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Vanessa Alberti, L’Imprimerie en Corse des origines à 1914. Aspects idéologiques, économiques et culturels

Ajaccio, Albiana, 2009, 364 p

Jean-Charles GESLOT

Saint-Quentin-en-Yvelines

Plus qu’une présentation de L’imprimerie en Corse des origines à 1914, c’est une véritable histoire culturelle de l’île que propose Vanessa Alberti dans son ouvrage, tiré de la thèse de doctorat qu’elle a soutenue en 2008. Les enjeux dont relèvent – et que révèlent – les évolutions du monde de l’imprimé et des imprimeurs dépassent en effet le simple cadre technique ou juridique d’une profession, et on sait gré à l’auteur d’avoir su le dépasser. Du reste, la perspective, au-delà de la simple question culturelle, est globalisante, comme ne peut manquer de l’être une telle histoire et comme le revendique d’ailleurs le sous-titre de l’ouvrage. Celui-ci démontre de façon convaincante, à travers l’exemple de l’imprimerie corse, à quel point les liens entre politique et culture sont indissociables, tandis que de nombreuses ouvertures sont faites vers l’histoire économique, à travers celle des ateliers et entreprises d’imprimerie. Une approche plus sociale aurait d’ailleurs pu aussi être envisagée, par exemple en donnant une analyse prosopographique plus systématique du groupe, certes restreint à une quinzaine de membres, des imprimeurs corses des années 1870-1914.

L’ouvrage, découpé de manière chronologique, reprend à peu près la périodisation classique de l’histoire juridique du livre. Une première période va de la fondation de la première imprimerie corse, au milieu du XVIIIe siècle, à la fin du Premier Empire : c’est celle des premiers ateliers d’imprimerie, dont la création est surtout motivée par des raisons politiques. Une seconde correspond à l’ère du brevet et s’étend de 1815 à 1870, phase durant laquelle le monde de l’imprimerie en Corse tourne autour de la lutte entre un duo puis un trio d’imprimeurs, dont deux, les Batini et les Fabiani, se livrent une concurrence acharnée, sur fond de rivalités claniques et politiques. L’ouvrage se termine par la période de la IIIe République, qui voit, de 1870 à 1914, une diversification du marché avec la multiplication du nombre d’imprimeurs et de titres de journaux, alors que le nombre de publications tend à baisser.

« L’imprimerie n’a jamais eu l’opportunité de s’affranchir de la politique » écrit V. Alberti dans sa conclusion (p. 323), et sur ce point sa démonstration est incontestable. Bien sûr, l’exemple corse confirme, s’il en était encore besoin, le caractère déterminant du cadre institutionnel sur l’activité économique de l’imprimerie et de la librairie, notamment avec le décret de 1810. Mais surtout, durant toute la période, l’imprimerie corse est « au service de l’État », ou plutôt des pouvoirs qui se succèdent. Le premier atelier, éphémère (1750-1752), est créé par le marquis de Cursay, officier général depuis 1748 et pacificateur de l’île. Le second (1760-1769), correspond à la courte période d’indépendance de la Corse et est un instrument au service du pouvoir de Pascal Paoli. L’imprimerie nationale (1801-1815) est l’œuvre des Bonaparte, Napoléon fournissant le décret de création, Lucien le matériel. Dès le départ, l’activité d’imprimerie est donc liée à des impératifs politiques, de propagande essentiellement et, pendant longtemps, les textes officiels, issus de la préfecture, des cours de justice ou des autorités religieuses, constituent la majorité des publications. Si la rivalité commerciale entre les Batini, imprimeurs depuis 1769, et les Fabiani, nouveaux venus sur le marché en 1819, prend la forme d’une lutte judiciaire particulièrement âpre, elle se double aussi d’enjeux politiques. Ceux-ci sont liés, sous la monarchie de Juillet, à la domination de plus en plus contestée du clan des Sébastiani, auquel se rallie la famille Fabiani en mettant à son service ses presses et son journal, La Revue de la Corse (1833), devenu en 1834 L’Insulaire français. En face, les opposants peuvent compter sur les Batini, ralliés aux Bourbons sous la Restauration, et dont la feuille d’opposition L’Écho de la Corse subit les avanies du préfet, lequel la rebaptise « l’égout de la Corse »… Sous la IIIe République, c’est au tour des imprimeries républicaines et bonapartistes de s’affronter.

L’histoire de l’imprimerie en Corse est aussi une histoire économique. Il faut saluer ici la qualité d’érudition du travail de Vanessa Alberti, qui nous offre, en dépit de sources parfois très lacunaires, une collection de monographies inédites de la vingtaine de maisons présentes sur le marché insulaire entre 1750 et 1914. L’analyse de l’imprimerie nationale créée par Napoléon et celle de l’entreprise Fabiani nous offrent deux études de cas particulièrement éclairantes sur les conditions pratiques, tant financières que techniques et juridiques, de l’exercice de l’activité d’imprimeur au XIXe siècle. Pour la première, trois utiles tableaux détaillés permettent de comparer l’inventaire de l’entreprise en l’an IX, en l’an XII et en 1811. Pour la seconde, une analyse statistique précise de la production permet de montrer que les Fabiani représentent entre 1820 et 1870 près de 70% de la production imprimée de la Corse (et même 95% des publications religieuses dans les années 1840-1850). Cette situation de domination est liée notamment à l’adaptation d’un certain nombre de pratiques professionnelles éprouvées en métropole, comme la souscription ou la publicité. Cependant, Vanessa Alberti montre que les Fabiani n’ont jamais développé de réelle stratégie éditoriale, ce qui lui permet de rappeler la lente structuration des métiers d’éditeur, de libraire et d’imprimeur au XIXe siècle.

Cette approche économique aboutit aussi à une éclairante histoire du marché de l’imprimé en Corse, un marché longtemps limité, tant du point de vue de l’offre que de celui de la demande. Jusqu’aux années 1870, l’île compte seulement trois imprimeurs, et il faut attendre la libéralisation de la IIIe République pour voir apparaître de nouveaux ateliers, disséminés jusque dans des centres urbains mineurs comme Sartène ou Corte, ce qui porte à une vingtaine le nombre d’imprimeurs en 1914. Cette croissance se retrouve dans la multiplication des titres de journaux, dans le cadre de ce que l’auteur présente comme « l’âge d’or de la presse » corse, emblématique du renversement qui se produit au XIXe siècle : alors que depuis la création du premier journal, le Giornale patriottico di Corsica de Buonarotti en 1790, les périodiques avaient constitué une production accessoire des imprimeurs par rapport au livre, ils deviennent à partir de là leur principale activité. Après une augmentation constante en effet depuis le début du siècle (une centaine de titres annuels recensés dans les années 1820, entre 400 et 500 sous le second Empire), la production de livres est divisée par dix entre 1870 et 1914. Cette baisse rapide, à un moment où celle de la France connaît une forte croissance, s’inscrit dans la continuité de l’évolution de l’imprimerie corse, dont l’ouvrage montre qu’elle n’est pas parallèle à celle du continent. Cette chute, que Vanessa Alberti explique, peut-être trop rapidement, par les lacunes du dépôt légal autant que par la concurrence de la librairie métropolitaine, est d’autant plus surprenante qu’avec les progrès de l’alphabétisation – on aurait souhaité d’ailleurs plus de précision sur cette évolution – la demande a tendance à augmenter.

Car, et c’est là un troisième axe essentiel de cette riche étude, le contexte culturel éclaire de façon systématique les évolutions du secteur et du marché de l’imprimé. « L’imprimerie est un miroir et un acteur de la vie culturelle » (p. 327) dit avec raison Vanessa Alberti. Les détours par une histoire culturelle plus large de l’île étaient en effet indispensables pour comprendre les caractéristiques particulières de l’imprimerie corse au XIXe siècle. Ainsi, « la généralité des Corses languit dans l’ignorance », se désole Bunarotti en 1791. « Not many corsicans are ready to read », constate encore le voyageur anglais Warren Barry dans les années 1880. Tout au long de la période, l’ouvrage le répète, l’étroitesse relative du lectorat empêche le développement d’un véritable marché de l’imprimé. Persistance de l’oralité, dispersion de l’habitat, retards dans l’alphabétisation constituent autant de facteurs d’explication. Mais Warren Barry ajoute que « still fewer have the energy to write » La faiblesse de la production individuelle, littéraire ou scientifique, gêne également, pendant longtemps, l’émergence d’une offre éditoriale digne de ce nom. L’élite urbaine cultivée ne parvient pas, comme ailleurs, à jouer pleinement ce rôle ; Vanessa Alberti rappelle par exemple que la Société des sciences historiques et naturelles de la Corse n’est créée qu’en 1880, longtemps après le début de la vogue des sociétés savantes sur le continent. Pendant longtemps, textes juridiques et religieux, almanachs et manuels scolaires, issus souvent de France ou d’Italie, constituent ainsi l’essentiel de la production. L’imposition tardive de la langue corse, longtemps concurrencée par l’italien, puis par le français, tant pour l’écrit que pour l’oral, ne permet pas non plus l’émergence d’une littérature nationale susceptible de dynamiser la production imprimée, ne serait-ce que par l’intermédiaire de la traduction.

C’est là un autre élément sur lequel insiste Vanessa Alberti : la prégnance de la question linguistique, témoin de l’évolution d’une Corse située à l’interface de l’Italie et de la France, et connaissant à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle un processus d’acculturation. L’influence de la Péninsule est longtemps dominante, comme le montre l’origine des premiers matériels d’imprimerie au XVIIIe siècle, ou encore la production imprimée en italien, majoritaire jusqu’à la Restauration – notamment celle des hérauts du Risorgimento qui font de la Corse l’une de leurs bases arrières pour échapper à la censure. Le français s’impose progressivement au cours du XIXe siècle, notamment sous le Second Empire, mais à en croire l’auteur, la culture française ne parvient pas vraiment à remplacer la culture italienne, ce qui est encore un frein au dynamisme de la production imprimée.

L’ouvrage de Vanessa Alberti est une monographie régionale riche d’informations, qui aurait peut-être gagné à ce que les faits abordés soient plus systématiquement envisagés sous l’angle comparatif. Les travaux de Patricia Sorel sur la Bretagne sont les seuls à être utilisés – encore le sont-ils rapidement. Si l’on peut également regretter les lacunes de la relecture et les trop nombreuses fautes et coquilles, en revanche le corpus documentaire, particulièrement abondant, est l’un des atouts formels majeurs de ce livre. Les ressources iconographiques (unes, frontispices, portraits…), les nombreux graphiques et tableaux statistiques, illustrent avantageusement le propos et rendent la lecture attrayante. Des textes, parfois inédits, souvent précieux, sont également reproduits. Leur richesse fait d’autant plus regretter l’absence de traduction française des titres et passages cités en italien (et, dans une moindre mesure, en corse), absence qui rend souvent la lecture d’autant plus frustrante qu’elle peut être passionnée. Si, comme le montre l’ouvrage à travers l’exemple de l’imprimerie, la Corse fut en effet longtemps tournée sur elle-même, ce n’est plus le cas aujourd’hui, et son histoire intéresse bien au-delà des limites d’un cercle restreint de spécialistes respectueux de l’ancienne tradition italophone de l’île.