Book Title

The Books of Venise – Il libro veneziano, éd. Lisa Pon, Craig Kallendorf

Venezia, Biblioteca nazionale Marciana ; Lido di Venezia, La Musa Talìa ; New Castle (DE), Oak Knoll Press, 2008, 619 p., ill., index

Raphaële MOUREN

Villeurbanne

Composé de vingt-deux articles, deux préfaces et un index des noms, enrichi de quinze illustrations couleurs hors texte et de soixante-cinq reproductions noir et blanc, ce gros volume est né, comme rien pourtant ne l’indique, du colloque du même nom qui s’était tenu à Venise en mars 2007. Constitué à parts égales d’articles en italien et en anglais, sa composition est à l’image des études menées actuellement sur le livre vénitien : presque 400 des 590 pages de texte portent sur les deux premiers siècles d’histoire de l’imprimé. Une partie des communications s’attache à des aspects moins connus de l’histoire du livre à Venise, mais trop d’entre elles reprennent des sujets déjà souvent étudiés.

Les communications sont présentées selon un plan chronologique, avec quelques exceptions qui, ajoutées aux sauts que doit faire le lecteur de l’histoire de l’édition à l’histoire des bibliothèques, du commerce du livre à l’étude des contenus (avec une communication hors sujet sur « Apostolo Zeno lecteur et auteur »), rendent la lecture continue difficile. Les articles consacrés aux XVe et XVIe siècles auraient mérité un ordonnancement plus équilibré.

L’histoire du livre et de la typographie est très bien représentée par les articles d’Helena Szépe, Renzo Baldasso, H. George Fletcher, Patricia Osmond et Ennio Sandal, Michael Eisenberg, Lisa Pon, Peter Koch, Vittoria Bonani, Marina Gasparini Lagrange et Alessandro Corubolo. H. Szepe rouvre le dossier de l’enluminure au temps de l’imprimé, dans la suite des travaux de Lilian Armstrong, en s’intéressant particulièrement aux commissioni (documents officiels de la Sérénissime) ; elle accompagne son article d’études et documentation nouvelles. R. Baldasso revient en détail, dans un gros article de 30 pages, sur l’édition Ratdolt des Éléments d’Euclide, livre novateur à plus d’un titre : le premier à présenter une épître dédicatoire, qui plus est signée de l’imprimeur, il contient des diagrammes imprimés dans le texte sur lesquels l’auteur s’attarde, s’intéressant autant à la technique d’impression qu’aux sources de Ratdolt et à la tradition par l’étude complémentaire de deux manuscrits vénitiens du texte. H. G. Fletcher étudie les corrections manuscrites que portent certains livres imprimés par Alde Manuce, probablement portées dans l’atelier : il compare les corrections présentes sur les exemplaires subsistants du recueil de poèmes des Strozzi de 1513, tout en replaçant ce livre dans le contexte politique qui a conduit à sa publication. P. Osmond et E. Sandal décrivent l’activité commerciale d’Antonio Moretto, un proche de Marcantonio Sabellico: son programme éditorial, ses éditions, les ventes dans sa librairie… Ils ont établi le catalogue de ses publications, enrichi par rapport au travail mené en 1988 par John Monfasani. L’importante production de musique imprimée à Venise est abordée par M. Eisenberg, à travers l’étude de Claudio Merulo, compositeur, musicien et imprimeur-libraire à la fin du XVIe siècle. Lisa Pon étudie les deux vies de Jacopo Sansovino imprimées au XVIe siècle, celle de Vasari et la seconde, anonyme, dont elle attribue l’écriture et l’impression à Francesco et Jacopo, fils et petit-fils de Sansovino.

Cet ensemble se termine par plusieurs petits articles consacrés au livre Watermark de Joseph Brodsky, imprimé en caractères mobiles par Peter Koch en 2006 à Venise en préparation du colloque (P. Koch, V. Bonani, M. Gasparini Lagrange) et par un article d’A. Corubolo, consacré aux presses privées à l’époque contemporaine, où l’auteur tente d’en embrasser tous les aspects et d’en donner une définition qui ne laisse pas de côté une partie de ces initiatives privées, nées de la volonté de riches bibliophiles mais aussi, de nos jours, moyens de production de « livres d’artistes » multiformes.

Mariachiara Mazzariol, qui présente ici le résultat d’un travail exemplaire mené dans le cadre de ses études universitaires, embrasse toute la carrière de Ferdinando Ongania, étudiant tout autant son activité d’éditeur que celle de libraire ; installé sur la place Saint-Marc à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, Ongania s’adapte aux nouveaux marchés comme celui des riches Anglais, en imprimant en anglais ou en proposant des versions de luxe de certains de ses livres. L’histoire du commerce du livre est le domaine qui souffre le plus du plan de cet ouvrage. L’extraordinaire richesse des bibliothèques monastiques bavaroises à partir du XVe siècle, comme Windberg et Tegernsee (plus riche que la bibliothèque Vaticane), est étudiée par Bettina Wagner grâce aux incunables provenant de ces deux bibliothèques aujourd’hui identifiés et à leurs livres de dépenses : ils permettent de voir que les imprimés sont rapidement achetés, provenant d’abord de Strasbourg et du sud de l’Allemagne, puis de Venise et de l’Italie, qui devient leur plus gros fournisseur à partir de 1486. Cristina Dondi, au travers des incunables de la Bibliothèque Bodléienne, cherche à mieux en connaître la circulation en Grande-Bretagne, malgré les difficultés méthodologiques : il n’est pas toujours aisé de suivre l’histoire d’un livre provenant de la collection d’un bibliophile français du XVIIIe ou du XIXe siècle. Rosa Salzberg s’attaque à un sujet difficile, sur lequel elle apporte beaucoup : la vente des feuilles volantes, pamphlets et ephemera de tous genres assurée par les baladins et artistes de rue au XVe siècle, à partir des registres de l’imprimerie Ripoli entre 1476 et 1484. L’organisation financière de ces baladins apparaît notamment à travers le nombre d’exemplaires qu’ils achètent lors de chacune de leurs visites à l’imprimerie. Daniele Danesi, grâce aux notes portées par un aristocrate siennois sur ses livres entre 1570 et 1620 environ, étudie les prix d’achat de livres vénitiens, moins chers que les autres livres italiens et étrangers. Kevin Stevens enfin étudie le commerce entre imprimeurs vénitiens et libraires milanais à travers les envois de livres de l’année 1563.

Quelques communications de ce colloque ont porté sur l’histoire des bibliothèques vénitiennes. En introduction, Marino Zorzi retrace l’histoire des bibliothèques depuis le Moyen Âge jusqu’à la Révolution, qu’il accompagne de la transcription du catalogue de la vente des livres d’Apostolo Zeno. On pourra compléter la lecture de cet article par celui que l’auteur a consacré à une partie de ces mêmes bibliothèques quelques mois plus tard8. Don Skemer étudie la vente aux enchères de la collection de manuscrits et d’imprimés d’un juriste padouan en 1485-1487, à partir de l’inventaire de la bibliothèque portant les estimations de prix, qui est aujourd’hui conservée à Princeton, ainsi que de la liste des livres vendus. Elisabeth Ross met en lumière l’influence de la culture islamique dans la collection de Peter Ugelheimer. Ce dernier, Allemand installé à Venise à la fin du XVe siècle, associé financièrement à Nicolas Jenson et à la Compagnie des libraires vénitiens, possédait en particulier de très beaux livres enluminés et des reliures d’inspiration islamique, qui n’ont malheureusement pas bénéficié d’illustrations en couleur. L’auteur élargit son étude à la question du don des livres et à la place de ces somptueuses enluminures et reliures dans ce système de dons, particulièrement chez Nicolas Jenson, au temps de Mehmed II.

Richard Flaugaus est le seul auteur à s’intéresser de près au contenu de livres imprimés à Venise : il tire des conclusions très intéressantes de l’étude des publications liturgiques en grec d’Alde Manuce, qui ne sont pas aussi orthodoxes qu’on pourrait le croire au premier abord.

Saluons la présence de quelques articles qui ont cherché à faire une synthèse de leur sujet : M. Mazzariol, M. Zorzi, mais aussi Neil Harris, dont le très gros article aurait trouvé sa place en début ou en fin de volume. Neil Harris, intitulant son chapitre « Ombre de la storia del libro italiano », présente une étude historiographique qui tente de mettre en lumière les a priori qui ont pu présider aux travaux de ces prédécesseurs. Ce travail, qui, espérons le, sera repris et enrichi rapidement par son auteur, souligne avec pertinence les limites de certaines études (limites que l’on trouverait aussi dans des travaux français) et propose quelques analyses brillantes de moments clés de l’histoire du livre, mais souffre de plusieurs défauts : il se perd parfois en s’appesantissant trop sur un sujet (l’auteur s’en aperçoit à propos de l’arrivée et du maintien de l’imprimé dans les villes italiennes), mais, surtout, revendiquant la stricte approche de l’historien du livre, il propose quelques raccourcis qui demanderaient justification ou discussion, tant les conclusions qu’ils proposent semblent excessives.

Plusieurs articles sont complétés d’annexes importantes, en particulier des catalogues d’éditeurs, dont ceux de Claudio Merulo (M. Eisenberg) et d’Antonio Moretto (P. Osmond et E. Sandal), ou la transcription du catalogue de la bibliothèque d’Apostolo Zeno (M. Zorzi).

Ce gros livre présente donc les richesses et les défauts de tous les actes de colloque : malgré son titre, il propose trop peu de synthèses sur son sujet, mais nombre de recherches apportent un nouvel éclairage bienvenu. Les organisateurs ont su réunir des communications de qualité sur le livre à Venise et les éditeurs proposent un livre richement illustré et agréable à lire.

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8 Marino Zorzi, « Biblioteche di nuova formazione a Venezia nel Settecento », dans « Navigare nei mari dell’umano sapere » : biblioteche e circolazione libraria nel Trentino e nell’Italia del XVIII secolo. Atti del convegno di studio (Rovereto, 25-27 ottobre 2007), éd. Giancarlo Petrella, Trento, Provincia di Trento – Soprintendenza per i beni librari e archivistici, 2008, pp. 201-207 (« Biblioteche e bibliotecari del Trentino », 6).