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Isabelle Guillaume, Regards croisés de la France, de l’Angleterre et des États-Unis dans les romans pour la jeunesse (1860-1914). De la construction identitaire à la représentation d’une communauté internationale

Paris, Éditions Honoré Champion, 2009, 444 p. (« Bibliothèque de Littérature générale et comparée »). ISBN 978-2-7453-1788-9

Marie-Francoise CACHIN

Paris

Issu d’une thèse soutenue il y a quelques années, l’ouvrage d’Isabelle Guillaume s’ouvre sur une introduction d’une quinzaine de pages, puis s’organise autour de cinq grands chapitres pour se terminer par neuf pages de « conclusions » (sic). Signalons aussi la présence de huit pages d’illustrations noir et blanc et, comme il se doit, d’une bibliographie et d’un index général des noms propres.

L’un des premiers intérêts de cette étude tient au grand nombre de livres pour la jeunesse d’origine anglaise, américaine et française qui lui servent de base, soit un total de cent cinquante-cinq titres pour cinquante-sept auteurs recensés dans la bibliographie – et encore, tous les titres cités dans le texte n’y figurent malheureusement pas. On peut aussi regretter que dans la première partie de cette bibliographie, intitulée « Éditions de référence des romans du corpus », ceux-ci soient classés par ordre alphabétique d’auteurs, sans tenir compte de leur nationalité. Cette bibliographie tout à fait substantielle se poursuit avec une deuxième partie intitulée « Critique littéraire, vie littéraire », puis une troisième intitulée « Lectures historiques », elle-même subdivisée en quatre catégories: «Nationalismes et internationalismes», «La question scolaire», «L’histoire des femmes » et « L’histoire de la France, de l’Angleterre, des États-Unis ».

Dans son introduction, Isabelle Guillaume justifie le choix des dates qui bornent son étude, la première (1860) marquant le début de l’âge d’or de la littérature pour la jeunesse qui, selon elle, coïncide avec l’essor des nationalismes. Elle écrit en effet : « originellement dotée d’une vocation pédagogique, la littérature de jeunesse apparaît comme le vecteur tout désigné d’un message patriotique » (p. 11). Dans ce contexte, elle précise sa problématique qui est d’interroger la tension existant entre l’ouverture xénophile de cette littérature et la représentation des identités nationales. Elle se propose également de mettre au jour aussi bien l’ambivalence des stéréotypes que le nivellement entre nations différentes, dans une perspective utopique d’un territoire unique et cosmopolite que l’arrivée de la Première Guerre mondiale (deuxième borne de l’ouvrage) aura vite fait de mettre à mal.

Le premier chapitre, intitulé « L’altérité au service de la construction identitaire », aborde successivement la question de l’identité américaine à travers deux romans-phares, Little Women de Louisa May Alcott (1869), qui deviendra chez Hetzel Les Quatre filles du Dr March, et Little Lord Fauntleroy (1886), dû à une Anglaise émigrée aux États-Unis, Frances Hodgson Burnett. Car ces livres mettent en évidence l’opposition entre nations américaine et européennes, à travers leurs valeurs, leurs institutions et ce qu’Isabelle Guillaume appelle leurs « rituels civiques ». Elle se penche ensuite sur les « ressorts des oppositions », en décrivant successivement la lecture anglaise, puis la lecture américaine de la Révolution française, les représentations françaises et américaines de l’Angleterre, l’opposition entre des sociétés de castes et des sociétés caractérisées par la mobilité sociale et des rapports au travail différents. Bien d’autres romanciers des trois nations concernées sont cités pour illustrer ces différents points, entre autres les Français Jules Girardin, Joséphine-Blanche Colomb, Hector Malot et Louis Rousselet, les Anglais George Alfred Henty, la baronne Orczy et Edith Nesbit, les Américains Hezekiah Butterworth et Elizabeth Champney. Toute-fois, dans la dernière partie de ce premier chapitre, Isabelle Guillaume démontre que de la comparaison peut naître l’autocritique.

Le chapitre suivant porte un titre, « L’autre comme modèle », annonçant ce dont il va être question, en trois sous parties : « La jeune Américaine, un modèle pour la France et l’Angleterre », « Des modèles anglais et américains pour les Français », et « Des modèles français pour les Anglais et les Américains ». Parmi les points positifs soulignés dans l’exemple américain, l’héroïsme, l’égalité des sexes et la co-éducation, les bienfaits du sport, reflétés par exemple dans L’Oncle de Chicago d’André Laurie (1898) ou dans les romans Gypsy (1887) et Miss Linotte (1893) de Jacques Lermont. Mais d’autres romanciers sont beaucoup plus réticents, voire plus sévères, à l’encontre des États-Unis, comme Georges Pradel dans L’Œil du tigre (1900) ou Danielle d’Arthez dans Le Roi du blé (1905). Isabelle Guillaume souligne aussi l’ambiguïté de certains auteurs, par exemple Hector Malot dans En famille (1878), ou André Laurie dans L’Héritier de Robinson (1884) ou dans Les Exilés de la terre (1889), ambiguïté due selon elle à la rivalité entre la France et les États-Unis.

Les auteurs de littérature pour la jeunesse s’intéressent aussi aux différences entre leurs trois nations en matière de vie scolaire. A propos de ce sujet incontournable, Isabelle Guillaume évoque deux livres d’André Laurie, La Vie de collège en Angleterre (1881) et L’Oncle de Chicago déjà cité. Elle mentionne en outre les traductions en France d’ouvrages qui furent des bestsellers sur ce sujet : Tom Brown’s Schooldays de l’Anglais Thomas Hughes (1857), publié par Hachette en 1875 sous le titre Tom Brown. Scènes de la vie de collège en Angleterre, et The Story of a Bad Boy de l’Américain Thomas Bailey Aldrich (1869), publié par Hetzel en 1880 sous le titre Un Écolier américain. Les auteurs français y expriment leur admiration à l’égard de l’importance accordée à l’éducation physique. Mais à l’opposé, certains ouvrages anglais ou américains vantent les mérites de l’éducation française, surtout pour les jeunes filles à qui l’on enseigne les bonnes manières, la politesse et le raffinement. C’est le cas dans les romans anglais Castle Blair de Flora Louisa Shaw (1878) ou The Tapestry Room de Mrs Moleworth (1890), et dans le roman américain Three Vassars Girl in France d’Elizabeth Williams Champney (1888). La France y est vue comme une terre d’élection dans le domaine artistique, et bien entendu comme l’arbitre du bon goût et de la mode…

On aura compris que les stéréotypes foisonnent dans ces représentations d’une nation par une autre. Ce point est clairement abordé au début du troisième chapitre, intitulé « De l’autre au même », avec une première partie précisément consacrée aux types et stéréotypes. Isabelle Guillaume les analyse en particulier chez Jules Verne à travers, par exemple, le personnage de l’Anglais Phileas Fogg du Tour du monde en quatre-vingts jours, au flegme typiquement britannique, trait de caractère partagé par les nombreux voyageurs anglais présents dans d’autres romans du même auteur. Énergie, goût pour l’exploration et les voyages, originalité, amour du jeu sont d’autres caractéristiques perçues, selon le romancier français, comme typiquement anglaises et américaines, tout comme par des romanciers comme Daniel Bernard, Paul d’Ivoi ou Gérard de Beauregard. A l’opposé, les Français sont appréciés par les Anglais et par les Américains pour leur vivacité naturelle, pour leur politesse et pour leur cuisine. Tous ces clichés sont positifs et font de nos compatriotes des êtres inoffensifs et sympathiques, que ce soit chez Louisa May Alcott, chez Elizabeth Champney ou chez G. A. Henty. Il faut féliciter ici Isabelle Guillaume d’avoir vu dans les traductions, entre autres celle de Little Women chez Hetzel, le désir de gommer les spécificités américaines et de réduire les écarts culturels. Il s’agit alors bien plutôt d’adaptation, reflet d’une vision des États-Unis « au miroir de Hetzel », titre de la deuxième partie du chapitre 3.

La dernière partie de ce chapitre est consacrée au regard jeté par les Français sur l’histoire américaine. Elle montre l’ambiguïté de la position de certains des romanciers à l’égard de la guerre de Sécession, par exemple Jules Verne dans Nord contre Sud (1887), ou Fernand-Hue dans Les Voleurs de locomotives. Épisode de la guerre de Sécession d’Amérique (1886). Une autre vision de la guerre civile américaine transparaît dans Un Voyage involontaire. Monsieur Pinson (1879), de Lucien Biart, dans Aventures d’un gamin de Paris au pays des bisons, de Louis Boussenard, ou dans Le Neveu de l’oncle Placide (1877-1879), de Jules Girardin, trois titres qui établissent un rapprochement plus ou moins explicite avec la Commune.

« Symétries et jeux de miroir » d’une nation à l’autre sont donc multiples et selon Isabelle Guillaume,

chez Lucien Biart, Frances Hodgson Burnett, Thomas Wallace Knox, Pierre Maël et Hector Malot, de nouveaux jeux de miroir donnent une dimension internationale à la comédie sociale (p.239).

Le chapitre 4, « Vers de nouvelles frontières », étudie les images de la réconciliation anglo-américaine. Selon l’auteur de Regards croisés, plusieurs romanciers américains expriment l’idée que l’éloignement causé par la guerre d’Indépendance « garantit leur proximité avec l’Angleterre » (p. 253). Un message similaire d’apaisement est perceptible dans des romans comme Le Capitaine Trafalgar (1886) d’André Laurie, ou Le Mousse d’Hector Malot, suggérant que « le temps des conflits franco-anglais est échu » (p. 255). Peut-on aller jusqu’à parler d’un « élargissement du message de paix », ainsi qu’il est suggéré page 273 ? Plus convaincantes sont les remarques portant sur les bienfaits de la circulation d’un pays à l’autre, du développement des voyages transatlantiques, du tourisme et des villégiatures. Plusieurs ouvrages d’auteurs français, anglais et américains sont là pour illustrer ces points, comme Daddy-Long-Legs de Jean Webster (1912), où le voyage en Europe est présenté comme une étape obligée de l’éducation des jeunes Américaines fortunées. A l’opposé, l’Amérique est décrite comme la terre promise par Lucien Biart dans Un Voyage involontaire (1879). Dans les romans pour la jeunesse, est proposée l’image d’une mondialisation bénéfique et pacifique. Les romanciers font même parfois intervenir dans leurs ouvrages des personnages historiques venus d’une des deux autres nations : Rudyard Kipling convoque dans Rewards and Fairies (1910) les figures majeures de Lincoln, Franklin et Washington, qu’on retrouve évoquées dans Un Voyage volontaire de Lucien Biart (1903), ainsi que chez Jules Verne. Mais l’image proposée d’une mondialisation positive ne reflète guère les positions protectionnistes d’alors. Peut-on affirmer que, grâce à la circulation des individus par les voyages et grâce aux transferts culturels, ces liens entre les nations contribuent à la réalisation d’une enclave cosmopolite et d’un territoire unique ?

La mise à l’honneur des langues étrangères est le sujet développé au début du dernier chapitre, intitulé « Une vision internationale ». L’importance de la maîtrise d’une autre langue est illustrée à travers les héroïnes bilingues présentes dans certains des romans évoqués, comme En famille d’Hector Malot et A Little Princess de Frances Hodgson Burnett (1905). Mais parler anglais est aussi donné comme un signe de pouvoir et comme un marqueur de distinction sociale. Selon Isabelle Guillaume, « la maîtrise de l’anglais, présenté comme la langue du commerce international, est constamment dramatisée et valorisée » (p. 338). Mais si le français est la deuxième langue représentée, l’allemand est quelque peu oublié. Les compétences linguistiques vont dans le sens d’une entente entre les nations, ce qui expliquerait la présence parfois importante de termes étrangers qui émaillent des textes qualifiés de manière quelque peu excessive de polyglottes. Ainsi Les Cinq sous de Lavarède (1901) d’Henri Chabrillat et Paul d’Ivoi sont-ils parsemés de mots anglais, et The Scarlet Pimpernel d’expressions françaises. L’auteur de Regards croisés se demande s’il s’agit là d’une « ambition didactique » (p. 347) visant à familiariser le jeune lecteur avec une langue étrangère. Peut-on aller jusqu’à y voir, comme le suggère le titre d’un des points abordés dans ce chapitre 5, « la construction d’une communauté héroïque cosmopolite » (p. 350) ? Certes, chez Jules Verne, la représentation de communautés internationales est fréquente, ainsi que dans une longue liste d’œuvres dues à Jules Girardin, Deslys et Cortambert, Du Châtenet, Eugène Parès, Louis Rousselet, etc., et où « les communautés internationales sont les moteurs de l’action » (p. 357) et où sont célébrés des héros cosmopolites.

Ces constatations amènent l’auteur à affirmer que « les noms des trois nations cèdent la place au terme d’humanité » (p. 361), sans qu’on sache vraiment s’il s’agit d’une évolution générale et progressive, faute de quelques repères chronologiques. Car les romans cités ici se situent aussi bien dans les années 1860- 1870 qu’à la fin du XIXe siècle. Ainsi Isabelle Guillaume évoque-t-elle dans une même remarque La Jeune émigrante de Marguerit, qui est de 1867, et Terres de fauves de Pierre Maël, qui est de 1894. C’est d’ailleurs l’un des reproches que l’on peut faire à cette étude, que de ne pas tenir suffisamment compte des dates des œuvres utilisées en illustration, et on ne perçoit pas toujours la pertinence du plan. Les points suivants de cette partie portent sur les liens matrimoniaux, sur les mariages mixtes (franco-américain ou franco-anglais), sur l’adoption d’un enfant étranger et sur les communautés familiales transnationales. La conclusion en est la constatation d’une autre évolution « du brouillage des types nationaux à la célébration du métissage » (p. 390) que là encore, les dates des romans cités en référence ne confirment pas. En revanche, l’affirmation que « les personnages d’enfants et d’adolescents dont le métissage va de pair avec des qualités physiques et morales » s’appuie sur un nombre d’œuvres situées dans une période plus resserrée, de 1887 à 1913. L’évocation de cette « nouvelle célébration du métissage » (p. 406) termine ce chapitre, un métissage qui selon Isabelle Guillaume « consacre la déconstruction des frontières nationales » (p. 408), remarque qui ne manque pas d’étonner dans un ouvrage dont la borne finale est 1914…

Dans ses « conclusions, l’auteur reconnaît toutefois que le panorama qu’elle vient de décrire est « à la fois cohérent et ambigu », et que la Première Guerre mondiale va démentir « les annonces de concorde universelle qui se faisaient jour dans les textes » (p. 409). Plus loin, elle parle de « la position incertaine de la littérature de jeunesse par rapport aux idéologies et aux discours officiels de son temps » (p. 416). Et elle est bien obligée d’évoquer en toute dernière page la montée du protectionnisme.

L’impression qui ressort de la lecture de ce livre est donc mitigée. Certes, on ne peut que saluer l’importance du corpus étudié, et il est certain qu’à cet égard l’ouvrage d’Isabelle Guillaume pourra servir de référence à quiconque travaille sur la littérature pour la jeunesse. Sa maîtrise de ce corpus est indéniable, à en juger par les résumés qu’elle fournit de certains romans étudiés. Il faut aussi féliciter l’auteur d’avoir donné en notes la traduction des citations anglaises. Mais on se trouve parfois déconcerté, sinon submergé, par le côté catalogue des références données, et par les descriptions un peu longues et fastidieuses des ouvrages. Si, comme il est normal, les romans cités le sont en fonction des thèmes abordés, on ne parvient pas à une vision d’ensemble sur un écrivain donné ou sur un des trois pays concernés. Les livres sont pris, abandonnés, puis repris au fil des pages, et il est difficile de s’y retrouver, défaut renforcé par le problème déjà évoqué de l’absence de chronologie et de la contextualisation nécessaire.

En conclusion, cet ouvrage, qui s’inscrit dans une perspective transnationale intéressante à un moment où les historiens du livre se tournent vers ce domaine de recherche, fournit incontestablement au lecteur un fonds très riche en matière de littérature pour la jeunesse entre 1860 et 1914. Les croisements effectués entre France, Grande-Bretagne et États-Unis lui permettent de s’informer sur la perception et sur la représentation qu’ont ces trois nations les unes des autres. Le travail en profondeur effectué par Isabelle Guillaume lui a permis de dégager de grandes lignes de force, mais ses conclusions restent malheureusement en deçà de l’objectif visé, faute d’une méthodologie plus efficace et de synthèses pertinentes. Sans doute l’entreprise était-elle trop ambitieuse au départ, et le souci d’exhaustivité perceptible au travers des pages a-t-il contribué à la rendre encore plus difficile.