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Elena-Maria Schatz, Robertina Stoica, Catalogul colectiv al incunabuleleor din România

Bucureşti, CIMEC, 2007, 590 p

Istvan MONOK

Szeged

La Roumanie, dont la problématique de construction nationale a été formulée dès le milieu du XVIIIe siècle, a toujours fait de grands efforts pour répertorier, mais aussi pour valoriser son patrimoine culturel. L’objectif était de confirmer le fait que la Roumanie faisait partie depuis toujours de la famille culturelle européenne, et que la culture des Roumains, même s’ils étaient dispersés entre plusieurs États, était fondamentalement une culture unique et homogène. Une des conséquences de cette politique d’étude et de valorisation a consisté dans la création d’un certain nombre d’établissements culturels (musées, bibliothèques et archives) centralisés à Bucarest. Les autorités roumaines y rassemblèrent un grand nombre d’items disponibles sur les territoires appartenant à l’actuelle Roumanie, sans toujours prendre en considération le fait que, sur le plan historique, la plupart n’appartenait pas à la tradition roumaine – même s’ils lui appartiennent effectivement aujourd’hui.

Les collections d’incunables obéissent à ce schéma, et le nombre d’exemplaires conservés en dehors du bassin des Carpates est extrêmement limité. Ces fonds ont donc été complétés, à l’époque du régime Ceaucescu, par le rapatriement systématique à Bucarest de collections conservées en Transylvanie, dans les Partium et dans la région du Temes : ils ont été déposés soit à la Bibliothèque nationale, soit à la Bibliothèque universitaire de Bucarest. Fait catastrophique : lors de la révolution et de l’exécution du dictateur, le fonds ancien de la Bibliothèque universitaire de Bucarest a été détruit par incendie et, comme les catalogues disponibles se trouvaient très incomplets, nous n’avons pas les moyens de mesurer exactement l’ampleur des pertes.

La Roumanie développe aujourd’hui une politique coordonnée visant à publier les catalogues de ses fonds anciens de bibliothèques15. L’historique de l’édition systématique des catalogues roumains d’incunables est rappelée par les auteurs du volume ici recensé dans leur introduction. Le rôle d’initiateur joué par les recherches menées en Hongrie est indiscutable : le premier de ces catalogues vit en effet le jour à Szeged, où il fut édité par Péter Kulcsár à partir de notes de Róbert Szentiványi16. L’un des incunables de la bibliothèque franciscaine de Deva (Déva), ainsi que les huit volumes conservés dans la Bibliothèque archiépiscopale d’Oradea (Nagyvárad ) figurent aussi dans des catalogues édités par la Bibliothèque nationale de Hongrie (OSZK)17. Le catalogue collectif qui vient d’être publié recense 1732 incunables (pour 1349 éditions différentes) conservés aujourd’hui sur le territoire de la Roumanie, la plupart en Transylvanie. Dans son introduction, Elena-Maria Schatz présente les collections concernées, dont elle ne manque pas de retracer l’histoire, parfois assez rocambolesque. Elle évoque par exemple les figures de Gábor Bethlen, prince de Transylvanie (1616-1629), et de Martin Opitz, poète de Silésie qui vivait en Transylvanie, à propos de l’histoire de la bibliothèque du Musée de la ville d’Aiud (Nagyenyed ) (mais elle ne signale pas qu’il s’agissait à l’origine de la collection d’un collège réformé). Elle rappelle que le collège d’Alba Iulia (Gyulafehérvár) avait été déplacé à Aiud par Mihály Apafi, prince de Transylvanie (1660-1690), et que le collège en question disposait en 1752 d’une collection de 4700 volumes. L’histoire se prolonge jusqu’à aujourd’hui (mais la collection d’origine a été détruite en 1849), et Madame Schatz décrit la provenance des vingt-deux incunables conservés : un don effectué il y a cent cinquante ans par le comte Imre Mikó à la bibliothèque calviniste.

Il n’est pas question de reprendre ici l’historique de toutes ces collections, mais plutôt de souligner le fait que cet historique n’est pas sans rapport avec l’absence de toute information sur les provenances des exemplaires catalogués. Nous avons pu nous entretenir personnellement avec les auteurs, qui nous ont confirmé qu’elles avaient pourtant bel et bien effectué le travail d’identific tion, et qu’elles avaient réuni une documentation très importante sur les notes de possession. Malheureusement, la maison d’édition a décidé de ne pas les publier. Il est exact que les catalogues précédemment publiés d’un certain nombre de collections indiquent les provenances pour une partie des volumes repris ici, mais la moitié au moins des incunables répertoriés n’avait jamais été cataloguée. De plus, certains catalogues (par exemple celui des incunables de la Bibliothèque Universitaire de Cluj-Napoca (Kolozsvár)18 ne fournissent que des descriptions parsemées d’erreurs et des notes de possesseurs fausses. Le nouveau catalogue ne permet donc malheureusement pas de corriger cet état de choses dommageable.

Voyons maintenant de quelles collections il s’agit. L’introduction donne la description des collections dans l’ordre alphabétique des noms roumains des villes. Si nous les regroupons selon les régions historiques, nous obtenons pourtant un tableau qui correspond peut être mieux à l’histoire compliquée de ces collections et aux réalités historico-culturelles caractérisant cette partie de l’Europe orientale. La Moldavie ne conserve que onze incunables, la Valachie deux cent deux (mais la moitié des incunables figurant dans les collections de Bucarest provient du Bassin des Carpates), le Partium dix-sept, la région du Temes dix-neuf, enfin la Transylvanie mille quatre cent quatre-vingt-trois.

Les auteurs ont une longue expérience de l’étude et du catalogage des incunables, et Madame Schatz est déjà connue pour son catalogue des incunables de la Bibliothèque nationale de Roumanie19. La description de chaque exemplaire est suivie d’un numéro d’identification, conformément à la pratique admise au niveau international. Les descriptions mentionnent toujours les numéros figurant dans les catalogues antérieurs, ce qui est très important puisque, comme je l’ai dit, les informations sur la provenance ne figurent le cas échéant que dans ces catalogues.

Cette problématique des provenances est pourtant fondamentale. Prenons un exemple : j’ai pu corriger quelques erreurs de lecture avant la publication de ce catalogue collectif (paru en décembre 2008, mais à la date de 2007), relativement aux recueils de l’école franciscaine de Kánta. Ces deux volumes (dont on ne peut pas connaître la collection de conservation, faute de tables de concordances) soulèvent plusieurs questions concernant la situation politique particulière de la Transylvanie. Après l’expulsion des Turcs et l’intégration à l’Empire des Habsbourg, l’Église catholique n’a pas ménagé ses efforts pour rétablir son influence dans le nouveau grand-duché de Transylvanie. Or Kánta, qui fait partie de la municipalité actuelle de Tîrgu Secuiesc (Kézdivásárhely), est en terre sicule, et on sait que la plupart des Sicules est restée fidèle au catholicisme alors même que les Hongrois de Transylvanie se convertissaient majoritairement au calvinisme ou à l’unitarisme. Peut-on penser que la bibliothèque de l’école franciscaine de Kánta, créée au XVIIIe siècle, a jugé utile de conserver des incunables au contenu périmé et particulièrement difficiles à lire ? Où bien que le monastère franciscain proche de Sumuleu (Csíksomlyó) a transféré un certain nombre de ses livres à l’usage de cette école nouvellement créée ? Il n’est pas exclu non plus que le manque de livres ait obligé les fondateurs de l’école à se servir des volumes anciens, même s’ils n’étaient plus d’actualité. L’absence de toute indication de possesseurs dans le catalogue collectif des incunables de Roumanie est très dommageable pour répondre à toutes sortes de questions sur de nombreux points de détail.

Du point de vue de sa structure, le catalogue collectif suit les modèles internationaux : en tête, une introduction, puis l’historique de certaines collections, un mode d’emploi et le catalogue proprement dit, présenté selon l’ordre alphabétique des auteurs. Ensuite, on trouve les index habituels : auteurs secondaires, imprimeurs, villes d’impression, index chronologique, enfin, différentes concordances, notamment avec les catalogues Sajó-Soltész, Hain-Copinger et GW. Grâce à la nouvelle version en ligne du catalogue hongrois de Sajó-Soltész, aux catalogues des incunables de Slovaquie20, au catalogue de Croatie et au présent volume sur la Roumanie, le chercheur dispose désormais d’une vue globale fiable d’une partie significative de la culture livresque du bassin des Carpates.

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15 István Monok, « Vingt ans de recherche sur la culture du livre dans le Bassin des Carpates », dans Revue française d’histoire du livre, 2001, Genève, Librairie Droz, pp. 199-222.

16 Catalogus incunabulorum Bibliothecae Batthyányanae, conscriptus Petro Kulcsár, Szeged, 1965.

17 Henriette Szabó, A Dévai ferences rendház 1850 előtti könyvei. Katalógus. Budapest, 2002. András Emődi, A Nagyváradi Római Katolikus Egyházmegyei Könyvtár régi állománya I, Budapest, Nagy-várad, 2005 (« A Kárpát-medence magyar könyvtárainak régi könyvei – Altbücherbestände ungarischer Bibliotheken im Karpatenbecken », I).

18 Elena Mosora, Doina Hanga, Catalogul incunabulelor. Biblioteca Central Universitar Cluj-Napoca, Cluj-Napoca, Editura Dacia, 1979.

19 Elena-Maria Schatz, Catalogul colectiei de incunabule, Bucurešti, Biblioteca Naionala a Romaniei, 1995.

20 Imrich Kotvan, Incunabula quae in bibliothecis Slovaciae asservantur. Inkunábuly na Slovensku. Martin, Matica Slovenská, 1979. Imrich Kotvan, Eva Frimmová, Incunabula quae Martini in bibliotheca nationali slovaca societatis Matica slovenské dictae asservantur. Inkunábuly slovenskej národnej kniûnice Matice slovenskej v Martine, Martin, Matica Slovenská, 1988. Josip Badalić, Incunabula quae in populari re publica Croatia asservantur, Zagreb, 1952.