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Qui écrit ? Figures de l’auteur et des co-élaborateurs du texte, XVe-XVIIIe siècle, sous la direction de Marianne Furno

Lyon, ENS Éditions, Institut d’histoire du livre, 2009, 262 p., bibliogr., index, ill. (« Métamorphoses du livre »). ISBN 978-2-84788-178-3

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fnes

Cet ouvrage, qui traite de la problématique de l’auteur (la « figure de l’auteur », p. 9), correspond aux actes d’un colloque tenu en 2006 à l’université de Grenoble. Il illustre parfaitement une conjoncture scientifique devenue aujourd’hui plus sensible à la redéfinition de l’œuvre littéraire et de ses responsables9, mais son originalité de principe tient surtout dans le choix de traiter de la période de la « librairie d’Ancien Régime » dans son ensemble, et non pas de tel ou tel moment de mutation (la première « révolution du livre », au XVe siècle, ou la deuxième, à partir de la fin du XVIIIe siècle). Pourtant, les douze contributions, organisées en quatre sections, se rapportent dans leur grande majorité au XVe et surtout au XVIe siècle. En ce sens, le cadre chronologique précisé par le titre se révèle en partie trompeur.

La première partie (« Entreprises collectives, de l’art du trompe l’œil ? »), s’ouvre avec une étude très pertinente des éditions patristiques des mauristes, par Benoît Gain. L’entreprise des mauristes s’appuie sur la constitution de bibliothèques de travail dont la plus riche est naturellement celle de Saint-Germain-des-Prés, mais elle s’appuie aussi sur la mise en place de structures d’enseignement spécialisées et sur l’organisation de voyages d’études qui sont autant d’enquêtes sur le terrain, dans les provinces françaises, en Allemagne et en Italie. C’est en définitive une entreprise « vraiment collective », au sens propre du terme. Après avoir traité de l’organisation du travail et des réseaux étendus mis en place par les responsables des différents textes, Benoît Gain s’attache au travail des épreuves, au développement d’une politique de « marketing » susceptible de favoriser la diffusion, et à la concurrence montante entre les mauristes et les jésuites. Isabelle Diu revient sur la question de la traduction, avec son étude de l’édition patristique, « entreprise collective autour d’Érasme » : elle souligne le rôle de celui-ci comme passeur, et éclaire de manière très convaincante la préférence en définitive donnée par lui à Froben et à Bâle sur Alde et sur Venise. En effet, Alde ne semble pas réellement intéressé par la préparation d’éditions proprement scientifiques, mais il attache bien plus de prix à la mise en livre très soignée de textes dans des versions qui ne sont pas toujours les plus recommandables. Raphaële Mouren ouvre pour nous le dossier Vettori dont elle est la spécialiste incontestée : elle détaille, sur la base d’une étude précise des archives conservées à Munich (Bayerische Staatsbibliothek), les procédures successives par lesquelles Vettori publie des textes grecs (identifier et localiser des manuscrits, les copier ou les faire copier, en préparer l’édition scientifique, enfin, les faire imprimer). Les éditions faites par Henri Estienne sont particulièrement remarquables par leur médiocrité textuelle.

La seconde partie ne compte que deux contributions. Sous le titre « Trop d’auteur ou pas assez ? », elle veut traiter surtout de « la question de l’impression », en jouant sur l’ambivalence de ce dernier terme : dans quelle mesure ce que l’on pourrait appeler la matérialisation de l’auteur dans des livres, manuscrits d’abord, puis imprimé, influe-t-elle sur sa reconnaissance par ses contemporains ? Envisagé par Laurence Pradelle, Leonardo Bruni illustre le cas de l’auteur antérieur à la révolution gutenbergienne, et à qui on a en définitive « attribué » plus que de raison. Laurence Pradelle explique que, en Italie au début du XVe siècle,

on ne se satisfait plus de l’anonymat d’une œuvre, situation plus courante au Moyen Âge : le nom d’un auteur contribue désormais de plus en plus à la diffusion d’une œuvre (p. 78).

L’idée selon laquelle c’est l’obligation d’être présent sur le marché qui impose l’étiquette double du titre et de son auteur aurait pu être proposée d’une manière un petit peu plus explicite. A l’inverse de l’exemple de Bruni, le poète Mellin de Saint-Gelais a beaucoup plus écrit que ce qu’on lui ont attribué ses contemporains eux-mêmes (Jean-Eudes Girot).

Sous le titre « Le grand atelier : traités, manuels, ouvrages scolaires », la troisième partie aborde des auteurs censés être moins « prestigieux » que ceux précédemment envisagés, et des textes pour lesquels le rôle des éditeurs (scientifiques ou commerciaux) est supposé plus grand. Nathaël Istasse traite de Ravisius Textor, à travers les exemples des Epitheta de 1518 et surtout du Specimen epithetorum : la citation attaquant les imprimeurs (pp. 118-119) illustre de manière particulièrement remarquable le topos qui fait s’accuser réciproquement imprimeurs et auteurs des fautes toujours trop nombreuses qui subsistent dans les éditions. L’étude des éditions successives montre que ces deux textes ont connu un « succès (…) impressionnant » (p. 131). Joaquín Pascual Barea envisage les « acteurs des poésies latines éditées à Séville de 1504 à 1537 », et souligne le lien très étroit entre cette production spécifique et le marché local des clercs et des établissements d’enseignement : en effet « ce n’est pas une littérature commune à tous » (p. 149). Éditer Vitruve représente à la fois une opération très profitable pour la librairie (Vitruve sera souvent édité, mais encore traduit, abrégé ou commenté), mais aussi un véritable défi par l’obligation imposée de faire un travail sur le texte et, surtout, de l’illustrer. Frédérique Lemerlé nous propose une brève mais très pertinente analyse de la « complexité » de cette véritable « entreprise éditoriale », à travers quelques exemples particulièrement représentatifs, dont la traduction française de 1547. Le Traité des ordres de Jean Bullant, réédité à Rouen en 1647, est envisagé par Yves Pauwels pour développer la problématique double du « Qui écrit ? » (mais nous sommes apparemment plutôt dans la logique de l’intertexte) et du « Qui dessine ? ».

La dernière partie porte sur l’atelier de Robert et de Charles Estienne, comme représentant le cas, probablement moins rare qu’on ne penserait a priori, d’« imprimeurs qui impriment leurs propres textes ». Chantal Liatzouros y aborde d’entrée les rapports entre Charles Estienne et ses « practiciens », illustrant le changement de statut de l’auteur, à l’origine absent de la page de titre (mais il s’agit de manuels plutôt destinés à l’enseignement). Les choses changent dans la décennie 1540, surtout quand Charles Estienne publie ce qu’il « considère comme son grand œuvre », La Dissection. L’étude de La Guide des chemins de France (1re éd., 1552) est particulièrement riche. Martine Furno envisage le rôle de « Robert Estienne, imprimeur des Forensia de Guillaume Budé », ouvrage posthume dont l’édition est un temps refusée par les enfants de Budé avant d’être autorisée pour éviter la circulation de versions controuvées. Elle démontre avec élégance comment, à l’époque de Robert Estienne, le rêve humaniste « de l’homme universel et encyclopédique est déjà finissant » (p. 199). Son article est complété par l’édition et la traduction des préfaces aux Forensia et aux Indices de 1544-1545. Hélène Cazes enfin revient sur le statut de l’imprimeur « mécanique » à propos des Censures de théologiens de Paris publiées à Genève en 1552 : le jeu est subtil, qui fait mettre en avant par Estienne le rôle de la Faculté de théologie tandis que lui-même se pique de n’intervenir qu’en retrait, dans les pièces liminaires et surtout dans les commentaires successifs des articles de la censure. Hélène Cazes démonte de manière très convaincante les procédés rhétoriques mis en œuvre par l’imprimeurauteur, elle analyse l’image par lui donnée de son rôle, et elle conclut que la publication de l’ouvrage est en définitive « conçue comme tribunal », le lecteur s’y trouvant « investi de l’autorité [de juger] jusque-là reconnue aux institutions » (p. 213) : imprimeur et libraire, Robert Estienne acquiert le statut d’« auteur par son effacement » même (p. 222), puisque c’est cet effacement paradoxalement proclamé qui démontre le mieux la solidité de sa propre position et l’iniquité de ses juges.

Nous ne pouvons pas ne pas souligner en conclusion combien ces actes de colloque échappent au danger de dispersion et d’incomplétude trop souvent inhérent à ce genre éditorial quelque peu spécifique. C’est tout le mérite de l’éditeur scientifique, Martine Furno, que d’avoir organisé les articles en une série fortement charpentée, d’avoir introduit chacune des quatre parties par quelques pages à la fois pertinentes et très élégantes, et d’avoir complété la publication par une « bibliographie générale », par une « liste des éditions citées antérieures à 1800 » (liste classée par siècles) et par une « liste des manuscrits cités » (classés par bibliothèques de conservation). L’ouvrage est en outre muni d’un index locorum et nominum.

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9 Voir, dans le présent numéro de Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, la présentation du colloque du Mans : Frédéric Barbier, « Le colloque L’Écrivain et l’imprimeur : une étape marquante de la recherche », pp. 341-352.