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Geben und nehmen. Stiftungen, Schänkungen, besondere Erwerbungen. Deutsches Buch-und Schriftmuseum. Katalog zur Ausstellung, 21. Januar 2005 bis 30. April 2005

Leipzig, Frankfurt am Main, Berlin, Die Deutsche Bibliothek, 2005, 111 p., ill., couv. ill. en coul. ISBN 3-933641-60-8

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fnes

La Bibliothèque nationale allemande (Deutsche Bücherei) est composée, depuis la réunification, de trois institutions différentes établies respectivement à Francfort-s/Main, à Berlin et à Leipzig, ville où se trouve son siège historique. Depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, Leipzig s’est en effet imposée comme la capitale des activités du livre en Allemagne, et la topographie urbaine vise, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, à rendre visible un statut intimement lié à l’identité de la ville. C’est là qu’est publiée la bibliographie courante allemande (Börsenblatt für den deutsche Buchhandel), le puissant syndicat des libraires (Börsenverein) y a son siège depuis sa fondation en 1825, et il y entretient une bibliothèque spécialisée encore enrichie par le don de l’éditeur, historien et collectionneur Albrecht Kirchhoff en 1875. Le projet de Bibliothèque nationale est lancé en 1910, et le bâtiment élevé sur des plans d’Oskar Pusch à la veille de la Première Guerre mondiale est à la fois fonctionnel et très spectaculaire : les façades à six étages sont organisées selon les trois grandes fonctions de l’institution, la conservation, la gestion et la consultation.

La Bibliothèque abrite aujourd’hui le « Musée allemand du livre et de l’écrit » (Deutsches Buch-und Schriftmuseum) fondé en 1884 et dont le premier directeur a été le bibliographe et historien du livre Konrad Burger, spécialiste des incunables22. Consacrée aux dons, l’exposition Geben und nehmen commémorant pratiquement le cent-vingtième anniversaire du Musée, nous éclaire sur une des sources d’enrichissement les plus importantes pour les grandes bibliothèques de conservation : il s’agissait d’illustrer la richesse et la diversité des dons et de proposer une manière de typologie du donataire, tout en retraçant en contrepoint l’historique de l’institution et en donnant une présentation rapide mais précise des collections.

Les origines du Musée remontent de fait à une collection privée, celle de Heinrich Klemm (1819-1886), d’abord garçon tailleur mais qui fera fortune comme éditeur et à qui ses achats sur place et à l’étranger, notamment à Londres, permettent de réunir un exceptionnel ensemble de livres anciens, dont un exemplaire sur vélin de la Bible à 42 lignes. Klemm lui-même ouvre sa collection au public dresdois, sous le nom de Klemm’s Bibliographisches Museum. Attentif à ce que ses livres continuent à être disponibles pour le public allemand après sa propre disparition, il refuse une offre d’achat venue des États-Unis et préfère vendre l’ensemble 400 000 Marks au royaume de Saxe, somme sur laquelle il consacre 50 000 Marks à une fondation destinée à assurer l’enrichissement futur du Musée23.

Les achats réalisés grâce à cette fondation porteront non seulement sur des documents anciens, mais aussi sur des reliures (Klemm lui-même avait peu d’intérêt pour la reliure) et sur les pièces contemporaines que les responsables du Musée pensent devoir faire date – ainsi de plusieurs titres sortis des Kelmscott Press de William Morris à Hammersmith. Malheureusement, la fondation ne survivra pas à la crise économique des années 1920, qui en assèche les revenus. Le Musée devient département de la Deutsche Bücherei à l’époque de la République démocratique allemande (1950), et ce n’est qu’à partir de cette date qu’il bénéficiera d’un budget régulier. Dans l’intervalle, un certain nombre d’autres fondations enrichissent aussi les collections : l’exposition faisait ainsi une large place à la Deutsche Buchkunst Stiftung (Fondation allemande de l’Art du livre), créée en 1929 et initiatrice d’un concours annuel des « 50 plus beaux livres allemands ». Les volumes entrent ensuite dans le fonds du Musée. Le concours, interrompu sous le régime national-socialiste, a été dédoublé après la Guerre entre Francfort et Leipzig, avant que les deux manifestations ne soient réunies en 1990.

Les événements tragiques du XXe siècle ont inévitablement une incidence sur le Musée : les collections ont beaucoup souffert des destructions dues à la Seconde Guerre mondiale, et notamment au bombardement anglais du 4 décembre 1943. La collection de reliures historiques constituée par le docteur Karl Becher à Karlsbad fait l’objet de longues négociations à partir de 1910, avant d’entrer dans les fonds du Musée l’année suivante. Cependant, la grande majorité des pièces a été saisie en 1945, et se trouve aujourd’hui conservée à la Bibliothèque d’État de Moscou. Inversement, la réunification allemande s’est traduite par une dynamique nouvelle pour le Musée, aussi bien sur le plan de l’installation et de la présentation des collections que sur celui de leur enrichissement. C’est ainsi que la Fondation Fritz Thyssen (Fritz Thyssen Stiftung) met dès 1990-1991 une somme importante à disposition pour l’enrichissement de la bibliothèque de recherche en ouvrages étrangers et pour l’équipement informatique. Un autre exemple est l’achat de la bibliothèque spécialisée du libraire et éditeur Abraham Horodisch : originaire de Łódź, en Pologne, Horodisch (1898- 1987) fonde la maison Euphorion (Euphorion Verlag) à Berlin, mais il doit émigrer en 1934 à Amsterdam – d’où il réussit à s’échapper pendant l’occupation allemande pour y revenir en 1945. L’achat de cette bibliothèque est rendu possible par un don de 100 000 Marks effectué en 1992 par l’association de la Maison du livre à Leipzig (Kuratorium Haus des Buches e. V.). Les dons se poursuivent toujours, comme le montre l’exemple de la maison d’édition Teubner, dont le fonds d’archives est déposé au Musée en 2000. Le Borsenverein a lui aussi déposé à titre permanent sa bibliothèque et ses fonds d’archives au Musée en 2002, avec notamment l’ensemble unique constitué par la collection de quelque vingt-cinq mille « circulaires commerciales » (Geschäftsrundbriefe): ce fonds est de première importance pour l’histoire de la librairie depuis le XVIIIe siècle à une échelle européenne24.

Non seulement le Musée lui-même constitue donc aujourd’hui une des institutions de ce type les plus importantes en Europe, mais il s’impose comme un centre de documentation d’une très grande richesse pour l’histoire du livre. Outre ses activités propres d’accroissement et de valorisation de ses collections, le travail y est étroitement lié à l’action du « Cercle leipzigois d’histoire du livre » (Leipziger Arbeitskreis zur Geschichte des Buchwesens), pour l’organisation de colloques et la publication d’un annuaire25 et d’une collection spécialisée. L’ensemble du Musée doit être installé en 2010 dans les nouveaux locaux prévus dans le cadre de la quatrième tranche d’aménagement et d’agrandissement de la Bibliothèque nationale allemande.

Le catalogue publié illustre excellemment la richesse et l’activité d’une institution de première importance pour l’histoire du livre, mais il souligne aussi un certain nombre de points qui dépassent ce cadre spécialisé : grâce d’abord à la foire, Leipzig s’identifie comme la ville du livre, à une époque où la « librairie allemande » se présente comme la plus active du monde. Le « quartier du livre » regroupe en ville la plupart des grandes maisons actives dans la branche, mais un certain nombre d’institutions spécialisées localisées à Leipzig s’attachent à élever en ville des bâtiments qualifiés de « représentatifs » pour abriter le siège de leurs activités. Si les retombées économiques sont considérables, elles ne constituent pourtant peut-être pas l’essentiel : les dons et enrichissements qui sont faits au Musée sous forme de livres et d’autres documents graphiques viennent de personnalités attentives à lier leur nom à celui d’une institution non seulement prestigieuse, mais aussi intimement liée à la tradition intellectuelle et artistique allemande. Certains personnages ou institutions pratiquent aussi le mécénat en mettant une somme d’argent à disposition, souvent en vue d’une opération bien précise – c’est le cas de Gustav et Bertha Krupp, qui donnent 30 000 Marks au Musée en 1917, tout comme c’est le cas d’un certain nombre d’associations depuis 1990. Des fondations permanentes sont créées, tandis que les dons ou les dépôts peuvent aussi être faits par des artistes ou par certaines entreprises actives dans la branche de la librairie. Dans tous les cas, la psychologie du mécénat combine de manière complexe et parfois contradictoire l’attention donnée à l’enrichissement d’un fonds dont la valeur scientifique est reconnue, et la volonté d’inscrire son nom dans un double processus associant distinction culturelle, selon la terminologie bourdieusienne, et renforcement d’une trajectoire identitaire dont le cadre privilégié reste malgré tout celui de la nationalité.

Le bâtiment historique de la Deutsche Bücherei de Leipzig en 2005 (cliché F. Barbier)

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22 Citons notamment, à côté de son supplément au catalogue de Hain, sa publication en fac-similé de trente-deux catalogues de libraires publiés au XVe siècle, et dont plusieurs sont alors conservés à la Bibliothèque du Börsenverein : Buchhändleranzeigen des 15. Jahrhunderts, in getreuer Nachbildung herausgegeben…, éd. Konrad Burger, Leipzig, Hirsemann, 1907.

23 Rappelons que le taux de change de l’époque est de 1 Mark pour 1,25f.

24 Ensemble accessible et consultable sur Internet : http://bermudix.ddb.de/dbsm/cgi-bin/gr.pl

25 Leipziger Jahrbuch zur Buchgeschichte, éd. Christine Haug, Lothar Poethe, Wiesbaden, Otto Harrassowitz. A titre d’exemple, la dernière livraison parue, vol. 18, 2009, propose dans une première partie les articles suivants (Abhandlungen) : « Inkunabeln als Quellen der Leipziger Universitätsgeschichte » (Holger Nickel) ; « Die Res Publica Litteraria des frühen 18. Jahrhunderts im Spiegel der Leipziger Zeitschrift Historie der Gelehrsamkeit unserer Zeiten » (Riccarda Henkel) ; « Publishing Wars and the End of the French Enlightenment : Les Œuvres posthumes de Frédéric II » (Jeffrey Freedman) ; « Die Zeichnung in ihrer Reproduktion. Die druckgraphischen Mappenwerke des 18. Jahrhunderts bis zum frühen 19. Jahrhundert » (Claudia-Alexandra Schwaighofer) ; « Habent sua fata libelli : Beobachtungen zur Bibliothek des « Künstlers unter den Gelehrten », Karl Alexander von Müller… » (Bernhard Lübbers) ; « Lesedramatik » im Henschelverlag Kunst und Gesellschaft bis 1990 » (Franziska Galek). La deuxième partie, « Dokumentation », traite de la destruction des livres par les nazis en 1933. La troisième partie (« Informationen und Berichte ») est surtout consacrée à des notes critiques et aux comptes rendus de colloques.