Book Title

Au bonheur du feuilleton. Naissance et mutations d’un genre(France, États-Unis, Grande-Bretagne, XVIIIe-XXe siècles)

Marie-Françoise Cachin, Diana Cooper-Richet, Jean-Yves Mollier, Claire Parfait, dir., Grâne, Éditions Créaphis, 2007, 319 p

Isabelle OLIVERO

Cet ouvrage est issu d’un colloque qui a eu lieu en 2004 et qui a été rendu possible grâce aux liens étroits existant entre le groupe de recherche sur le livre et l’édition dans le monde anglophone (LEMA) et l’équipe de spécialistes de l’édition française du Centre d’histoire culturelle (CHCSC)10. L’intérêt de l’ensemble, qui fait également sa réussite, réside dans sa triple perspective : faire l’étude d’un genre, dans une perspective internationale, sur le long terme, du XVIIIe au XXe siècles. La méthode semble bien être celle de l’histoire du livre « à la française ». En effet, plusieurs articles sont attentifs à la fois à une histoire de la production du genre, de sa diffusion et de sa réception, comme celui, très original, de Benoît Lenoble sur les fascicules et affiches de lancement des romans-feuilletons au tournant du XXe siècle.

L’ouvrage est découpé en quatre parties: «Naissances du feuilleton», «Auteurs et éditeurs de feuilletons », « Diversité des publics » et « Autour du feuilleton ». A la lecture de l’ensemble apparaît d’entrée une polysémie du terme feuilleton ou serial en anglais (les contemporains parlent plutôt de « parts »), selon les pays et les époques. Cette polysémie ouvre des horizons nouveaux mais rend également toute comparaison difficile. D’où l’apparition d’un glossaire très bien venu des termes anglais, mais aussi français. Il convient d’ailleurs de signaler que le contenu des articles dépasse très largement cette liste, car il est fait maintes fois mention des définitions multiples et variées des termes de roman-feuilleton et serial : des « essay series » ou « essay-serials » aux « miscellanies » en passant par les « numéros fascicules mensuels » de Charles Dickens (Sara Thornton) jusqu’aux « tsaytung-roman » ou « romans à formule » (terme yiddish pour les romans paraissant dans la presse).

Qu’est-ce au fond qu’un « roman-feuilleton » ? Marie-Françoise Cachin nous rappelle qu’on est bien passé d’une forme journalistique à un genre littéraire consistant à « offrir une longue histoire qui se continue au fil des numéros », « a long story to be published in chapters » ; soit, une adaptation du journalisme à la fiction (Laurel Brake). Il s’agit donc bien d’un genre littéraire relativement homogène, mais qui se donne à lire et à voir dans des genres éditoriaux différents. La première partie, chronologique, nous plonge dans les prémices du genre, français et surtout anglais puisque le feuilleton serait apparu en Angleterre au début du XVIIIe siècle (Sylvie Decaux) et aux États-Unis à la fin de ce siècle dans le Columbian Magazine (Patricia Okker). Dans l’espace francophone, en revanche, s’il y a bien une pré-histoire du mot qui s’étend de 1790 à 1836, ce n’est qu’à cette date que l’on peut dater, nous dit Jean-Yves Mollier, la naissance du roman-feuilleton au sens « moderne » où nous l’entendons aujourd’hui avec « le geste fondateur d’Émile de Girardin » au « rez-de-chaussée du quotidien », ajoute Jacques Migozzi. Date charnière également pour le feuilleton britannique qui renaît dans les journaux après presque un siècle (de 1757 à 1836) de disparition au profit du magazine et des suppléments littéraires (Diana Cooper-Richet). Sa naissance et son développement sont aussi le résultat de ses liens avec le régime juridique et politique qui entourent la presse et plus largement le monde du livre. En France où il incarne tout au long du XIXe siècle « l’invention d’un espace de liberté » (Marie-Ève Thérenty) ou, dès le XVIIIe siècle, en Angleterre avec le « Stamp Act » (« loi sur le droit de timbre » 1765), « première loi d’une longue série destinée à museler le pouvoir de la presse » (Sylvie Decaux).

Dans la deuxième partie consacrée aux auteurs et aux éditeurs du roman-feuilleton et du serial on s’aperçoit du caractère éminemment économique de ce type de publications quels que soient le pays et l’époque : « assurer le minimum de risques et le maximum de rentabilité à partir d’un investissement modeste » (Véronique Elefteriou-Perrin), mais aussi comme moyen de publicité pour les productions des éditeurs ou comme banc d’essai pour des auteurs débutants avant la publication en volume (Claire Parfait), enfin, comme produit d’appel. « Le lecteur pouvait souhaiter se réabonner pour connaître la fin d’une histoire », ou même tout simplement pour la suivre (Marie-Françoise Cachin). C’est le principe de « la suite au prochain numéro », du « to be continued next ». De là, des feuilletons qui s’étalaient non pas seulement sur des mois, mais sur plusieurs années, comme pour les romans des écrivains célèbres Dickens, Thackeray ou Bulwer-Lytton dans le magazine américain Harper‘s (Claire Parfait).

Du côté des auteurs, on est frappé du nombre de ceux, ou plutôt de celles, qui ont été publiées uniquement sous cette forme (jamais ensuite en volume), et, d’autre part, de l’oubli dont elles ont ensuite été les victimes et, là encore, quels que soient l’époque et le pays. Ainsi en est-il de E.D.E.N. Southworth, qui a publié plus de soixante romans en feuilletons de 1846 à 1899 et qui a fait le succès de l’hebdomadaire littéraire américain le plus lu au XIXe siècle, le Ledger (Amy M. Thomas et Alison Scott) ; de Valeria Vampa ou Carolina Invernizio, italiennes engagées dans le tout nouveau Parti des Travailleurs Italiens et auteurs phares pour leur publications en feuilletons comme Vélia, l’histoire d’une petite couturière, personnage-héros de la « serialized novel » publiée de 1925 à 1928 dans le journal syndicaliste italo-américain Giustizia (Bénédicte Deschamps) ; des quarante-six feuilletons de Germaine Beaumont, et plus particulièrement de Comment je suis allée me marier sur le front…publié dans le journal L’Œuvre en 1916. Ce qui fait dire à Sylvie Ducas et à Hélène Fau que « le feuilleton est le parent pauvre du roman qui cantonne son auteur dans la frange inférieure de la littérature », à moins bien entendu qu’il ne soit déjà célèbre comme Balzac. Aimé du peuple, il est aussitôt stigmatisé par les élites (Jacques Migozzi).

Son histoire est aussi celle de ses publics, au travers des rapports avec la littérature pour la jeunesse, notamment au Royaume-Uni (Virginie Douglas), et avec la publicité. Le Petit Journal est le premier à orchestrer les campagnes de lancement où affiches et prospectus sont saturés de codes publicitaires (Benoît Lenoble). Parfois aussi, comme pour les romans-feuilletons de la presse yiddish américaine de la fin du XIXe siècle, il s’agit tout simplement, mais aussi stratégiquement, de récupérer le marché de la littérature populaire yiddish (Ellen Kellman). Le rôle de l’illustration est rappelé et étudié par Carole Cambray à partir du roman-feuilleton illustré de Wilkie Collins The Law and The Lady, publié dans The Graphic en 1874 et 1875. De là une de ses principales mutations : le « film-feuilleton » (feuilleton-filmique) ou « serial cinématographique » qui se développe de 1913 à 1918 au sein des grandes compagnies : Universal et la branche américaine de la firme française Pathé, connue sous le nom de The House of Serials (Véronique Elefteriou-Perrin).

Quand disparaît-il ? Sylvette Giet nous parle de sa renaissance en France après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il réapparaît sous une nouvelle forme, le « roman dessiné », et dans le champ en recomposition de la presse destinée aux femmes que l’on désignera bientôt comme « presse du cœur », conjointement à l’apparition d’une autre forme inventée en Italie en 1947, le « roman-photo », inspiré lui-même par le cinéma hollywoodien triomphant. D’où ces interrogations de Dominique Kalifa : l’espace feuilletonnesque ne joue-t-il pas un simple rôle provisoire ? Les voies feuilletonnesques ne se poursuivent-elles pas encore aujourd’hui dans les séries télévisées ? Il manque ici quelques jalons de ses évolution-mutation : aux États-Unis dans les années 1930 avec la bande-dessinée, en France avec les séries fasciculaires ou fascicules populaires qui sont souvent le support du « petit roman » à partir des années 1890. Car, comme le rappelle Laurel Brake pour l’Angleterre, « les beaux jours du roman-feuilleton sont comptés » à partir du moment où le système éditorial des « three-deckers » (romans publiés en trois volumes) commence à s’effondrer face aux nouvelles collections de littérature populaire. On aimerait également en savoir plus sur d’autres expérimentations moins onéreuses, comme L’Écho des feuilletons (1840, 6f. par an) ou encore La Revue des feuilletons (1842) évoqués par Jean-Yves Mollier.

Ce livre est d’une grande richesse et parfois même victime de cette diversité : il illustre la difficulté d’une synthèse générale qui aurait pu représenter une étape essentielle à la mise en place d’une cartographie du feuilleton dans les différentes aires géographiques. Le fait que les trois aires géographiques ne soient pas systématiquement comparées empêche peut-être cette géographie du phénomène, à la manière dont Franco Moretti a entrepris celle du roman en volumes11 et dont Graham Law s’inspire dans son article « Le pouvoir à la périphérie : vers un atlas du roman-feuilleton européen ». Car, quelle que soit sa fonction, de distraction ou de propagande, cette histoire, ces histoires nous ramènent toutes à la même constatation : l’essor irrésistible, inéluctable, constant et universel du roman. Grâce à l’existence de ce livre, d’autres développements sont désormais possibles, par exemple ce projet d’histoire mondiale : « Novels in Newspapers : An International History » (voir l’article de Graham Law). On ne peut que souhaiter que ce livre inspire également des démarches similaires pour d’autres genres littéraires et surtout éditoriaux.

____________

10 Le LEMA a existé de 1998 à 2007 à l’UFR d’Etudes anglophones de l’Université Paris Diderot (Paris VII) ; le Centre d’histoire culturelle a été fondé par Jean-Yves Mollier à l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines en 1992.

11 Franco Moretti, Atlas du roman européen, 1800-1900, Paris, Seuil, 2000