Stefan Lemny, Les Cantemir : l’aventure européenne d’une famille princière au XVIIIe siècle, préf. Emmanuel Le Roy Ladurie
Paris, Éditions Complexe, 2009, 367 p., couv. ill. en coul., bibliogr., index. ISBN 978-2-8048-0170-0
Frédéric BARBIER
Nouans-les-Fnes
Cantemir : un nom que les historiens non spécialistes de l’Europe orientale rencontrent régulièrement, mais sur lequel il était jusqu’à présent bien difficile de s’informer avec quelque précision, surtout en français. Le livre de Stefan Lemny, qui vient très heureusement combler une lacune, marque l’évolution d’une conjoncture scientifique devenue plus sensible aux problématiques comparatistes et à la situation historique de cette Europe ignorée pendant des décennies mais que les événements de 1989 ont soudainement rendue accessible : les principautés roumaines (Moldavie et Valachie), longtemps soumises à la Sublime Porte mais sous l’influence de plus en plus sensible de Saint-Pétersbourg à partir du XVIIIe siècle, naturellement ouvertes vers l’Est mais culturellement tournées vers l’Ouest, constituent, au-delà des clichés, un excellent exemple permettant de mieux saisir la complexité d’une histoire qui a entrepris depuis vingt ans de renouer ses propres fils, et qui est aussi la nôtre. La trajectoire des Cantemir est idéaltypique du Siècle des Lumières: d’abord tournés vers Constantinople, ils s’installent en Russie, et c’est par le biais de Saint-Pétersbourg qu’ils entrent en définitive directement en contact avec l’Europe occidentale.
Comme les Cantacuzène en Valachie (Bucarest), la famille des Cantemir est l’une des principales des « principautés roumaines » : apparue en Moldavie au XVIe siècle, elle s’appuie sur l’étymologie fantaisiste « Can-Temur » (sang de Timur) pour prétendre remonter à Tamerlan. Profitant des guerres constantes du deuxième tiers du XVIIe siècle, Constantin « le Vieux » (1612-1693) se hisse sur le trône de Moldavie à Iasi en 1685. Démétrius, le fils cadet (1673-1723), qui lui succède en 1693, est refusé par la Porte : il doit se rendre à Constantinople, où il séjournera dix-sept ans. Ces années, qu’il présentera comme des années d’exil, sont surtout pour lui des années de formation et d’information d’une richesse exceptionnelle, qu’il s’agisse de cette « Sorbonne orthodoxe » qu’est l’Académie du patriarcat (p. 59), de la cour ottomane, ou encore des légations occidentales. Elles n’excluent d’ailleurs pas des retours en Moldavie, par exemple à l’occasion du mariage du prince à Iasi, en 1700, avec Cassandre, fille de Serban Cantacuzène.
Conservateur à la Bibliothèque nationale de France, spécialiste à la fois du livre ancien et de l’histoire des pays roumains, Stefan Lemny apporte le plus à son lecteur lorsqu’il traite des écrits des princes, et de leur itinéraire intellectuel. Serban Cantacuzène a patronné à Bucarest la traduction intégrale de la Bible en roumain, et Démétrius note sur son propre exemplaire de l’édition de possibles améliorations de cette traduction. A Constantinople, lui-même parle turc dans les milieux ottomans, ou grec avec les représentants de l’Église, mais il rédige son premier livre en roumain et en grec : Le Divan, ou la Dispute du Sage avec le Monde (Divanul sau Gâlceava) est publié à Iasi en 1698 sous forme d’édition bilingue, mais il sera surtout diffusé par le biais de copies manuscrites et, à partir de 1705, en traduction arabe. Les années qui suivent sont consacrées par le prince à la rédaction de deux essais de philosophie religieuse en latin : Sacrosanctæ scientiæ indepingibilis imago, et Compendiolum universae logices institutiones, qui ne seront édités qu’au XIXe siècle. L’Histoire hiéroglyphique est un roman baroque à clés, que le prince rédige en roumain à partir de 1704, alors qu’il vient d’essayer en vain de se faire nommer au trône de Moldavie. Le Livre de la science musicale, écrit en turc, témoigne le plus de la connaissance qu’avait Cantemir de la société et de la civilisation ottomanes du temps : il comprend un traité de musique proprement dit, et un recueil de mélodies. Cet ensemble d’œuvres, toutes manuscrites, reste pourtant relativement confidentiel.
Mais revenons à Démétrius : investi de la confiance de la Sublime Porte, le voici nommé prince de Moldavie au moment même où la guerre menace, entre la Russie et la Turquie. Pourtant, très vite rallié à la cause russe, il doit se réfugier en Russie à la suite de la victoire ottomane, d’abord à Kharkov (Charkiv), puis dans un certain nombre de résidences mises à disposition par le tsar, et à Saint-Pétersbourg : le chapitre 6 de l’ouvrage de Stefan Lemny est intitulé « Dans la Russie de Pierre le Grand ». Voyant s’éloigner de plus en plus les possibilités d’un rétablissement en Moldavie, Cantémir s’intègre aux élites russes, travaille, rédige, et il devient en 1714 membre de l’Académie de Berlin. Il écrit en Russie la Description de la Moldavie et l’Histoire moldo-valaque, tous deux à l’origine en latin, auxquels s’ajouteront La Vie de Constantin Cantemir dit le Vieux, prince de Moldavie, et surtout la monumentale Histoire de l’Empire ottoman, dont le manuscrit a été retrouvé à Harvard. Il donne encore à Saint-Pétersbourg en 1722 son Système de la religion mahométane, rédigé en latin, puis traduit en russe par Ilinskij.
Né à Constantinople en 1709, le cadet, Antiochus, devient alors la figure principale du livre de Stefan Lemny. Il reçoit une formation de qualité, dans le cadre notamment de la nouvelle Académie de Saint-Pétersbourg. Bientôt intégré dans les cercles intellectuels de la capitale russe, il commence à traduire des œuvres étrangères et à rédiger lui-même. La part de la traduction en russe est remarquable chez Antiochus, lequel a comme objectif, à côté de son propre perfectionnement dans les différentes langues anciennes et modernes, de favoriser le transfert culturel entre l’Occident et l’Empire des tsars (pp. 194 et suiv.). Mais, soudain, il est nommé ambassadeur à Londres (1731), où il arrive l’année suivante. C’est le premier contact avec l’Occident, et le jeune homme sans expérience est d’emblée confronté au jeu diplomatique le plus difficile opposant les différentes puissances européennes entre elles.
A Londres, Antiochus prend notamment conscience du rôle de l’imprimé par rapport à l’opinion du temps, et entreprend très vite de l’utiliser au profit de la Russie, soit en inspirant des articles de périodiques favorables à son pays, soit, par exemple, en intervenant pour retarder la publication de Lettres moscovites dont on annonce la réédition à Paris et la traduction en anglais, voire en en inspirant une traduction allemande (Francfort, 1738) qui prend largement le contrepied de l’ouvrage original (pp. 237 et suiv.). Cette même année 1738, le prince est nommé ministre plénipotentiaire, plus tard ambassadeur, de Russie à Paris.
Stefan Lemny insiste particulièrement sur la figure d’Antiochus comme un homme des Lumières, habitué des salons, fréquentant régulièrement les théâtres et se passionnant pour les livres (pp. 264 et suiv.). Sa bibliothèque parisienne a pu compter 2500 à 3000 volumes, dont une proportion notable de textes contemporains. A partir des années 1735, il a pu reprendre une activité d’écriture plus régulière : il est célèbre pour ses Satires en russe et en français (publiées à la fausse adresse de Londres en 1749, et traduites en allemand en 1752, données enfin en russe en 1762). Il rédige un Dictionnaire russe-français en trois volumes, dont le manuscrit a été récemment retrouvé à Moscou, il reprend ses travaux de traduction et, surtout, il s’attache à publier l’Histoire de l’Empire ottoman rédigée en latin par son père et qu’il complète par une Vie du prince Démétrius.
Le dernier chapitre du livre de Stefan Lemny intéresse tout particulièrement l’historien du livre, puisqu’il traite précisément de « L’aventure européenne de l’Histoire de l’Empire ottoman » (pp. 305-319) : le texte latin circule en manuscrit, et il est même traduit en russe, et on entreprend de le publier, toujours en latin, à Saint-Pétersbourg dans les années 1730 – mais rien ne se passe. Sur la route de Londres, Cantemir s’arrête à La Haye et y cherche un libraire susceptible d’accueillir le projet favorablement, mais c’est en Angleterre que celui-ci verra le jour, en traduction anglaise, en 1735. Deux ans plus tard, l’ambassadeur travaille au projet d’édition en français, qui se concrétisera en 1743. C’est très probablement par le biais du français que l’ouvrage sort en allemand à Hambourg en 1745. Stefan Lemny, qui a fait le tour du dossier de la manière la plus exhaustive, conclut en nous livrant tous les éléments disponibles sur la réception de l’ouvrage. Dans l’intervalle malheureusement, Antiochus Cantemir, longtemps malade et après plusieurs séjours aux eaux à Plombières, était décédé à Paris le 11 avril 1744, à trente-cinq ans à peine.
On ne peut que se réjouir que des livres comme celui de Stefan Lemny paraissent à Paris, et en français, et contribuent ainsi au maintien d’une certaine diversité, à la fois scientifique et linguistique, dans le domaine des études portant sur l’histoire européenne du XVIIIe siècle. On regrettera pourtant les quelques coquilles, et surtout l’absence d’illustrations et d’une carte qui permette au lecteur moins informé de s’orienter plus précisément.