The Cambridge History of the Book in Britain. Volume VI, 1830-1914, edited by David McKitterick
Cambridge, Cambridge University Press, 2009, 808 p. ISBN 978-0-521-86624-8
Marie-Francoise CACHIN
Paris
Le volume VI de la Cambridge History of the Book in Britain est en réalité le cinquième volume publié de cette Histoire, car le premier, portant sur la période 600-1100, tout comme le dernier consacré au XXe siècle restent à paraître. La période prise en compte ici couvre l’ère victorienne (Victoria règne de 1837 à 1901) et la dizaine d’années précédant le début de la Première Guerre mondiale. Ce gros volume a été réalisé sous la direction de David Mc Kitterick, bibliothécaire au Trinity College de Cambridge et professeur honoraire de Bibliographie historique à l’université de Cambridge. Il est également l’auteur de A History of Cambridge University Press, en trois volumes, parus entre 1992 et 2004, et de Print Manuscript and the Search for Order 1450-1850, publié en 2003. Il est donc l’incontestable maître d’œuvre du volume VI, puisqu’il en a rédigé une longue et passionnante introduction de 74 pages, et qu’il est également l’auteur de quatre des vingt chapitres de l’ouvrage. A ses côtés, on trouve les noms des plus grands spécialistes britanniques de l’histoire du livre en Grande-Bretagne.
Mais pourquoi commencer en 1830 ? Au début de son introduction, McKitterick explique que cette date marque un tournant dans le commerce du livre, avec le lancement de différentes collections « bon marché », par exemple la « Family Library » de l’éditeur Murray, et la « Library of Entertaining Knowledge » de Charles Knight, dont chaque volume se vendait environ 5 shillings. 1830 a aussi vu le lancement du Fraser’s Magazine, les débuts de la Cabinet Cyclopaedia chez Longman et de la série Constable’s Miscellany. Au début des années 30, apparaissent également des rééditions de romans qualifiées de « bon marché » dont la plus célèbre collection reste incontestablement les « Standard Novels » de l’éditeur Richard Bentley. Car la question du prix du livre est centrale et explique bien des pratiques de lecture qui marquent la période.
Un deuxième point mis en évidence concerne la circulation internationale des livres, que la Grande-Bretagne exporte sa production ou qu’elle importe des livres de l’étranger. Aussi McKitterick juge-t-il nécessaire de préciser que le volume traitera du livre en Grande-Bretagne plutôt que du livre britannique. Troisième point important : l’augmentation rapide de la population qui passe de 16,3 millions en 1831 à 40,8 millions en 1911, une population divisée en plusieurs classes sociales aux contours encore mal définis, ce que reflète bien le commerce du livre. C’est pourquoi on parlera moins de l’apparition d’un lectorat de masse que de la coexistence de différents lectorats. Dernier point de cette introduction : la production et la circulation de la presse et de périodiques de plus en plus nombreux et diversifiés. Ces jalons plantés par McKitterick préparent le terrain qui va être défriché de manière exhaustive au cours des vingt chapitres qui suivent.
Les trois premiers chapitres (ch. 1, « Changes in the look of the book », par D. McKitterick ; ch. 2, « The illustration revolution », par Michael Twyman ; ch. 3, « The serial revolution », par Graham Law et Robert L. Patten) sont consacrés tout d’abord au changement physique de l’objet-livre, et plus particulièrement aux progrès réalisés en matière de techniques d’imprimerie et d’illustration, à la question du papier et des reliures. L’accroissement de la production est une des caractéristiques de la période, due entre autres à l’alphabétisation croissante et considérée comme achevée à la fin du XIXe siècle, à la création en 1850 de bibliothèques publiques qui vont devenir peu à peu un marché essentiel, et à l’apparition de collections spécifiques destinées aux pays de l’empire et appelées colonial editions. En 1913, selon McKitterick, 12 379 titres sont publiés, dont 9451 nouveaux. La diversification des formats et des prix est soulignée et illustrée par l’exemple de l’éditeur Ward Lock dont les catalogues, dans les années 1870, présentent les ouvrages par titres et par prix. Divers moyens sont utilisés pour faire baisser le coût des livres, comme l’utilisation de papier de moins bonne qualité ou le recours à la publicité, caractéristique en particulier des fameux yellowbacks, ces rééditions cartonnées à couverture jaune illustrée, vendues dans les kiosques de gare de W. H. Smith.
En revanche, c’est dès les années 1830 que se développent les feuilletons dans la presse, mode de publication qui, selon les auteurs du chapitre 3, « facilitated not only the transformation of texts into commodities but also the creation of communities of readers » (p. 147). G. Law et R. Patten rappellent que l’essor du feuilleton est lié à l’accroissement spectaculaire des magazines et périodiques de toutes sortes, conséquence de la suppression en 1855 de la dernière des taxes on knowledge qui frappaient les journaux. Le large éventail de prix des périodiques (de plusieurs shillings à un ou un demi penny) permettait de satisfaire toutes les strates du lectorat, et à cet égard, le tableau fourni pour la période 1846-1916 (pp.156-157) est un document précieux. Quant aux publications en fascicules qui existaient depuis longtemps, elles perdurent encore un certain temps, non seulement en ce qui concerne la fiction (illustrée entre autres par Charles Dickens) mais aussi dans ce que les Anglais appellent non-fiction, livres d’histoire, récits de voyage, biographies, essais, ou même des ouvrages pratiques comme le célèbre Book of Household Management de Mrs Beeton, longtemps un bestseller. Les années 1890 voient l’apparition de versions abrégées de romans (abridgments) au prix de un penny, tandis qu’au début du XXe siècle du siècle apparaissent des éditions bon marché de classiques comme la collection « Everyman » chez Dent ou « World’s Classics » par l’Oxford University Press.
La question de la distribution est au cœur du chapitre 6, « Distribution », rédigé par un des grands spécialistes de la lecture en Grande-Bretagne, Stephen Colclough. Il y parle tout d’abord de ceux qu’il appelle les «middlemen of litterature », (des intermédiaires) comme Charles Mudie ou W.H. Smith qui font circuler les livres par le prêt ou par la vente. Puis il décrit la distribution de la presse grâce au système postal, aux vendeurs de journaux et à la vente dans les bureaux mêmes du journal. La presse est aussi disponible dans les diverses salles de lecture ouvertes au public. Enfin Colclough évoque les nouvelles méthodes de distribution qui voient le jour entre 1880 et 1914 en raison de l’apparition à côté de W. H. Smith d’autres libraires grossistes, comme Menzies.
Car fournir de quoi lire et s’instruire aux lecteurs britanniques est un aspect essentiel de la vie du livre en Grande-Bretagne, illustré dans deux chapitres dus à D. McKitterick, le chapitre 15, « Organising knowledge in print », et le chapitre 18, « Second-hand and old books ». Le développement du marché des livres d’occasion est sans aucun doute dû au prix élevé des livres. Ainsi, Charles Mudie, propriétaire du plus grand et du plus célèbre cabinet de lecture de l’époque victorienne, Charles Mudie’s Select Library, soldait les ouvrages pour lesquels la demande des lecteurs avait cessé. Il existait par ailleurs de nombreux vendeurs de livres d’occasion (antiquarian booksellers) dont on pouvait voir les éventaires dans les rues de Londres et dont la clientèle allait de l’acheteur aux maigres ressources jusqu’au collectionneur de livres anciens. En 1886, parut le premier annuaire de ces antiquarian booksellers et en 1906 fut fondée l’Antiquarian Booksellers’ Association. En outre, des demandes de livres anciens provenaient des États-Unis ainsi que des nouvelles bibliothèques publiques anglaises dont les finances pour l’achat de livres restèrent longtemps si faibles qu’elles étaient preneuses de vieux livres. Diffuser les connaissances faisait partie des priorités dans une Angleterre victorienne qui prônait l’autodidactisme et le progrès personnel. Cartes, atlas, catalogues divers étaient donc mis à la disposition des lecteurs dans tous les types de bibliothèques : cabinets de lecture, bibliothèques de diverses associations laïques ou confessionnelles, bibliothèques des Mechanics’ Institutes (instituts théoriquement destinés à la classe ouvrière), sociétés littéraires, etc. Mais encore fallait-il guider les lecteurs (et surtout les nouveaux lecteurs) dans leur choix. Aussi parurent dans les années 1880-1890, des listes comme Lubbock’s choice of 100 best books (1887), et des périodiques littéraires, comme The Library Review (1892), The Booklover (1898) ou The Bookman (1891).
La diffusion de l’information est traitée au chapitre 16, « The information revolution », signé par Aileen Fyfe, historienne irlandaise et co-auteur d’un ouvrage intitulé Science in the Marketplace (2007). Elle s’intéresse à la collecte et à la mise à disposition des informations de toutes sortes, horaires des trains, comptes rendus de débats parlementaires, rapports de diverses organisations et associations. Elle décrit également les modes de dissémination de ces données, à travers l’apparition de collections de toutes sortes et pour toutes catégories de public, l’essor des ouvrages pratiques, des guides touristiques, des annuaires et des répertoires.
Plusieurs chapitres sont d’ailleurs consacrés aux différents genres qui se développent au cours de la période, dont quatre catégories sont présentées comme relevant d’un marché de masse (mass market). Le chapitre 8, dû à Michael Ledger-Thomas, traite des livres religieux, et autres publications confessionnelles (périodiques pour adultes et pour enfants, la Bible diffusée à travers le monde, les livres de cantiques), sans oublier certains ouvrages de libres penseurs, par exemple Natural Law and the Spiritual World d’Henry Drummond (1883), un quasi bestseller. Dans le chapitre suivant, Christopher Stray et Gillian Sutherland montrent l’augmentation des livres scolaires et éducatifs liés à la généralisation d’un enseignement public à partir de 1870. Présentés par Brian Anderson et Andrea Immel dans le chapitre 10, les ouvrages de littérature pour la jeunesse connaissent le succès grâce au développement des illustrations et à la multiplication des auteurs dans ce domaine. Enfin, Simon Eliot et Andrew Nash consacrent le chapitre 11 à la littérature et passent en revue les formats, les prix, les rééditions, les feuilletons, les collections. Ils soulignent la baisse du coût des ouvrages et fournissent à cet égard de nombreuses indications fort utiles concernant les prix pratiqués entre 1850 et 1900.
Autre genre évoqué : les ouvrages relevant du domaine scientifique. Le chapitre 12 qui leur est consacré s’intitule « Science, Technology and Mathematics », et a été rédigé par James A. Secord, auteur d’un ouvrage unanimement acclamé, paru en 2000 : Victorian Sensation : the extraordinary publication, reception, and secret authorship of « Vestiges of the natural history of creation ». Il y étudiait le succès de ce livre anonyme annonciateur des travaux de Darwin, paru en 1844, et qui s’inscrit dans la pensée évolutionniste victorienne. Ici, Secord met en évidence l’importance prise par la science au cours du XIXe siècle, avec d’imposantes collections de livres de chimie, de botanique ou de médecine, et l’apparition d’annales, de périodiques et de livres scolaires scientifiques, sans oublier des ouvrages de vulgarisation pour le grand public. Deux chapitres encore concernent d’autres catégories de livres. Le chapitre 13 « Publishing for leisure », écrit par Victoria Cooper et Dave Russell, présente les ouvrages destinés aux loisirs : manuels de jardinage, livres de cuisine, guides de voyage, collections portant sur la pratique des sports ou sur l’apprentissage de la musique. Le chapitre 14, « Publishing for trades and professions », dû à D. McKitterick, est consacré aux ouvrages et périodiques destinés à des métiers spécifiques aussi bien qu’aux manuels scolaires et universitaires dont les éditeurs Macmillan, Longman et Cambridge University Press vont se faire une spécialité.
Le statut des auteurs et la question du copyright sont au cœur des chapitres 4 et 5. Dans le premier, « Authorship », Patrick Leary et Andrew Nash décrivent les types de contrats en vigueur à l’époque. Selon eux, entre 1830 et 1870, l’auteur acquiert une certaine respectabilité, et ceci vaut également pour les femmes. Le nombre d’auteurs est multiplié par quatre entre 1846 et 1916. La demande d’ouvrages a favorisé une telle évolution et a abouti à la création en 1883 de la Society of Authors qui, à partir de 1890, a publié régulièrement (et publie encore aujourd’hui) son journal, The Author. Leary et Nash mentionnent aussi la création en 1899 du Net Book Agreement (NBA) qui, jusqu’à relativement récemment, a permis la vente de certaines catégories de livres à prix fixe. Catherine Seville examine les questions de copyright dans le chapitre 5. Elle y relate les problèmes avec les États-Unis, et rappelle les dates importantes que furent la Convention de Berne (1886) et le vote de la loi américaine de 1891 (Chace Act) qui reconnaissait enfin les droits des auteurs étrangers publiés aux États-Unis.
La question de l’internationalisation, voire de la mondialisation, du livre britannique s’imposait et pour en parler, cinq représentants se succèdent au cours du chapitre 17 intitulé « A place in the world ». Bill Bell, directeur du Centre for the History of the Book de l’université d’Édimbourg et responsable éditorial de l’Edinburgh History of the Book in Scotland, analyse l’extension du marché national avec l’augmentation des exportations vers l’étranger. Livres pour voyageurs et expatriés dans les colonies, récits d’aventuriers et d’explorateurs, apparition d’auteurs internationaux comme Henry James ou Tagore, installation au Canada, en Australie, en Inde d’éditeurs publiant des manuels d’apprentissage de l’anglais, reflètent cette évolution. Puis Michael Winship pour les États-Unis, John Barnes et Wallace Kirsop pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande et Rimi Chatterjee pour l’Inde évoquent la situation du livre et de l’édition dans chacun de ces pays qui gagnent peu à peu leur autonomie dans ce domaine.
Il reste à parler de trois chapitres qui se situent un peu à part du reste. Le premier (ch. 19, « A Year of publishing : 1891 ») est dû à Simon Eliot et à Richard Freebury, et il se veut une sorte de bilan à une date choisie dont on aurait aimé qu’elle soit justifiée plus clairement. Les deux auteurs y reparlent de sujets déjà traités ailleurs, notamment des changements dans le commerce du livre, de la nouvelle dynamique de l’édition, de l’évolution du prix des livres, des publications saisonnières, etc. Ce chapitre était-il nécessaire ? On peut en douter.
En revanche, il était indispensable d’aborder la question de la lecture, incontournable lorsqu’on parle de livres. Le chapitre 7, tout simplement intitulé « Reading », est l’œuvre de deux spécialistes de la lecture en Grande-Bretagne, Stephen Colclough déjà cité, et David Vincent dont l’ouvrage Literacy and Popular Culture, paru en 1989, a fait date et reste une référence incontournable en matière d’étude de l’alphabétisation. Leur article est d’ailleurs consacré en partie à la lutte contre l’illettrisme en Grande-Bretagne et au développement de l’enseignement pour toutes les couches de la société. Ils étudient le rôle joué par les publications d’associations philanthropiques religieuses ou laïques, fascicules à bas prix qui donnaient à lire aux plus démunis. Ils évoquent diverses pratiques de lecture, en particulier la lecture à haute voix au sein de la famille ou dans les cafés ainsi que le rôle joué par le développement des voyages en train durant lesquels on pouvait lire à loisir, etc. Bref, un chapitre essentiel et très complet, auquel on peut associer le tout dernier, écrit par William StClair, auteur d’un ouvrage marquant dans ce domaine, The Reading Nation in the Romantic Period, paru en 2004. Pour cette raison, son article ici s’intitule « Following up The Reading Nation » : il y invite les historiens du livre à être plus ambitieux, à prendre le mot livre au sens le plus large possible et à développer ce qu’il appelle « a political economy of knowledge ». Il fournit plusieurs tableaux intéressants sur le prix des livres ainsi que sur les salaires dans l’industrie du livre au cours de la période concernée. Il conclut en définissant deux priorités : premièrement, l’élaboration d’un guide simple à destination des jeunes chercheurs en histoire du livre, et deuxièmement la mise en œuvre d’un projet national destiné à rassembler des informations aussi complètes que possible sur tous les titres publiés.
La longueur de cette recension, fera comprendre, je l’espère, l’intérêt et la richesse du volume VI de The History of the Book in Britain. Certes, comme dans tout ouvrage de ce genre, on y trouve des redites et certains points sont repris dans plusieurs articles. Ainsi, la question du prix des livres revient-elle comme un leimotiv à travers de nombreux chapitres, leitmotiv sans doute justifié parce qu’il est au centre de toutes les questions abordées. Certes, par moments, mais relativement rarement, les listes de titres fournis sont un peu fastidieuses et pas toujours nécessaires. Mais l’ensemble est d’un excellent niveau et permet de satisfaire la curiosité de tout historien du livre en quête d’informations sur la Grande-Bretagne. On ne peut donc que recommander vivement cette riche introduction à l’histoire du livre britannique entre 1830 et 1914, étayée par une bibliographie substantielle de plus de cinquante pages.