur le livre manuscrit par Marcel Thomas, ni le petit paragraphe sur le précédent chinois par Marie Robert Guignard, ni surtout l’important chapitre sur le livre et la Réforme protestante2.

Ces dix-neuf ans de distance manifestent l’écart entre le premier éclat de la rubrique « Histoire du livre à la française » et le réveil des intérêts italiens dans ce domaine. Le délai était nécessaire pour que l’histoire du livre telle que préconisée en France en 1925 par Lucien Febvre et mise en œuvre par Henri-Jean Martin dans les années 1950 et 1960, s’établisse au-delà des Alpes3 : une histoire du livre qui soit, pour reprendre le mot de Febvre, en mesure de montrer dans le livre un des outils les plus efficaces à travers lesquels la civilisation occidentale a assuré sa propre « maîtrise sur le monde » 4. La culture italienne de l’époque se caractérisait par une méfiance assez profonde envers l’histoire des mentalités et plus particulièrement envers les travaux historiographiques qui tentaient de se concentrer sur les dimensions sociales et économiques des activités culturelles. L’histoire classique des idées, alors très brillante en Italie, ne voyait pas non plus d’un bon œil les expériences faites en France dans ce domaine par la mise en œuvre de méthodologies quantitatives. On se souvient des deux très longs comptes rendus faits par Furio Diaz, éminent historien du siècle des Lumières, sur les deux volumes du célèbre Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, dans lequel des spécialistes tels que François Furet, Daniel Roche, Alphonse Dupront, Geneviève Bollème et Jacques Roger avaient pour la première fois entrepris d’appliquer des méthodes quantitatives à l’histoire des idées. Les considérations de Diaz publiées en 1966 et 1972 dans la prestigieuse Rivista storica italiana étaient sévères. Elles s’opposaient fortement à l’approche française de l’histoire des idées, qui visait à définir une nouvelle histoire sociale de la culture. Diaz affirme péremptoirement :

Le seul problème pertinent de l’histoire intellectuelle envisage le moment de la production individuelle d’idées qui comptent dans l’histoire grâce leur originalité. Mais étudier les processus par lesquels les idées deviennent une mentalité diffuse, c’est simplement reconstruire l’histoire d’une passivité, une histoire, d’une certaine manière, secondaire5.

Dans ces mêmes années, Robert Darnton avait manifesté au contraire une compréhension tout autre, sans abandonner pour autant un certain regard cri tique sur les résultats de la recherche française. Tout en en désignant les points faibles, il était conscient de la nécessité d’approfondir le rapport existant entre les instruments de la communication et la société6.

Des méfiances de ce type avaient certainement retardé l’émergence d’une perception peut-être critique, mais aussi plus disposée à essayer de nouvelles hypothèses de recherche sur le monde des livres et des éditeurs. Je pense par conséquent que ce n’a pas été le fait du hasard si ce n’était pas un historien moderniste italien qui a ouvert la voie à une meilleure connaissance de ces domaines, mais comme je l’ai dit, un paléographe, Armando Petrucci, animé d’une curiosité extraordinaire et très originale pour l’histoire sociale de l’écriture, entendue dans la conception la plus large possible. De plus, dans cette même année 1977, Petrucci avait personnellement pris en charge, outre pour ainsi dire la traduction de L’Apparition du livre, un recueil d’essais intitulé Libri, editori e pubblico nell’Europa moderna. Guida storica e critica, dans lequel il proposait au public italien certains des travaux les plus importants publiés dans les années précédentes en France (Henri-Jean Martin, François Furet et Geneviève Bollème), ainsi que les premières recherches italiennes reprenant certains de ces thèmes, comme l’étude d’Amedeo Quondam sur la maison des Giolito au XVIe siècle et celle d’Adriana Lay sur le Piémont du XVIIIe siècle7. Dans sa présentation, Petrucci soulignait le délai écoulé entre l’apogée de l’intérêt concernant ce domaine en France, et le retard marqué d’une recherche italienne qui, après un début prometteur à la fin du XIXe siècle, s’était desséchée dans une érudition tournant sur elle-même et dans une « orientation bibliophilique et volontiers célébrative », de sorte que peu d’autres travaux ont été produits pendant toutes ces décennies sinon des «compilations, souvent de niveau très faible» à l’usage des cours universitaires de bibliographie et de bibliothéconomie8.

Durant ces mêmes années pourtant, d’autres interventions portaient un regard plus mature sur la présence de livres dans la société italienne. Cela s’applique, par exemple, au célèbre Le Fromage et les vers de Carlo Ginzburg qui, en 1976, reprend en substance l’histoire des effets de la rencontre d’un homme ordinaire avec le livre imprimé dans la seconde moitié du XVIe siècle. Tout aussi intéressant est le parcours de Marino Berengo vers l’histoire de l’édition : cependant, son intérêt pour l’histoire du livre n’a pratiquement rien de commun avec la méthodologie développée en France sur ce thème, et il publiera en 1980 ses travaux fondamentaux sur les libraires milanais de la Restauration9. Berengo avait à coup sûr peu confiance dans le travail d’équipes, et il était assez soupçonneux quant aux premières tentatives d’utilisation de la quantification. En outre, son intérêt en tant qu’historien le poussait plutôt vers d’autres directions. L’un des fils conducteurs qui relient toute l’œuvre de Berengo – engagée dans des domaines aussi variés de la modernité européenne que la société vénitienne des Lumières, la Lucques de la Renaissance, l’histoire rurale du XIXe siècle, et jusqu’au tableau extraordinaire de la civilisation urbaine de l’Europe – a été de saisir les éléments qui rendent la vie en commun possible dans le cadre civil. Les aspects sociaux de la vie culturelle en ont fait partie. Les intérêts de Berengo pour les problèmes de l’édition sont donc en fait pleinement en rapport avec cette problématique, et ne venaient pas d’une curiosité spécifique pour le caractère particulier du livre ou des systèmes de communication10.

Berengo comme Petrucci ont considéré comme important de redécouvrir et de réévaluer les domaines d’études qui, dans un passé plus ou moins récent, avaient été cultivés avec succès en Italie. Tous deux avaient clairement à l’esprit le temps des brillantes études italiennes dans le domaine de la bibliographie au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, et cette période d’une dynamique extraordinaire s’agissant de l’histoire culturelle, quand ils observaient combien, c’était des raisons éthiques qui avaient suscité l’intérêt national. C’était en réalité le temps d’un enthousiasme extraordinaire pour les bibliothèques et pour les institutions culturelles de l’Italie nouvelle.

Ce furent en effet des années d’enthousiasme extraordinaire. Les bibliothèques et les collections de livres ont été réorganisées, après la phase de bouleversements politiques qui avaient marqué la période des années napoléoniennes à l’Unité. Au même moment a débuté le processus d’industrialisation de l’édition qui, bien qu’en retard par rapport à l’Angleterre, à la France et à l’Allemagne, a radicalement transformé les modes de production et d’utilisation du papier imprimé. La lutte contre l’analphabétisme et pour la diffusion de la scolarité a aussi marqué la période11. Par suite, l’attention envers le livre était générale, et touchait particulièrement le monde des libraires, des éditeurs, des collectionneurs, des bibliothécaires, des chercheurs et des enseignants. Nous ne disposons pas encore d’un tableau d’ensemble décrivant cette conjoncture et cette combinaison d’intérêts, mais d’un très grand nombre d’informations qui témoignent d’une remarquable ferveur animée d’une passion citoyenne intense et authentique12. La recherche bibliographique et la politique des bibliothèques paraissaient fondamentales pour la construction de la nouvelle nation italienne, de par leurs profondes implications s’agissant de l’éducation, mais aussi de la collecte et de la préservation d’un patrimoine culturel sans égal par sa masse en Europe. Mais il était indispensable de dépasser la conception selon laquelle les bibliothèques ne serviraient qu’à conserver les « trésors » du passé et ne constitueraient pas des institutions essentielles pour le développement du pays. Une meilleure connaissance de l’évolution des instruments de communication pouvait aussi se révéler utile dans cette perspective. Tommaso Gar, célèbre archiviste et bibliothécaire du Trentin, arrive à Naples en 1865 pour y diriger la Bibliothèque de l’Université : il souligne avec justesse, dans le premier cours de bibliologie tenu à l’Université de cette ville, le rôle central de formation qui doit être dévolu aux bibliothèques dans un État moderne, et qui n’est pas si éloigné de celui des universités. Il propose dans ce but la fondation d’instituts de bibliologie qui assureraient la formation des bibliothécaires et de tous les acteurs du monde du livre, y compris les libraires et les éditeur(s), parce qu’une bonne culture bibliographique était considérée comme le préalable indispensable à l’organisation culturelle de toute nation développée13.

Parallèlement, on ne manquait pas d’études et de propositions concernant plus généralement les problèmes historiques relatifs aux livres et à la lecture. En 1858 par exemple, l’éditeur Felice Le Monnier avait repris Dei Lettori e dei parlatori de Giuseppe Bianchetti, un travail certainement un peu trop en avance sur son temps mais qui annonçait l’attention future donnée par la recherche à la problématique de la réception. L’auteur y faisait valoir la nécessité de retracer une histoire des lecteurs qui serait distincte de celle de la littérature :

Dans l’histoire de la littérature, la recherche concerne principalement la production des pensées et des images ; la recherche que je propose devrait au contraire se tourner principalement vers leur réception. Dans l’histoire de la littérature, c’est la cause qui produit la pensée et l’image en elles-mêmes que l’historien se propose d’examiner et de représenter ; dans l’histoire des lecteurs au contraire, l’historien devrait étudier et décrire les modes divers de la réception des pensées, et la diffusion plus ou moins large qui s’ensuit dans la population. Il s’ensuit que beaucoup de livres qui, à juste titre, occupent une grande place dans l’histoire de la littérature, en auraient au contraire une petite dans l’histoire des lecteurs : inversement, un grand nombre d’œuvres qui sont négligées ou oubliées dans le premier domaine demanderaient des études poussées dans le second14.

Pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, la recherche spécialisée sur le livre a donc avancé d’un bon pas, et nous a laissé des œuvres et des instruments de travail toujours usuels aujourd’hui. Bibliothécaires, libraires, éditeurs et chercheurs de l’école historique positiviste ont travaillé de différents points de vue pour préciser les multiples aspects de l’histoire italienne du livre. On a engagé dans le même temps un intense travail de recensement ; on a identifié en nombre des documents d’archives et des sources fournissant des informations complémentaires à celles données par les livres eux-mêmes ; on a lancé des revues qui avaient comme objet central le livre et la culture du livre ; et on a fondé, sur le modèle anglais, la Società bibliografica italiana, avec pour objectif de reprendre aussi l’approche au niveau conceptuel, en tenant compte de la masse des connaissances acquises et des expériences internationales de l’époque15. Toutes ces initiatives tendent à se mêler, sans ruptures majeures, quoique leurs acteurs pouvaient être des universitaires, des bibliothécaires, des collectionneurs, des éditeurs et des imprimeurs… On a vu comment un bibliothécaire comme Gar pouvait prôner la fondation d’une école de bibliologie ouverte aussi aux libraires et aux éditeurs ; Carlo Castellani, préfet de la Biblioteca Marciana, dédie son histoire des origines de l’imprimerie à Venise aux « compositeurs-typographes » italiens car, comme Castellani l’a écrit,

par votre travail se répand sur presque toute la terre la lumière de la civilisation et de son esprit de progrès, qui finira par faire fraterniser les peuples aujourd’hui armés les uns contre les autres…16

Voici encore un bibliographe comme Giuseppe Fumagalli, auteur d’instruments de travail toujours fondamentaux aujourd’hui, qui pensait en 1902 à une école de formation professionnelle pour les arts et industries graphiques, école dans laquelle il prévoyait des cours d’« histoire du livre et de bibliographie pratique », de « catalogage » et « de commerce du livre » 17.

Les résultats de cet ensemble de travaux se présentent encore tous les jours sous nos yeux. Qu’il suffise de rappeler les annales du grand libraire du XVIe siècle Gabriel Giolito, par Salvatore Bongi ; les collections documentaires sur l’imprimerie vénitienne, par Rinaldo Fulin et Horatio Brown ; les répertoires de Giuseppe Ottino et de Giuseppe Fumagalli ; les études de Francesco Novati et de toute l’école historique sur l’imagerie populaire, et nous aurons une idée sur cette époque active et productive, pour laquelle l’engagement dans la recherche ne se limitait pas à une érudition qui aurait trouvé sa fin en soi, mais constituait un apport en faveur du progrès et de la modernisation. Il est significatif que la scuola storica se soit engagée pour le travail dans les archives et dans les bibliothèques, à la recherche de livres et de documents susceptibles de renouveler la connaissance du passé national, contre tous ceux qui – selon la formule de l’historien littéraire Francesco Novati – « se contentaient de flâner au soleil en sifflotant des refrains ». Cette école attaquait les « écrivains dits à tendance philosophique » qui

continuaient à répéter tranquillement ce qu’ils avaient appris, brodant les œuvres des grands écrivains, seuls jugés dignes d’attention et d’étude, et dont les jugements subjectifs étaient eux-mêmes inspirés par des idées préconçues d’ordre littéraire ou politique18.

Il n’était pas temps de réfléchir à un tableau historique d’ensemble, avant que n’ait été accompli un immense travail de réorganisation du matériau lui-même immense enfoui dans les archives et dans les bibliothèques.

A l’inverse, après cette période du début du XXe siècle, nous sommes allés vers un assèchement progressif des études d’histoire du livre. Le malaise de la culture idéaliste envers l’école positiviste a probablement joué un rôle, et envers ce que Benedetto Croce définissait comme l’« histoire philologique », cette recherche dans laquelle l’enquête documentaire et bibliographique semblait trop souvent devenir une fin en soi. Il faut pourtant rappeler que, dans le même temps, Benedetto Croce soutenait aussi les développements d’une histoire culturelle privilégiant l’organisation de la culture et dans laquelle la production éditoriale était donc prise en compte19.

Donc, pendant plusieurs décennies, on ne fait pratiquement plus rien. Les travaux bibliographiques et bibliothéconomiques restent presque exclusivement la chose des écoles de bibliothécaires et perdent par là le contact indispensable avec le développement des études en sciences humaines et en histoire, restant au mieux confinés dans cette sorte de ghetto qui les plaçait au rang des auxiliaires de l’histoire, comme la paléographie, l’archivistique et la diplomatique. Une fonction subordonnée et de second plan, par conséquent, soit un statut qui ne favorisait pas la maturation critique et qui condamnait les possibilités de développement offertes par une histoire de la culture écrite qui serait en mesure d’articuler le monde des sources documentaires, de quelque nature qu’elles soient, avec une société donnée20. L’activité de catalogage et de recensement est restée stable ou a décliné, ce qui a causé un retard sensible par rapports aux autres pays européens et a fini par constituer un véritable obstacle non seulement pour l’approfondissement des études bibliographiques, mais aussi tout simplement pour accéder au patrimoine des plus riches bibliothèques italiennes21.

La situation a commencé à changer seulement dans les années 1970, à cause de la convergence plus ou moins simultanée de suggestions allant dans la même direction mais provenant de différents domaines. Outre ce qui a été dit au début de cet essai, l’engagement d’une personnalité comme Luigi Balsamo a été déterminante dans le domaine strictement bibliographique : Balsamo a vu l’importance d’une histoire du livre dotée de sa propre spécificité et qui soit en mesure de relancer les études bibliographiques en Italie. On lui doit de nombreuses interventions dans ce domaine, alors qu’il mûrissait son projet d’une histoire de la bibliographie, celle-ci comprise comme une histoire de l’organisation du savoir et par conséquent en mesure de contribuer à redéfinir le contexte dans lequel se développera l’histoire de la culture européenne22. La spécificité de l’expérience bibliographique était dans le même temps devenue l’objet des réflexions originales d’Alfredo Serrai, et l’avait conduit à la publication de son imposante Storia della bibliografia23.

Les travaux sur l’histoire de l’édition allaient dans cette même direction, mêmes s’ils étaient toutefois conçus dans des contextes différents de ceux de la tradition bibliographique, et sans aucun rapport avec les propositions de l’« Histoire du livre ». Il s’agissait d’aborder des aspects centraux de l’histoire de la culture italienne et de retrouver le fil interrompu avec la scuola storica du XIXe siècle, du point de vue tant de la méthode que de l’engagement citoyen. Carlo Dionisotti, dans ses travaux sur la littérature italienne du XVIe siècle, invitait à reporter l’attention sur l’activité éditoriale, donc sur les libraires et sur les imprimeurs plus que sur les auteurs :

Celui qui voudrait faire de cette manière l’histoire de la littérature italienne du milieu du XVIe siècle risquerait de voir les arbres cacher la forêt. Il est ici toujours essentiel de se reporter aux imprimés, et il est même indispensable de partir de l’industrie typographique pour arriver aux auteurs. Il n’y a pas de manuel d’histoire littéraire qui puisse, pour Venise comme pour toute l’Italie, se substituer aux Annali di Gabriele Giolito de Bongi24.

Cette ouverture nationale capitale a par la suite été surtout appliquée aux XIXe et XXe siècles, et a permis d’aborder des questions comme le rôle des intellectuels dans leurs rapports avec le pouvoir et le problème de la « nationalisation » de la culture dans l’Italie unifiée. Il est devenu un lieu commun que de rappeler à cet égard le volume déjà cité de Marino Berengo, Intellettuali e librai nella Milano della Restaurazione, qui avait trouvé dans la conjoncture de la librairie milanaise de la première moitié du XIXe siècle une voie pour comprendre le rôle et la fonction de ces lettrés ayant refusé de coopérer avec le gouvernement autrichien. En suivant un parcours similaire, tout intégré à la tradition culturelle italienne et qui visait à retracer les relations entre les intellectuels et le pouvoir, on doit rappeler d’autres travaux de recherche conduits à l’époque, comme ceux consacrés par Gabriele Turi à la maison Einaudi ou encore à l’Enciclopedia Italiana25.

Au même moment, un intérêt renouvelé pour le livre considéré comme le principal outil de communication mûrissait en dehors même du monde académique, alors que l’essor des nouvelles technologies d’information tendait à mettre en place un ordre tout différent. En 1976, coïncidant ainsi avec la sortie du livre de Febvre et Martin, est donnée la traduction italienne du classique de de Marshall McLuhan, La Galaxie Gutenberg26, traduction publiée par l’éditeur Armando. On a commencé en Italie aussi à réfléchir plus en profondeur sur les médias, au moment des premières manifestations d’un phénomène qui allait s’imposer comme l’un des problèmes nationaux des décennies à venir. C’est en effet alors que s’observent les premiers signes concrets du processus de concentration éditoriale, progressivement engagé alors même que le monopole public sur les réseaux de télévision entrait en crise face aux attaque d’une nouvelle entreprise capable d’intervenir simultanément dans le domaine de la télévision comme dans celui, traditionnel, de l’édition typographique.

Sur un autre plan, plus littéraire, mais non moins important, Italo Calvino présentait, en 1985, ses Lezioni americane, dans lesquelles il rappelait que le millénaire qui approchait de sa fin pourrait à juste titre être désigné comme le « millénaire du livre » où, notait-il

l’objet-livre a pris sa forme qui nous est familière. Peut-être la fréquence avec laquelle on s’interroge sur le devenir de la littérature et du livre à l’époque dite post-industrielle est-elle un signe de ce que ce millénaire touche à sa fin27.

De cette époque à aujourd’hui, le regain d’intérêt pour le livre s’est à nouveau fait rapidement sentir, mais ce n’est pas le lieu de rendre compte ici en détail de ces phénomènes. Cet intérêt est d’autant plus vital qu’il a été en mesure de dépasser les cadres disciplinaires et académiques. En témoignent la multiplication des recherches dans des directions différentes, les revues et les séries consacrées presque exclusivement à l’histoire du livre, de l’édition et de la lecture, et aux instruments bibliographiques28. De sorte qu’il ne fait aucun doute que la contribution apportée par l’« histoire du livre à la française » a constitué à partir de ce moment un point de référence essentiel, même pour développer le cas échéant une analyse qui prenne à son égard quelques distances.

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1 Lucien Febvre, Henri-Jean Martin, La Nascita del libro, trad. C. Pischessa, Roma, Bari, Laterza, 1977, 2 vol. (« Universale Laterza », 377-378). L’introduction de Petrucci se présente sous le titre « Per una nuova storia del libro » ; 2e éd., 1985 ; 3e éd., 1988 ; 4e éd., 1995.

2 Sur Armando Petrucci et l’Apparition du livre, voir la contribution de Lodovica Braida, « L’histoire du livre en Italie, entre histoire de la bibliographie, des métiers du livre et de la culture écrite », sous presse dans les Actes du colloque de Lyon (novembre 2008). Voir aussi les observations récentes de Roger Chartier, Écouter les morts avec les yeux, Paris, Collège de France, 2008, et de Neil Harris, « Ombre della storia italiana del libro », dans Lisa Pon, Craig Kallendorf, éd., The Books of Venice. Il libro veneziano, Venezia, New Castle (DE), La musa Talia-Oak Knoll Press, 2008, pp. 455-516.

3 Lucien Febvre, « Les Principaux aspects d’une civilisation. La première Renaissance française : quatre prises de vue », texte de 1925 réédité dans Lucien Febvre, Pour une histoire à part entière, Paris, Sevpen, 1962, pp. 529-625. Sur les événements ayant conduit à la sortie du du livre de Febvre et Martin, voir Frédéric Barbier, «Écrire L’Apparition du livre», postface à la troisième édition de l’ouvrage, Paris, A. Michel, 1999, pp. 537-579.

4 Lucien Febvre, « Préface » à L. Febvre, H.-J. Martin, L’Apparition du livre, ouvr. cité.

5 Furio Diaz, « Metodo quantitativo e storia delle idee », dans Rivista Storica Italiana, LXXVIII (1966), pp. 933-947. Id., « Le stanchezze di Clio. Appunti su metodi e problemi della recente storiografia della fine dell’ancien régime in Francia », dans Rivista Storica Italiana, LXXXIV (1972), pp. 683-745. Voir aussi : Adriana Lay, « Libro e società negli stati sardi del Settecento », dans Quaderni Storici, 23 (1973), pp. 439-469, repris dans Libri, editori e pubblico nell’Europa Moderna. Guida storica e critica, éd. Armando Petrucci, Roma, Bari, Laterza, 1977, pp. 251-282.

6 Robert Darnton, « Reading, Writing and Publishing in Eighteenth-Century France : A Case in the Sociology of Literature », dans Daedalus, 1971, pp. 211-256.

7 Il s’agissait des articles de François Furet, « La Librairie du royaume de France au XVIIIe siècle », et de Geneviève Bollème, « La littérature populaire et de colportage », dans Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, ouvr. cité, pp. 3-32 et 61-92. En outre, on y trouvait un chapitre de la thèse d’Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1969, pp. 296-330.

8 Armando Petrucci, « Per una nuova storia del libro », préf. à Febvre, Martin, La Nascita, ouvr. cité, pp. XIII-XVI. Voir les considérations sur les traditions diverses de l’histoire du livre en Italie dans Amedeo Quondam, « La Letteratura in tipografia », dans Letteratura italiana, II, Produzione e consumo, Torino, Einaudi, 1983, pp. 555-685.

9 Marino Berengo, Intellettuali e librai nella Milano della Restaurazione, Torino, Einaudi, 1980.

10 Sur l’œuvre de Marino Berengo dans le domaine de l’histoire de l’édition, voir : Mario Infelise, « Intellettuali, editori, libri », dans Tra Venezia e l’Europa. Gli itinerari di uno storico del Novecento : Marino Berengo, éd. Giuseppe Del Torre, Padova, Il Poligrafo, 2003, pp. 165-181.

11 Pour un tableau d’ensemble sur le développement éditorial de l’Italie du XIXe siècle, voir : Gabriele Turi, éd., Storia dell’editoria nell’Italia contemporanea, Firenze, Giunti, 1997, ainsi que les données disponibles dans le récent répertoire des Editori italiani dell’Ottocento. Repertorio, Milano, Angeli, 2004.

12 Sur l’historiographie de l’« histoire du livre » en Italie, voir les apports originaux de Anna Giulia Cavagna, « Storia del libro : un contributo storiografico », dans La Fabbrica del Libro, III (1997), n° 2, pp. 20-30, et de Neil Harris, Ombre della storia italiana del libro, ouvr. cité.

13 Tommaso Gar, Letture di bibliologia fatte nella regia università degli studi di Napoli durante il primo semestre del 1865, Torino, Utet, 1868. Les citations sont faites d’après l’édition anastatique réalisée par Arnaldo Ganda (Manziana, Vecchierelli, 1995). Pour la discussion sur la réorganisation des bibliothèques italiennes après l’Unité, voir : Paolo Traniello, Storia delle biblioteche in Italia. Dall’Unità a oggi, Bologna, Il Mulino, 2002.

14 Giuseppe Bianchetti, Dei lettori e dei parlatori. Saggi due, Firenze, Le Monnier, 1858, p. 8. La première édition avait été publiée à Trévise en 1842.

15 Carla Giunchedi, Elisa Grignani, La Società bibliografica italiana, 1896-1915, Firenze, Olschki, 1994.

16 Carlo Castellani, La Stampa in Venezia dalla sua origine alla morte di Aldo Manuzio seniore, Venezia, Ongania, 1889.

17 Giuseppe Fumagalli, La Bibliografia, Roma, Leonardo, 1923, pp. LXXXVII-LXXXVIII.

18 Marino Berengo, « Le origini del Giornale storico della letteratura italiana », dans Critica e storia letteraria.Studi offerti a Mario Fubini, Padova, Liviana, 1970, pp. 3-26, réédité dans M. Berengo, Cultura e istituzioni nell’Ottocento italiano, éd. R. Pertici, Bologna, Il Mulino, 2004. Sur l’intérêt de Francesco Novati à propos de l’édition populaire : F. Novati, Scritti sull’editoria popolare nell’Italia di Antico Regime, éd. E. Barbieri, A. Brambilla, Roma, Archivio Guido Izzi, 2004. Pour un tableau synthétique de l’école historique italienne, je renvoie à la contribution classique de C. Dionisotti, « Scuola storica », dans le Dizionario critico della letteratura italiana, dir. V. Branca, Torino, Utet, 1986, IV, pp. 139-148.

19 B. Croce, Teoria e storia della storiografia, 10e éd., Bari, Laterza, 1973. Id., « Intorno alla storia della cultura », dans La Critica : rivista di storia letteratura e filosofia, VII (1909), pp. 301-306.

20 On consultera les observations et précisions données par F. M. Gimeno Blay, De las sciencias auxialiares a la Historia de la cultura escrita, Valencia, Universitat de Valencia, 1999.

21 Pour une évaluation critique d’ensemble sur le retard accumulé par les études bibliographiques italiennes au cours d’une grande partie du XXe siècle, voir : A. Petrucci, « Per una nuova storia del libro », préf. de Febvre, Martin, La Nascita…, ouvr. cité, pp. XIII-XVI ; et : A. Quondam, « La letteratura in tipografia », dans Letteratura italiana, II, Produzione e consumo, Torino, Einaudi, 1983, pp. 555-685.

22 L. Balsamo, La Bibliografia. Storia di una tradizione, Firenze, Sansoni, 1984.

23 A. Serrai, Storia della bibliografia, Roma, Bulzoni, 1988-1999, 10 vol. Il faut rappeler par ailleurs que Serrai tend à distinguer nettemente l’activité du bibliographe et celle de l’historien du livre. Voir ses interventions récentes : « Ancora su bibliografia e storia », dans A. Serrai, Flosculi bibliografici, Roma Bulzoni, 2001, pp. 109-116, et « L’episodico e lo storico. Alla ricerca di un nuovo rapporto tra Storiografia e Bibliografia », dans A. Serrai, Il Cimento della Bibliografia, Milano, Sylvestre Bonnard, 2001, pp. 53-61.

24 C. Dionisotti, « La letteratura italiana nell’età del concilio di Trento », dans : Id., Geografia e storia della letteratura italiana, Torino, Einaudi, 1967, p. 245.

25 G. Turi, Il Fascismo e il consenso degli intellettuali, Bologna, Il Mulino, 1980.

26 The Gutenberg galaxy. The Making of Typographic Man, Toronto, Univ. of Toronto Press, 1962.

27 I. Calvino, Lezioni americane. Sei proposte per il prossimo millennio, Milano, Garzanti, 1988 (trad. fr., Paris, Gallimard, 1989).

28 Le tableau des travaux en cours et des thèmes abordés depuis quinze ans est donné dans le bulletin de La Fabbrica del libro. Bollettino di storia dell’editoria in Italia.