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Bücher aus der Sammlung der Fürsten Esterházy in Moskauer Bibliotheken

Moscou, Rudomino, 2007, 349 p., ill

Claire MADL

CEFRES (USR 6168, CNRS-MAEE), Prague

En Europe centrale, l’histoire des grandes bibliothèques particulières commence toujours par ce qui fut souvent leur fin : la Seconde Guerre mondiale. Si la bibliothèque de la grande famille aristocratique hongroise des Esterházy nous est aujourd’hui présentée par une bibliothèque de Moscou, c’est qu’elle fut saisie à la fin de la Guerre, dans les quelques mois où l’Armée rouge se trouva en Autriche et que, depuis, elle y était considérée comme quasiment disparue. Plus que les regrets du bibliophile, les courtes introductions au catalogue suscitent ainsi l’émotion face aux destinées humaines que croise le récit des ruptures et des déplacements de cette bibliothèque entre l’Autriche, la Russie, la R.D.A. et la Hongrie aux lendemains de la Guerre.

La bibliothèque des Esterházy est l’une des plus importantes collections particulières d’Europe centrale (environ 70 000 volumes) appartenant à l’une des plus illustres familles de Hongrie. Princes d’Empire depuis le XVIIe siècle s’étant loyalement battus aux côtés des Habsbourg tant contre les Turcs que contre les Prussiens et les Français, les Esterházy se rallièrent à la cause nationale hongroise et, à la suite de la Première Guerre mondiale, la frontière austro-hongroise partageant désormais leurs terres, ils prirent la nationalité hongroise. Dans les années 1920, le chef de la famille Esterházy décida de rassembler à Eisenstadt (en hongrois Kismarton, en Autriche depuis 1919) les différents fonds familiaux. En 1945, la partie la plus ancienne de leur bibliothèque fut partiellement saisie par l’armée soviétique lors de son occupation d’Eisenstadt.

Le fonds Esterházy reste longtemps inutilisé en Russie. On retrouve de ses livres en R.D.A., sans savoir comment ils y sont arrivés. Puis, dans les années 1960 et 1970, certains de ces livres sont donnés à la Bibliothèque nationale de Hongrie. Aujourd’hui, à Moscou, la collection est administrée par la Bibliothèque Rudomino de littérature étrangère de la Fédération de Russie, et plus particulièrement par le département spécialement créé pour gérer les collections « transférées », concernées par l’éventualité d’une restitution que le législateur n’a toujours pas permise. Sur les pages internet de ce département (www.libfl.ru/restitution), on trouve, aux côtés de la collection Esterházy, des fonds ayant appartenu à la Bibliothèque du Land de Saxe (Dresde) ou à la Staatsbibliothek de Berlin.

Après avoir obtenu la restitution de ses livres de la part de la Bibliothèque nationale de Hongrie, la fondation Esterházy d’Eisenstadt, en la personne de la conservatrice de sa bibliothèque, a permis à la bibliothèque Rudomino d’établir ce catalogue. Il se veut un premier pas vers la restitution et on comprend dès lors que l’on ait tenu à ce qu’il soit imprimé : il répond à la nécessité de disposer d’un signe matériel tangible de l’existence de cette bibliothèque, autrefois fondement de la collection Esterházy. Pour le travail du chercheur, le catalogue électronique par ailleurs disponible (www.libfl.ru/restitution/ester/bd-eng.html) reste indispensable, même s’il est moins détaillé et si sa disponibilité s’est révélée peu fiable au cours de l’établissement de la présente note.

Pour donner un aperçu du contenu de la bibliothèque, il faut retracer l’histoire mouvementée de sa constitution. C’est le fondateur de la dynastie, Nicolas Esterházy qui, converti au catholicisme et doté en Hongrie occidentale par l’empereur en reconnaissance de ses services militaires et en compensation des domaines perdus à l’Est, entama la collection de livres. Il hérita en particulier de la bibliothèque d’un éminent prélat humaniste : l’archevêque d’Esztergom (alld Gran) Milklós Oláh (1493-1568). Le fils du comte Nicolas, le prince palatin Paul, érudit lui-même, enrichit la collection familiale et la légua sous forme de fondation au couvent de franciscains d’Eisenstadt, ce qui nous vaut l’inventaire de ce que l’on nomme la Bibliotheca Esterhaziana (1600 vol.). Celle-ci resta cependant plus d’un siècle au château des Esterhazy, ne cessant de s’enrichir, comme prévu par son fondateur, avant d’être livrée physiquement aux franciscains. Parallèlement se développait bien entendu une, ou plutôt des collections de livres à la mesure du rayonnement exceptionnel d’une famille dont le mécénat et l’apparat devinrent légendaires et semblent être restés inégalés à la cour de Vienne. Au cours du rassemblement des collections éparpillées à Eisenstadt, on récupéra aussi la Bibliotheca Esterhaziana, désormais plus attrayante pour les spécialistes du livre ou de la controverse religieuse du temps de la Réforme que pour les religieux eux-mêmes. Et, lorsque l’Armée rouge entra dans le château, ses livres furent certainement les premiers à être saisis car ils n’avaient pas encore été déballés…

L’introduction au catalogue fait plus l’histoire de la bibliothèque que l’analyse de son contenu. Les notices ont été établies à l’aide du portail de la Bibliothèque virtuelle de Karlsruhe et du Catalogue collectif de France, avec une précision jugée « intermédiaire » entre le catalogue scientifique et l’inventaire. Chaque notice présente de façon détaillée les marques de provenances, en particulier celles des Esterházy qui sont à la base du travail de reconstitution de la bibliothèque. Un index aide au repérage des langues, des auteurs, des titres et des lieux d’édition. Afin de donner ici un aperçu du fonds présenté, nous avons tenté de compléter ces données par une recherche sur le catalogue informatisé, dont la consultation s’est cependant révélée parfois impossible et certaines fonctions indisponibles.

La répartition linguistique est sans grande surprise, avec une domination large du latin (669 titres), l’allemand étant la seconde langue (363 titres). Le français vient en retrait (93 titres), concurrencé par le hongrois (55 titres). La bibliothèque est d’ailleurs remarquablement riche en imprimés hongrois anciens. Il est vrai que le comptage par volumes réduirait l’écart ainsi créé entre les langues, car les traités latins sont souvent courts et reliés en recueils, alors que l’on trouve des séries ou des journaux, tels la Collection universelle des mémoires particuliers relatifs à l’histoire de France de 1785 à 1791, ou encore la Minerva de Berlin de 1792 à 1858. Notons la richesse linguistique du fonds, caractéristique de l’Europe centrale : Muratori est présent en italien, en allemand et en hongrois.

Les onze incunables de la Bibliotheca Esterhaziana étaient mentionnés dans le catalogue des fonds russes de 1996 sans cependant indiquer leur provenance. Il est fastidieux de les repérer aujourd’hui. La bibliothèque s’organise autour de deux moments forts : le XVIe siècle, qui semble dominer, puis la deuxième moitié du XVIIIe. Du côté de l’humanisme classique, malgré le petit nombre d’auteurs antiques (Lucien de Samosate et, dans une moindre mesure, Aristote font exception), certains imprimés prestigieux témoignent de l’ouverture de la Hongrie à la production occidentale : impressions d’Alde Manuce (Institutionum grammaticarum de 1508), de Plantin (Juste Lipse), de Froben (en particulier pour les œuvres d’Érasme), de Josse Bade (Bède le Vénérable), ou le dictionnaire d’Henri Estienne de 1572 et un traité de grammaire de Giovanni Pontano. En l’absence d’un index des éditeurs, nos mentions ne peuvent être qu’allusives.

Le fonds du XVIe siècle représente bien les débats et la controverse religieuse au temps de la Réforme. On trouve par exemple cinquante-deux titres de Luther et vingt-cinq de Mélanchton, mais aussi Érasme (dix-huit pièces), deux ouvrages de Zwingli, et on note encore la présence de figures de la Réforme en Bohême comme Jean Hus et, plus tardif, Comenius. Wittenberg est le lieu d’impression le mieux représenté aux côtés de Bâle, avec chacun plus de cent titres. Les livres des presses jésuites sont eux aussi présents, en particulier ceux de Hongrie (imprimerie jésuite de Trnava). Pour le XVIIe siècle, outre des recueils de jurisprudence et de droit, dont trois traités d’Hugo Grotius, notons les écrits de religieux comme le dominicain Louis de Grenade ou le carmélite Juan de Caramuel de Lobkowitz. Enfin, tout un corpus de petits imprimés universitaires strasbourgeois parus vers 1615 pourrait indiquer qu’un des Esterházy fit un séjour dans cette université à cette date.

Les ouvrages du XVIIIe siècle sont très difficiles à caractériser et l’on a nettement l’impression d’un fonds lacunaire. Certains auteurs ou ouvrages très répandus dans cette partie de l’Europe méritent portant d’être mentionnés, comme le traité sur le droit naturel du bénédictin Anselm Desing, le code pénal du grand-duché de Toscane, ou encore les titres de Jan Potocki, d’August Ludwig Schlözer, d’Immanuel Kant ou, pour les Français, de Montesquieu, de Jacques Necker – dont les écrits furent très commentés et même réédités à Vienne –, de l’abbé Raynal, de Peyssonnel, du Conventionnel Jean-Louis Carra, sans oublier les Mémoires de Choiseul ou encore l’Almanach de la Révolution française. Mais on n’y trouve pas une seule fois certains des auteurs que l’on rencontre généralement dans les bibliothèques du XVIIIe siècle, comme le caméraliste Justi ou le philosophe et théoricien politique viennois Sonnenfels, ni même Voltaire – et d’ailleurs pratiquement rien de belles lettres. Notons que les Esterházy avaient l’Histoire (…) de l’imprimerie de Prosper Marchand et certains catalogues du libraire anglais Longmann pour le début du XIXe siècle.

Les deux pôles chronologiques invoqués reflètent des lieux géographiques totalement différents. Les villes les mieux représentées au XVIe siècle sont, dans l’ordre, Bâle (102 titres), Wittenberg (101), Strasbourg (92), Francfort, Leipzig, Cologne, Nuremberg, Paris, Lyon et Venise. Nous restons donc face à une géographie qui se maintient dans l’axe Flandres-Lombardie alors dominant, mais dont les pôles sont modifiés pour donner une représentation un petit peu particulière de l’Europe intellectuelle, sans que l’on puisse dire si elle est générale en Hongrie. Au XVIIIe siècle, on ne retrouve parmi les fournisseurs majeurs que Leipzig et Paris, dont l’importance croît. Vienne est bien représentée et fait figure de centre nouveau. Notons que de nombreux centres régionaux sont aussi présents : ceux de Hongrie (Buda, Pest, Vác, Sárospatak), de Haute-Hongrie (aujourd’hui la Slovaquie) avec bien sûr Presbourg, longtemps capitale de tout le royaume, mais aussi Košice/Kaschau, Nitra/Neutra et surtout Trnava /Tyrnau. Les territoires méridionaux et orientaux de la Hongrie sont aussi représentés, avec par exemple Ljubljana/Laibach et Cluj/Klausenburg. L’ouverture s’étend aux États voisins, en particulier au royaume de Bohême (Prague et Olomouc/Olmütz) et bien sûr à l’Autriche (Vienne et Graz, ainsi que Salzbourg, alors indépendant). Pour la fin du XVIIIe siècle, on trouve les ouvrages sortis des presses du Viennois Trattner, dont l’affaire essaima dans toute la monarchie.

Comme le souligne la conservatrice de la Bibliothèque Rudomino, les achats libérés de contrainte des Esterházy semblent le fruit du hasard (p. 24), et seul un rassemblement du fonds puis une analyse selon les propriétaires précis permettrait de donner un sens à la juxtaposition de ces ouvrages du point de vue non seulement de leurs usages, mais aussi des acquisitions. Faut-il croire que la très faible proportion d’ouvrages du XVIIe siècle est représentative de la situation en Hongrie en général, ou bien les Russes ont-ils plus puisé dans le XVIIIe siècle français que dans les ouvrages de piété ou de philosophie baroque lors de leur « enlèvement » ? L’histoire même de la bibliothèque soulève de façon cruciale la question de son utilisation. Cette donation-fondation des temps modernes, où la bibliothèque demeure chez le noble et où son ouverture « publique » reste potentielle, est aussi bien un geste de représentation d’un aristocrate soucieux de montrer son identification à la chose publique que la manifestation de la conscience de disposer d’un instrument de savoir inégalé. L’initiative de rassembler les fonds en 1920 semble autant un acte patrimonial ou mémoriel qu’un geste de connaissance. Quant à la volonté de rendre aujourd’hui le fonds du château Esterházy d’Eisenstadt accessible, il faut espérer qu’elle sera menée à bien. On sait toute la difficulté des familles à mettre en valeur les bibliothèques qui leur ont été restituées, à allier ouverture aux spécialistes, conditions satisfaisantes de sécurité et mise en valeur patrimoniale. Les bibliothèques, au contraire des collections d’art qui s’exposent, se publient et peuvent valoriser des lieux par ailleurs lucratifs (hôtels de luxe, musées, prestigieux centres de congrès), n’attirent guère que les chercheurs. En République tchèque, le sort de la bibliothèque des Lobkowicz (75 000 vol.), rendue dans les meilleures conditions possibles à la famille après 1990, est empreint de cette incertitude. Curieusement, chez les Esterházy, aujourd’hui encore, c’est la collection « transférée » qui est la plus ouverte, malgré tout.