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Robert Maumet, ‘Au Midi des Livres’ ou l’histoire d’une liberté. Paul Ruat. 1862- 1938

Préf. Jean-Claude Gautier, Marseille, TacusselÉditeurs, 2004, 429 p., ill

Jean-Yves MOLLIER

Saint-Quentin-en-Ynes

Issu d’une thèse de doctorat en littérature française soutenue à l’université d’Aix-Marseille 1 en 2003, ce livre richement illustré (mais sans table des illustrations) s’appuie d’abord sur un dépouillement quasi exhaustif du Bulletin des libraires. Faute d’avoir obtenu l’accès aux archives de la FFSL dont Paul Ruat fut l’un des fondateurs – ou, du moins, des ancêtres –, Robert Maumet, conservateur des bibliothèques, chargé de cours sur les métiers du livre dans son université, a utilisé toute la documentation disponible, d’abord en Provence et à Marseille, puis partout où Paul Ruat avait été actif, pour brosser ce portrait d’un libraire marseillais, devenu ensuite éditeur régional et surtout infatigable militant des jeunes syndicats de libraires apparus à la toute fin du XIXe siècle. Bénéficiant de l’appui de la famille – les éditeurs Tacussel de la grande cité phocéenne –, des ressources des Archives départementales, municipales, diocésaines et associatives – la Société des Excursionnistes marseillais, l’Escolo dei Felibre de la Mar, le Museon Frederi Mistral de Maillane, etc. –, il a pu situer son personnage dans un contexte bien particulier, celui du réveil régionaliste littéraire français naguère étudié par Anne-Marie Thiesse27. L’architecture de l’ouvrage de Robert Maumet trouve d’ailleurs ici sa principale justification, puisqu’elle oscille d’un manifeste à un autre, « pour la librairie » puis « pour la Provence », ce qui rend bien compte des principales préoccupations du sujet de cette biographie.

Placée sous le signe de la liberté – la devise de sa ville de naissance, Tulette, « toustéms libre », fut toujours la sienne, nous dit son autobiographie, Apprendissage de la Vido – cette trajectoire sociale est l’un des rares récits de vie concernant un grand libraire de province que l’on possède en France, ce qui la rend précieuse. Né en 1862, au mitan du second Empire, mort en 1938, à la veille de l’écroulement de la Troisième République, Paul Ruat épouse en effet l’histoire de ce régime qui vit la librairie sortir enfin de l’encadrement administratif où elle avait été maintenue, du premier Bonaparte au suivant, et entrer dans l’ère de la concurrence, du marché libre, qu’elle redoutait. Fils de paysans de la Drôme, passé par l’École des Frères Maristes, il entre comme commis de librairie à Carpentras en octobre 1876. Un an plus tard, il passera son certificat d’études primaires, sans doute encouragé à le préparer par l’avarice sordide de son patron, Félix Pinet, qui ne le payait que 10f. par mois la première année, mais le double la suivante. Parti pour Marseille en 1880, il travaille chez deux libraires locaux avant de se mettre à son compte, en 1883, Place Saint-Michel, dans un quartier populaire où il débite plus de fascicules que de véritables livres mais apprend ainsi les rudiments d’un métier en pleine mutation depuis que la presse populaire multiplie le nombre des lecteurs. Installé en 1889 rue Noailles, à côté de la Canebière, et devenu libraire de l’Université grâce au rachat du fonds Bérard, Paul Ruat confirme, par son parcours, cette possibilité d’ascension sociale que confère alors la librairie à un Honoré Champion à Paris ou à leurs confrères de Bordeaux, de Lyon ou de Toulouse.

Prenant étrangement parti pour son héros, Robert Maumet en vient à regretter, avec lui, la suppression du brevet de libraire introduite par la jeune IIIe République le 10 septembre 1870, et à justifier a posteriori la demande d’indemnisation formulée par la profession, ce qui augure mal du rapport entretenu par le biographe avec l’objet de son étude. Que les imprimeurs marseillais aient regretté le temps béni où la concurrence était limitée et où, en pratiquant l’autocensure permanente et la docilité envers les autorités, ils parvenaient à bien gagner leur vie est une chose. Que l’on doive épouser leur cause et oublier l’extraordinaire chape de plomb qui pesa sur la France de l’imprimé de 1810 à 1870 en est une autre. De même, intituler « le coup de grâce : la loi sur la liberté de la presse, 1881 » témoigne d’un manque de recul qui confère à ce livre les accents d’un plaidoyer trop nettement en faveur des libraires, ce que l’on ne peut que trouver déplacé à propos d’une thèse universitaire. A lire sans distance le Bulletin des libraires, on prend en effet le risque de perdre de vue le fait que toute profession tend à défendre ses intérêts catégoriels ou corporatistes et que l’histoire de son organisation est précisément celle de sa prise de conscience du poids qu’elle représente et de ses possibilités d’intervention dans la sphère sociale. Ainsi Robert Maumet a-t-il tort de valider la version légendaire selon laquelle la librairie traditionnelle aurait été rigoureusement séparée des autres activités commerciales moins nobles alors que toutes les études réalisées jusqu’ici démontrent le contraire, le papier ayant toujours fait bon ménage avec le linge, la quincaillerie, l’alimentation ou la coiffure.

A ces défauts près, mais ils sont majeurs, la biographie de Paul Ruat est utile pour retrouver le climat qui a vu naître les syndicats de libraires dans le Sud Est du pays, celui précisément d’une histoire professionnelle totalement mythifiée et nostalgique du paradis perdu. Encore eût-il fallu écrire que celui des libraires n’avait pas plus existé que les autres mais qu’il avait servi de ciment, de représentation imaginaire forte, à une profession en pleine crise d’identité au moment où elle commençait à décliner, vers 1890, après avoir connu la plus forte croissance de son histoire dans les trente années précédentes28. La suite est connue : de la publication dans la Bibliographie de la France de la lettre d’Antoine Roux datée de Lyon le 13 octobre 1891 à la constitution de la Chambre syndicale des libraires de France l’année suivante, le 20 avril 1892, les professionnels se sont organisés en syndicats régionaux, refusant de demeurer impuissants et les bras croisés devant la crise. Le Syndicat des libraires de la région de Marseille, présidé par Paul Ruat, fut l’un des plus dynamiques, et son fondateur ne limita pas son action à la Provence. Le Bulletin des libraires devait servir d’organe de liaison aux jeunes syndiqués et porter dans tout le pays, et aux colonies, l’écho de leurs revendications. La création de la maison de commission dite « Les Libraires associés », en mai 1893, aurait pu donner à la CSLF l’arme dont elle rêvait face au puissant Syndicat des éditeurs constitué symboliquement neuf jours avant elle. Organisée dans le but d’écouler les livres imprimés en province, trop souvent ignorés des grandes maisons parisiennes, elle démontre l’ambiguïté de ces libraires demeurés éditeurs et se complaisant dans l’évocation d’un passé mythifié pendant lequel la librairie formait une grande famille solidaire et unie.

Élargi à la France entière lors de l’AG constitutive de février 1894, l’objet de la SA Les Libraires associés visait à organiser un dépôt central, comme il en avait existé un à Bruxelles en 1829, mais la question des envois d’office, dans le sens province-Paris, et non plus l’inverse, allait vite devenir épineuse. Véritable ancêtre de la Maison du Livre français du marché Saint-Germain apparue en 1920, la maison des Libraires associés de la rue de Buci ne possédait pas de capitaux suffisants pour imiter son modèle, l’organisation allemande installée à Leipzig, et elle disparut en 1902, victime d’une escroquerie, nous dit l’auteur, mais plus sûrement emportée par l’ampleur de ses défauts structurels. Luttant sur tous les fronts, contre les instituteurs, les Grands Magasins, les kiosquiers et tous ceux qui leur apparaissaient comme de dangereux concurrents, comme l’avait montré Élisabeth Parinet au premier colloque sur la librairie française29, les libraires français devaient se révéler incapables de lutter contre la puissance des Messageries de la presse et celle des Messageries du Livre organisées par la Librairie Hachette dans les années 1925-1930. Robert Maumet n’étudie pas cet aspect de l’histoire de la Chambre syndicale des libraires français, préférant consacrer la deuxième partie de son livre à l’éditeur Paul Ruat, fondateur et animateur de la Société des Excursionnistes marseillais, et à ce titre éditeur de guides de randonnées, ou au félibre ardent défenseur de sa Provence. Il est vrai qu’il avait cédé son entreprise à son gendre, Léon Tacussel, en 1914, et qu’il publia des dizaines de titres en provençal, ce qui méritait bien une étude approfondie. On regrettera d’autant plus que l’auteur se soit contenté ici d’une simple évocation des auteurs figurant dans les catalogues de la librairie, au risque de donner à cette partie de son étude l’image d’un catalogue d’auteurs dont on aurait aimé connaître un peu plus ce qui les rassemblait chez le libraire qui avait dénommé sa maison « Au Midi des Livres » pour mieux les faire chanter dans la langue de Mistral.