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Gilles Bertrand, Le Grand Tour revisité. Pour une archéologie du tourisme : le voyage des Français en Italie, milieu XVIIIe siècle-début XIXe siècle

Rome, École française de Rome, 2008, 791 p. ISBN : 978-2-7283-0793-7

Emmanuelle CHAPRON

Aix-en-Prce

Avec Le Grand Tour revisité, Gilles Bertrand s’attaque à un continent historiographique : le voyage en Italie. Dans l’épaisseur du sujet qui touche, comme il le rappelle en conclusion, à tous les pans de l’histoire économique, sociale et culturelle, l’auteur creuse une voie propre, « celle des représentations d’ordre intellectuel, émotionnel et affectif qui furent forgées et véhiculées sur l’Italie par les différents types de voyageurs entre 1750 et 1815 » (p. 550). S’il se réclame d’une histoire psychologique illustrée par Alphonse Dupront ou Alain Corbin, attentive à débusquer les « secousses mentales » à l’œuvre dans une culture voyageuse marquée par de « saisissantes continuités », le travail de Gilles Bertrand est aussi, indissociablement, une histoire des manières de voyager, du goût changeant pour les objets de la visite (de Venise à Milan, des églises aux glaciers), de l’écriture du voyage, du rapport à la norme et à la tradition des guides. En adoptant enfin la perspective ample d’une histoire des mobilités, l’ouvrage désenclave une pratique souvent appréciée à partir du seul voyage des jeunes nobles et réussit à dégager, entre le constat des continuités et le choc de l’événement révolutionnaire, la manière dont la tradition du Grand Tour est travaillée, dans les dernières années du siècle, par l’émergence de nouveaux regards sur la péninsule : l’enquête spécialisée des hommes de science, le sentimentalisme du voyageur égotique ou la marche pressée et efficace de ceux qui préfigurent les touristes du XIXe siècle.

Pour suivre ces évolutions, l’auteur s’appuie sur une source classique, celle des récits de voyage, rassemblés en nombre conséquent (plus de deux cents), que la première partie de l’ouvrage replace d’emblée entre deux autres ensembles documentaires : celui des discours apodémiques et des guides d’une part, qui installent une « grammaire du regard » (celle d’une perception de l’espace, des trajectoires et des objets) ; celui des traces manuscrites qui documentent la diversité des expériences liées à la déambulation (registres des hospices frontaliers, demandes de passeport, tableaux de dépenses, notes diverses), ouvrant la réflexion vers la mobilité populaire des pèlerins, des marchands et des artisans. Les récits constituent malgré tout le matériau privilégié de cette psychohistoire du voyage en Italie appliquée, dans la deuxième partie, à la question de la perception par les voyageurs d’une singularité italienne (« L’Italie réinventée »). Toujours soucieux d’interroger l’écart entre l’expérience vécue et son écriture, Gilles Bertrand y aborde les textes comme des creusets où sont reçus et réélaborés les stéréotypes véhiculés par la tradition du Grand Tour, mais également comme des laboratoires d’images pour les générations suivantes. Dans des pages d’une grande finesse d’analyse, on voit ainsi se mettre en place, à partir des années 1780, un nouveau moment du voyage en Italie, celui de l’entrée sur le territoire italien, là où la sensation d’écart était jusqu’alors diluée dans l’espace et le temps du parcours. Cette histoire des représentations connaît des moments d’accélération, comme celle qu’entraînent les événements militaires de la fin du siècle : on peut en suivre le mouvement à travers le fonctionnement de l’idée de capitale dans les récits de voyage, à laquelle est consacrée l’essentiel de la troisième partie (« A la rencontre de l’événement »).

C’est malgré tout dans les chapitres suivants (« Figures anciennes, pratiques nouvelles ») que se laissent le mieux appréhender les mutations de long terme, celles qui dessinent à l’intérieur de la tradition du Grand Tour – mais pas encore complètement contre elle – de nouvelles façons de voyager. Plus que les textes publiés, c’est le matériau manuscrit (carnets de terrain, correspondances, notes et récits non publiés) qui donne alors à voir l’émergence d’écritures propres à certaines catégories de voyageurs, et leur influence sur le reste du corpus. Si l’écriture précise des hommes de science, véritable instrument de travail, ne semble pas avoir marqué celle du commun des voyageurs (quoique l’on en retrouve le souci de systématisation, les mesures précises et les cartes pratiques dans les guides publiés à partir des années 1770, ainsi que dans les enquêtes de l’époque révolutionnaire), celle, comptable et fonctionnelle, des marchands pourrait avoir percolé plus directement dans les manières de sentir de leurs contemporains et avoir joué un rôle dans l’émergence de mentalités prétouristiques. Le dernier chapitre rassemble autour de l’observatoire napolitain ces passionnantes analyses : l’écriture des récits y est autopsiée dans ses silences, ses trop-pleins, dans ses différents degrés d’écart à la norme des guides, dans le poids des conditionnements culturels (la conception érudite du voyage d’Italie) d’où se dégagent pourtant la valorisation de l’observation personnelle et la volonté de construire un espace pratique et discursif propre, marquée dans les textes par la liberté de se taire.

Parmi les nombreux champs de recherche que l’ouvrage est appelé à nourrir, celui de l’histoire du livre et de la lecture tient une place importante, car c’est dans le hiatus entre deux formes d’écriture typiques de la seconde moitié du XVIIIe siècle que se lit finalement l’évolution contradictoire des pratiques du voyage au tournant du XIXe siècle. Alors que la tradition du Grand Tour s’ancre dans un dialogue intense entre un voyageur et ses lectures – des bibliothèques de départ aux références classiques sans cesse convoquées, de la manipulation de guides volumineux aux marginalia qui les complètent ou les critiquent –, l’apparition dans les années 1770 de guides plus légers et plus commodes peut éclairer les intérêts d’un public plus diversifié, celui dont le souci de voyager simplement, avec économie et plaisir, préfigure l’avènement du tourisme. Contribution majeure à une histoire des pratiques et des imaginaires de l’Italie, l’ouvrage de Gilles Bertrand est également un formidable instrument de travail pour le chercheur, grâce à la qualité et à l’importance du répertoire des sources et de la bibliographie rassemblées.