Book Title

Leslie Howsam, Past Into Print : The Publishing of History in Britain, 1850-1950

London, Toronto, The British Library, The University of Toronto Press, 2009. 182 p., index, bibliographie et chronologie

Claire PARFAIT

Université Paris 13

L’histoire du livre s’est jusqu’ici davantage intéressée à la littérature et à la science qu’à l’histoire. Ceci est en partie dû, ainsi que l’explique Leslie Howsam dans sa préface, à la répugnance de nombre d’historiens à contextualiser les travaux de leurs prédécesseurs. Pour cette historienne canadienne, auteur, entre autres, d’une synthèse brève et lumineuse, Old Books and New Histories : An Orientation to Studies in Book and Print Culture (2006), les historiens ont tout intérêt, au contraire, à explorer la manière dont la publication d’ouvrages d’histoire a affecté et continue à affecter leur discipline. D’autre part, des ouvrages d’histoire qui peuvent sembler obsolètes se révèlent riches d’enseignements sur la période qui les a produits.

Past Into Print rassemble cinq conférences données à Oxford en 2006. Leslie Howsam y examine l’histoire britannique telle qu’elle a été rédigée, publiée et reçue entre 1850 et 1950, en adoptant une approche croisée – historiographie et histoire culturelle / histoire du livre et bibliographie. Elle s’appuie sur les archives d’éditeurs, les rapports de lecture, la correspondance auteurs-éditeurs et la matérialité des ouvrages eux-mêmes : livres pour enfants, manuels scolaires, périodiques, ouvrages d’histoire destinés au plus grand nombre ou au contraire à un public spécialisé. En effet, l’histoire devient une discipline vers la fin du XIXe siècle, au moment où les évolutions technologiques associées à l’augmentation du lectorat font de l’édition une industrie prospère. Histoire « scientifique » et histoire « populaire » coexistent. Après la Seconde Guerre mondiale, les nouveaux médias, radio et télévision, changent la donne, puisque l’histoire n’est plus transmise uniquement par l’imprimé.

Quatre grand thèmes et perspectives se retrouvent tout au long des cinq chapitres, qui sont organisés par ordre chronologique. L’une des approches substitue au « circuit de communication » établi par Robert Darnton un modèle basé sur le cycle de vie du lecteur : les livres pour enfants offrent une version simplifiée et édulcorée de l’histoire, version qui se complexifie au cours de la vie par d’autres lectures qui viennent se superposer aux premières et quelque-fois les contredire. Les politiques éditoriales et le rôle des éditeurs dans la mise en chantier et dans la rédaction d’ouvrages d’histoire constituent le deuxième angle d’approche. Troisième perspective, celle de la relation entre histoire « scientifique » et histoire « populaire », une relation complexe et génératrice de tensions, qui apparaît avec la professionnalisation de l’histoire entre les années 1870 et les années 1920. Enfin, Howsam se penche sur la matérialité du livre d’histoire, en examinant notamment l’influence du choix de certains formats sur l’écriture de l’histoire.

Dans le premier chapitre (1850-1863), Leslie Howsam examine quelques exemples de titres destinés aux enfants, dans lesquels l’histoire est fréquemment assortie de leçons de morale et de patriotisme. Ces ouvrages, en vogue dans les années 1850, continuèrent à être lus tard dans le siècle, à un moment où, marquée par l’influence des historiens allemands et par la fondation de la Royal Historical Society en 1868, l’histoire se veut « scientifique » et objective. Elle devient en même temps l’apanage d’universitaires plutôt que de gens de lettres. Les nouveaux historiens professionnels tendent à écrire pour un lectorat restreint de spécialistes, cependant que les éditeurs cherchent des ouvrages d’histoire qui soient à la fois scientifiques et attirants pour le grand public. C’est notamment le cas de Macmillan, qui explique en 1867 à Edward A. Freeman que, de même qu’un convive n’a aucun intérêt à suivre les préparatifs d’un repas, que seul l’intéresse le résultat, le lecteur souhaite avant tout lire un récit, et non pas être entraîné dans les détails de la recherche (chapitre 2, 1863-1880). Par ailleurs, le développement de la scolarisation obligatoire dans le dernier quart du XIXe siècle crée une demande pour des manuels d’histoire.

La période 1880-1914 (chapitre 3) marque la victoire de l’histoire comme discipline scientifique, aux dépens d’historiens comme Thomas Babington Macaulay et John Richard Green, que l’on accuse de produire des récits plaisants mais peu rigoureux. Pour John Robert Seeley, qui prend la succession de Charles Kingsley dans une chaire d’histoire à Cambridge, les ouvrages d’histoire se divisent en deux catégories : les récits du type de ceux de Macaulay, destinés au grand public et qui ont entraîné ce grand public à ne pas établir de distinction entre récit fictionnel et ouvrage d’histoire, qui ont en quelque sorte gâté le goût du public, et les ouvrages d’histoire scientifique à l’intention d’un public de spécialistes essentiellement composé d’enseignants, d’étudiants et de membres de sociétés savantes. Le récit de Howsam est particulièrement intéressant lorsqu’elle s’attache à révéler les hésitations, les compromis de certains des tenants de l’histoire scientifique. Ainsi, en dépit de ses principes, Seeley accepte de raccourcir un de ses ouvrages pour en faire une histoire « populaire ». De même, un autre professeur d’histoire de Cambridge, Oscar Browning, signe des ouvrages d’histoire destinés au grand public – ouvrages qu’il déconseille à ses étudiants, au grand dam de son éditeur, Herbert Virtue, pour lequel le nom de Browning sert de caution de qualité –, mais également des ouvrages plus scientifiques, jouant ainsi sur les deux tableaux.

Howsam souligne à diverses reprises et à juste titre l’importance du format sur l’écriture de l’histoire. De même que, dans le domaine de la fiction, le naturalisme de la fin de l’ère victorienne est peu compatible avec le format des trois volumes (« three-decker »), la distinction qui s’établit entre histoire scientifique et histoire populaire se joue aussi sur les formats. Il y a donc une tension à résoudre entre les types d’ouvrages, le lectorat ciblé, et la forme textuelle et matérielle des ouvrages d’histoire.

La collection est particulièrement adaptée à la publication d’ouvrages en collaboration puisqu’elle permet aux éditeurs d’envisager des projets à grande échelle, qui en plusieurs volumes couvrent un sujet de manière presque exhaustive. C’est le cas de la Cambridge Modern History, dont la douzaine de volumes est publiée entre 1902 et 1912. Cette publication représente un tournant pour les presses universitaires de Cambridge qui, comme leurs homologues d’Oxford, ont jusque-là privilégié bibles et classiques, abandonnant les ouvrages d’histoire aux éditeurs commerciaux comme Macmillan ou Longmans. L’histoire de la Cambridge Modern History est bien connue, mais Howsam rappelle fort à propos que cette publication souligne le rôle des éditeurs dans la mise en chantier et dans la rédaction d’ouvrages d’histoire. L’intérêt ici du travail de Howsam est de mettre en relief le mélange de considérations commerciales, scientifiques et idéologiques qui préside au lancement et à la mise en œuvre de telles entreprises, considérations que l’on a tendance à oublier lorsque l’on regarde le produit fini, les volumes.

La rivalité entre les deux grandes presses universitaires se traduit par des commentaires peu amènes sur les productions de la presse rivale et par un désir de se démarquer. C’est ainsi qu’Oxford commence en 1929 à réfléchir à une histoire à même de concurrencer les volumes de la Cambridge Modern History, comparés à des « saucisses » ou à « des machines à faire des saucisses » (p. 86), dans lesquelles on privilégie l’homogénéité (pp. 69-70). Oxford, par contraste, envisage une série de monographies qui se succèderont en ordre chronologique, et que relieront entre elles le prix, le format, le titre, ainsi qu’un responsable de la série, mais qui seront manifestement l’œuvre d’un auteur avec sa voix propre. Howsam nous entraîne en coulisse, dans les négociations sur les périodes et les aires géographiques à traiter, les auteurs à choisir, et le secret nécessaire pour éviter qu’un éditeur rival s’empare de l’idée ou des auteurs. Les stratégies éditoriales répondent à un double enjeu, rentabilité et prestige.

Les grands événements de la première moitié du XXe siècle affectent bien entendu la manière dont on écrit, publie et reçoit l’histoire. Ainsi, la Première Guerre mondiale (chapitre 4) remet-elle en cause des décennies d’optimisme liées à la puissance britannique dans le monde. Certains des historiens devenus soldats se trouvent dans l’impossibilité d’adhérer au récit glorieux de la liberté anglaise. Une fois de plus, les éditeurs jouent les médiateurs entre lecteurs et auteurs/professeurs, à un moment où la situation crée une demande pour un nouveau type d’histoire et une nouvelle façon de penser l’histoire. Pour les lecteurs des décennies 1930 et 1940, l’histoire doit permettre de comprendre la dépression et la Seconde Guerre mondiale (chapitre 5). Il s’agit également de comparer la période actuelle avec le passé, et d’utiliser l’histoire – comme fréquemment – à des fins patriotiques, les besoins de la propagande entraînant un certain nombre d’entreprises éditoriales.

Ce dernier chapitre se termine par un rappel des grands thèmes qui traversent l’ouvrage, notamment la tension permanente entre histoire populaire et scientifique, entre désir de rigueur et exigences de vente, et la recherche souvent vaine de l’oiseau rare, capable de produire un ouvrage à la fois populaire et sérieux (c’est bien le sens du regret exprimé en 1929 par des éditeurs d’Oxford, que les historiens ne produisent pas de best-sellers) ; Howsam souligne également l’énorme travail qui reste à faire, en particulier dans le domaine de la réception : nous ne savons pas, par exemple, comment le lectorat percevait la dichotomie histoire populaire / scientifique.

Un épilogue propose des pistes à suivre pour de futures recherches, entre autres la manière dont ces ouvrages anglais, qui circulaient dans le monde entier ont pu contribuer à créer des communautés imaginées, pour reprendre l’expression de Benedict Anderson, à l’échelle transatlantique et transnationale.

L’ouvrage de Howsam est riche d’enseignements pour ceux des historiens du livre qui s’intéressent à l’édition d’histoire, et à l’histoire du livre en Angleterre. Le présent lecteur a particulièrement apprécié la façon dont l’auteur rend compte de la tension permanente entre excellence académique et succès commercial. Past Into Print fournit d’utiles points de comparaison à ceux qui travaillent sur d’autres aires géographiques. Enfin, il ouvre des pistes très prometteuses. On regrettera en revanche que la nature même de l’ouvrage – recueil de conférences – entraîne quelques redites, tout en laissant le lecteur sur sa faim sur un certain nombre de points, que le format conférence ne permet pas de creuser en détail. On attendra donc avec impatience la suite promise.