Book Title

Arianne Baggerman, Rudolf Dekker, Child of the Enlightenment. Revolutionary Europe reflected in a boyhood diary

trad. Diane Webb, Leiden, Boston, Brill, 2009, 553 p. ISBN 978-90-04-17269-2

Sheza MOLEDINA

Lyon

Initialement publié en hollandais en 2005, Child of the Enlightenment nous est présenté ici dans une traduction anglaise parue chez Brill en 2009. Il s’agit des résultats d’une recherche menée par deux chercheurs de l’Université de Rotterdam, Arianne Baggerman et Rudolf Dekker, également directeurs de l’Institute for Egodocuments and History. Comme l’indique le titre, les auteurs se sont donné pour objectif de brosser un tableau de l’Europe révolutionnaire de la fin du siècle des Lumières, telle qu’elle est reflétée dans les écrits d’un jeune hollandais de l’époque, Otto Van Eck, enfant de la noblesse urbaine de Delft auquel ses parents ont imposé de tenir un journal. En effet, expliquent les auteurs, la raison d’être de ce journal, qui n’est pas un « journal intime », est qu’il fait partie de l’éducation éclairée, inspirée notamment de l’Émile de Rousseau, que ses parents s’efforcent de lui donner. Dans ce day-book of his heart (son journal de cœur), l’enfant est encouragé à noter quotidiennement ses pensées, ses sentiments et ses activités, pratique dont l’intention est de l’aider à mieux se comprendre et à s’améliorer. Le journal leur étant ouvert, c’est aussi pour ses parents un moyen de mieux comprendre et superviser l’épanouissement de leur enfant. Les entrées du journal d’Otto sont ainsi le fil conducteur que les auteurs vont suivre pour évoquer l’histoire mouvementée de la Hollande à cette période, et celle des courants d’idées qui bouleversent l’Europe.

Le journal d’Otto Van Eck, qui a déjà fait l’objet d’une publication séparée (Dagboek) en 1998, couvre une période allant de 1791 à 1797, soit le passage de l’enfance à l’adolescence d’Otto, alors âgé de 10 à 17 ans et dont le décès précoce met fin à cette expérience d’écriture. Afin de restituer le plus justement possible le « monde » dans lequel évoluaient Otto et ses parents, les auteurs s’appuient très largement sur la littérature scientifique et historiographique de l’époque et sur les archives familiales des Van Eck, qui contiennent notamment un album amicorum, des récits de voyage, des correspondances, etc. Les sujets de préoccupation d’Otto et de son père portant sur des domaines jusqu’ici négligés par les historiens ont également orienté les auteurs vers des documents du XVIIIe siècle relativement peu étudiés en Hollande, comme les manuels, la presse périodique, les autobiographies, etc. L’intérêt de ces documents imprimés ou manuscrits pour reconstituer un contexte historique donné, à des échelles aussi diverses que l’analyse de systèmes politiques ou l’univers d’un enfant, demeure le trait le plus saillant de cette étude. En effet, tout au long de l’ouvrage, ce sont ces documents, agrémentés de nombreuses illustrations et gravures de l’époque, qui serviront de matière première pour dresser un tableau de l’environnement intellectuel et politique de l’auteur du journal servant ici de trame.

Ainsi, dès le prologue, le récit du voyage à Paris, au printemps 1788, de Lambert Van Eck, père d’Otto, et de son beau-frère Pieter Paulus, tous les deux juristes et Patriotes, envisage-t-il un contexte plus large, celui de Paris en ébullition, à la veille de la Révolution, où des exilés hollandais cherchent vainement l’appui de la cour pour restaurer leur jeune République. Le Paris de la fin du XVIIIe siècle apparaît presque physiquement, avec ses tensions, ses hommes politiques mais aussi ses rues, ses monuments, etc. Les autres chapitres adoptent sensiblement le même schéma, analysant chaque angle de l’environnement d’Otto en puisant naturellement dans son journal, puis élargissant l’éclairage afin d’offrir une image plus complète. D’une grande diversité, les aspects traités touchent de nombreux domaines historiques et en particulier l’histoire du livre. Ainsi, l’éducation d’Otto donne-t-elle lieu à une étude très documentée des différentes théories pédagogiques de l’époque, de leur mise en pratique – non sans difficultés et contradictions –, ainsi que des pratiques de lecture du père et de son milieu mais aussi de l’enfant, soumises pour leur part à un contrôle très strict.

Même le jardin de la maison de campagne des Van Eck est conçu comme un projet pédagogique. Dans l’esprit des jardins anglais et tournant le dos aux réguliers jardins « à la française », il dénote une volonté de repenser les paysages, d’y rendre à la nature la pureté et l’harmonie de son équilibre originel en la laissant elle aussi s’épanouir plus librement. Les auteurs s’intéressent aussi à la vie sociale de l’enfant, à sa perception de l’espace et du temps ou aux interactions de son éducation avec son entourage : cellule familiale, domestiques, professeurs, etc. Sur une échelle plus nationale, ils tentent d’expliquer, en se fondant sur la littérature traitant de la pensée utopique, comment les idées des Lumières étaient interprétées ou vécues en Hollande, puis consacrent un chapitre entier à la révolution pacifique hollandaise de 1795, au cours de laquelle le père et l’oncle d’Otto jouent un rôle politique de premier ordre. Dans cette tentative de création d’une société nouvelle, les enfants ne sont nullement laissés de côté : les « catéchismes révolutionnaires » révèlent une volonté de repenser le système éducatif des générations futures en promouvant le patriotisme et les valeurs républicaines. Vient aussi la question des idées et des pratiques religieuses, et notamment le développement de courants tels que la théophilantropie (la philosophie naturelle) ou la physico-théologie, ainsi que leur influence sur la famille Van Eck.

Enfin, sont évoqués la maladie puis le décès précoce du jeune homme : perception de la mort, fragilité de la vie, foi en la science et en la médecine pour trouver des remèdes efficaces et corriger les imperfections de la nature. Touche par touche, le constant va-et-vient entre le journal et un éclairage plus large du contexte, les publications de l’époque, les courants d’idées, les préoccupations de l’entourage, la vie quotidienne, nous offre un tableau à la fois extrêmement vivant et remarquablement documenté de ce que pouvait être la recherche de choix de vie plus pertinents et novateurs à une période de bouleversements aussi profonds, radicaux et tragiques. Il met aussi clairement en évidence le rôle central des lectures dans la circulation des idées, notamment par le biais des journaux et des ouvrages écrits ou traduits en langue vernaculaire. Il montre enfin la place des livres et de la lecture dans ce milieu social privilégié mais désireux de changements, et particulièrement réceptif aux idées les plus novatrices de l’époque.