Thierry Rigogne, Between state and market : printing and bookselling in eighteenth-century France
Oxford, Voltaire Foundation, 2007, 313 p. (SVEC, 2007, 05)
Sabine JURATIC
IHMC, Paris
Les enquêtes sur la librairie réalisées par l’administration royale à partir du règne de Louis XIV constituent une source de première importance pour l’étude de la géographie économique de la production et de la circulation du livre en France sous l’Ancien Régime. Plusieurs d’entre elles (1701, 1764, 1777) avaient fait l’objet d’une première série de recherches synthétisées dans l’Histoire de l’édition française. Observant cependant, et à juste titre, que la documentation réunie à l’instigation de l’administration avait été plus souvent étudiée sous l’angle de l’infrastructure productive – les imprimeries et les presses – que sous celui du commerce et de la consommation, Thierry Rigogne, aujourd’hui professeur assistant à Fordham University à New York, s’est attaché, dans la thèse de doctorat de l’université de Princeton dont cet ouvrage est issu, à reprendre le dossier en mettant davantage l’accent sur les réseaux de vente et sur les marchés du livre. Son approche privilégie aussi la province, moins étudiée que Paris dont les grands libraires dominent le marché de l’édition française, province sur laquelle porte exclusivement l’enquête diligentée auprès des intendants par Gabriel de Sartine en 1764, lorsqu’il a succédé à Malesherbes à la direction de la librairie. L’objectif du nouveau responsable est alors non seulement de recenser les professionnels du livre en activité, mais aussi de recueillir, selon un formulaire normalisé, la nature des ouvrages produits dans les imprimeries locales ou mis en vente dans les boutiques, ainsi que les modes d’approvisionnement des libraires.
Cette enquête constitue le point de départ et l’une des sources principales d’un travail dont l’ambition méthodologique est de concilier approche statistique et recherches plus individualisées pour apprécier l’évolution au cours du XVIIIe siècle des conditions de diffusion des imprimés et de l’organisation de leurs flux de circulation dans l’ensemble du royaume. A cette fin, l’auteur confronte les résultats de l’enquête de 1764, en amont, aux renseignements statistiques de l’État de la librairie dressé à l’instigation de l’abbé Bignon en 1701 et, en aval, au recensement des libraires proposé en 1781 par l’Almanach de la librairie, un répertoire professionnel imprimé à Paris et rédigé par un employé de la Direction de la librairie. Thierry Rigogne s’appuie aussi sur une connaissance très précise de la bibliographie et sur des sources de portée plus locale, notamment sur les épaves d’autres enquêtes conservées au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France ou dans des dépôts d’archives provinciaux, documents qui témoignent de la volonté permanente des autorités administratives de disposer des informations nécessaires à l’exercice d’un contrôle sur les imprimés. Les résultats de ces recherches minutieuses sont présentés en six chapitres que l’on peut regrouper en deux grands blocs : une première partie porte sur la politique d’encadrement des activités du livre, sur ses rouages et sur ses limites ; la seconde est consacrée à l’évolution de la géographie de l’imprimerie et de la librairie au cours du siècle, et à la structuration des marchés du livre que révèle l’enquête de 1764.
Sur les dispositifs de contrôle, soigneusement reconstitués par Thierry Rigogne, les apports les plus neufs de l’ouvrage concernent d’une part la pratique même des enquêtes et, de l’autre, la mise en évidence des limites des pouvoirs de l’administration. A la lumière de l’étude, les recensements administratifs des professionnels du livre se révèlent en effet moins exceptionnels qu’on pouvait le penser et apparaissent plutôt comme une pratique récurrente et bien rôdée, puisque pas moins de dix enquêtes de ce type ont pu être identifiées par l’auteur entre 1700 et 1784. Quant à la capacité réelle de contrôle du pouvoir central sur le recrutement comme sur les activités des gens du livre, l’auteur démontre de façon convaincante que, si une politique de réduction du nombre des ateliers typographiques est effectivement peu à peu mise en place, la surveillance des libraires est, dans les faits, très réduite hors des grandes villes et que l’exercice du métier n’est soumis, dans certaines localités, à aucune autorité.
Le second volet de l’ouvrage traite de l’évolution de l’armature productive et commerciale dans les provinces et de l’analyse des flux commerciaux. Concernant l’imprimerie, l’étude apporte surtout confirmation de phénomènes déjà connus et met en évidence la concentration des ateliers typographiques, consécutive à l’instauration du numerus clausus, et l’amélioration parallèle de leur équipement, tout au moins dans les grandes villes : à Rouen, Bordeaux, Troyes et Strasbourg par exemple, le nombre moyen de presses par atelier double entre 1701 et 1764. Ailleurs, le processus est plus lent, et une écrasante majorité des imprimeries provinciales dispose toujours de moins de quatre presses en 1764. La croissance globale de la main d’œuvre que l’on observe vient toutefois infirmer l’idée d’un déclin de l’activité d’impression, mais l’augmentation reste limitée et profite surtout aux grands centres, une dizaine de villes qui emploient le cinquième des ouvriers imprimeurs en 1764. Dans leur ensemble, les ressources typographiques provinciales témoignent donc d’un certain immobilisme.
Selon Thierry Rigogne, l’analyse de l’armature commerciale traduit un phénomène plus dynamique. On observe en effet qu’à une longue période de stabilité qui court de la fin du XVIIe siècle aux années 1760, puisque le nombre de villes pourvues d’une librairie signalées par les intendants en 1764 a augmenté seulement d’un quart environ par rapport à celui de 1701, succède une phase de dissémination beaucoup plus rapide dans les décennies suivantes. Le nombre des localités comptant au moins une librairie ou un marchand de livres recensées en 1781 dans l’Almanach de la librairie a augmenté d’un tiers par rapport à l’état de 1764. Cette croissance résulte de la multiplication des détaillants, sédentaires ou itinérants, et traduit aussi le fait que, dans les grandes villes, les autorités adoptent une définition plus extensive du statut de libraire et l’accordent à des individus qui n’avaient jusqu’alors pas les qualités requises pour être admis dans les corporations. Cette implication de plus en plus directe de l’État, ou des autorités locales, dans les procédures d’entrée dans les professions du livre a aussi pour objectif de corriger les abus que certains libraires-imprimeurs provinciaux tirent de leur position de monopole.
La densification des points de vente du livre reste cependant un phénomène tardif et ne bouleverse pas en profondeur l’organisation spatiale des marchés du livre, organisation que l’enquête de 1764 permet à l’auteur de dessiner dans son dernier chapitre. Ce chapitre est probablement le plus novateur, car il croise les informations sur l’approvisionnement et sur la consommation des livres fournies par les administrateurs provinciaux avec les données relatives aux structures de production et de commercialisation. De cette confrontation émerge une géographie partiellement renouvelée de la librairie française. Paris y conserve certes une première place incontestée, puisque les trois quarts des villes s’y sont approvisionnées, mais en province quatre villes apparaissent comme des centres dont l’aire commerciale dépasse le seul cadre local : Lyon et Rouen, réputées de longue date pour leurs activités de librairie et d’imprimerie, s’illustrent dans la pratique des contrefaçons, Toulouse domine le marché du Sud-Ouest, mais son commerce se limite surtout aux livres de droit et de religion et aux contrefaçons d’Avignon. Enfin, Limoges diffuse ses publications dans toute la France, grâce à l’activité des Barbou, fournisseurs de manuels à l’usage des collèges, et de Chapoulot, producteur de livrets de la « Bibliothèque bleue ». On observera toutefois que la hiérarchie établie par Thierry Rigogne à partir de l’instantané de l’enquête de 1764 est probablement fragile et que, quelques années plus tard, les effets de la suppression des jésuites affectent vraisemblablement la position de Limoges tandis que Strasbourg, absente de la carte de 1764, développe une activité commerciale importante mais largement orientée vers l’étranger.
En dépit de ces quelques réserves, il faut saluer la qualité documentaire et la précision d’un ouvrage qui offre un panorama très complet de la librairie provinciale française au siècle des Lumières. La richesse des annexes est aussi à signaler, particulièrement le premier appendice (donnant la liste et les références détaillées de dix enquêtes sur la librairie réalisées au cours du XVIIIe siècle et dont subsistent des traces) et le troisième, qui fournit pour chaque localité l’état détaillé des données de 1764 corrigées par les indications apportées par les autres sources de renseignements. L’ampleur de la bibliographie enfin, fait de celle-ci un instrument de référence commode – et, pour un lecteur francophone, plus facilement accessible que la thèse elle-même dont on regrettera qu’elle ne soit publiée qu’en anglais – pour toute recherche sur la librairie française du XVIIIe siècle.