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Sur la librairie de la Renaissance dans les « anciens Pays-Bas »

Renaud Adam, Jean de Westphalie et Thierry Martens. La decouverte de la Logica vetus (1474) et les debuts de l’imprimerie dans les Pays-Bas meridionaux (avec un fac-simile), Turnhout, Brepols, Musee de la Maison d’Erasme, KBR Be, 2009, 127 p. [et la reprod. en fac-simile], ill. (.Nugae humanisticae., 8). ISBN 978-2-503-52841-0 / Renaud Adam, Alexandre Vanautgaerden, Thierry Martens et la figure de l’imprimeur humaniste (une nouvelle biographie), Turnhout, Brepols, Musee de la Maison d’Erasme, Bibliotheque Sainte-Genevieve, 2009, 205 p., ill., index (.Nugae humanisticae.,11-2). ISBN 978-2-503-53112-0 / Passeurs de textes. Imprimeurs, editeurs et lecteurs humanistes dans les collections de la Bibliotheque Sainte-Genevieve, dir. Yann Sordet, Turnhout, Brepols, Musee de la Maison d’Erasme, Bibliotheque Sainte-Genevieve, 2009, 249 p., ill., index (.Nugae humanisticae., 11-1). ISBN 978-2-503-53117-5

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fnes

Nous ne pouvons que nous réjouir de la publication de nouveautés en nombre et de qualité concernant l’histoire du livre de la Renaissance dans une géographie qui correspond peu ou prou aux territoires septentrionaux de l’ancien « grand-duché d’Occident », le duché de Bourgogne.

L’achat récent, par la Bibliothèque royale de Belgique, du seul exemplaire complet connu de la Logica vetus d’Aristote imprimée à l’ouest de Bruxelles, à Alost, en 1474, a permis de reprendre pour les préciser les conditions d’apparition de la typographie en caractères mobiles dans cette région de l’Europe : tel est l’objet du travail de Renaud Adam sur Jean de Westphalie et Thierry Martens. L’ouvrage d’Aristote porte en effet un colophon indiquant non seulement la date du 6 mai, mais aussi la localisation (Alost) et le fait qu’il est le produit d’une association entre Thierry Martens et Jean de Westphalie. La « nouvelle biographie » de Thierry Martens préparée par Renaud Adam et Alexandre Vanautgaerden (Thierry Martens et la figure de l’imprimeur humaniste) fait donc le point de la manière la plus précise sur le cursus de l’imprimeur alostois : une suite de chapitres retrace d’abord la biographie de l’imprimeur, lequel semble rencontrer personnellement Érasme en 1502. Le chapitre 3 est consacré aux débuts de la collaboration entre les deux personnages (pp. 35 et suiv.), thème sur lequel on revient au chapitre 5 (« Le feu d’artifice érasmien », pp. 93 et suiv.), à partir de 1516. Dans l’intervalle, le chapitre 4 présente avec précision l’atelier de Martens, insistant sur la qualité de ses fontes typographiques, dont sont données de nombreuses et excellentes reproductions, et il décrit la collaboration entre l’imprimeur et un certain nombre de figures humanistes du début du XVIe siècle : Pieter Gillis, Adriaan Barland, Maarten Dorp, Rutger Rescius et plusieurs autres. Les deux auteurs soulignent à juste titre de rôle de Martens dans la constitution d’un réseau des humanistes des anciens Pays-Bas : il

est un véritable « passeur de textes ». En publiant leurs lettres préfaces et leurs poèmes dans les liminaires ou en conclusion de ses ouvrages, il a cimenté ce nouveau groupe d’intellectuels3. La collecte des noms des dédicataires ou des correspondants permet de se faire une idée de l’étendue et de la nature du réseau tissé par ces humanistes. Dans certains cas, [ses] impressions sont les seuls sources permettant de comprendre certains de ces liens (p. 82).

Si Thierry Martens « n’a pas créé autour de lui une véritable académie », il a indiscutablement su « faire de son officine l’un des centres de la communauté humaniste des anciens Pays-Bas » dans les dix premières années du XVIe siècle. Les derniers chapitres traitent de « L’œuvre latine de Thierry Martens » et de « Thierry Martens après Thierry Martens » (autrement, dit, le devenir de l’atelier après la retraite et la disparition de Martens, mais aussi la construction de l’image du prototypographe comme une figure nationale à partir surtout du XIXe siècle). Enfin, « L’initié de Bacchus », fait pratiquement office de conclusion.

La sortie de la « nouvelle biographie » de Thierry Martens « imprimeur humaniste » a été accompagnée de la présentation d’une exposition, sous le titre de Passeurs de textes, à la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris, exposition coordonnée par Yann Sordet et dont le catalogue est également publié (Passeurs de textes. Imprimeurs, éditeurs et lecteurs humanistes)4. Le choix d’un nombre très limité de pièces présentées (vingt-sept) est tout à fait convaincant, et il permet aux rédacteurs du catalogue de donner des notices longues, parfaitement informées et qui sont de ce fait de véritables instruments de travail scientifique. L’introduction de Yann Sordet (pp. 15-41) fait notamment le point sur « La place de l’humanisme » dans les fonds de Sainte-Geneviève et constitue aussi une contribution importante à l’histoire de cette bibliothèque. Le catalogue est somptueusement illustré, et complété par un index.

Nous insisterons simplement pour finir sur trois points, dans un compte rendu qui ne peut qu’être trop bref.

1) D’abord, la personne même des deux professionnels à l’origine de la première presse « belge » articule le double modèle de l’intellectuel et du capitaliste : Renaud Adam a raison d’insister sur le fait que Martens est un imprimeur plutôt qu’un humaniste. Né vers 1447 à Alost, il se forme probablement à la typographie en Italie avant de créer un atelier typographique dans sa ville natale en 1473. Après toutes sortes de péripéties plus ou moins bien connues, sa longévité lui permettra de ne se retirer qu’en 1526 – il meurt cinq ans plus tard5. Son rôle d’innovateur est très important pour la géographie de la Belgique actuelle, puisqu’il est le premier à y avoir introduit des caractères grecs et hébreux, ou encore à y avoir utilisé l’italique.

2) Son associé Jean de Westphalie dispose sans doute de moyens financiers beaucoup plus considérables. Cet Allemand originaire de Paderborn (ou de la région de Paderborn) travaille probablement d’abord à Venise en 1472-14736, avant de revenir vers le nord, d’abord à Strasbourg, puis à Alost. Il est associé dans cette ville avec Martens, mais gagne Louvain dès 1474, où son atelier est bientôt l’un des plus importants de l’époque. Il est possible d’ailleurs, comme le souligne Renaud Adam, que l’imprimeur allemand ne soit venu à Alost qu’avec le projet d’y préparer la conquête d’un marché autrement plus important que celui de cette ville relativement secondaire, à savoir le marché de l’« université de Bourgogne » qui avait été fondée en 1425 à Louvain.

Quant à Martens, il n’a peut-être plus les moyens de lutter contre la concurrence de son ancien associé et, après un court délai, nous perdons sa trace : il a peut-être travaillé en Espagne (où un certain Teodorico Alemàn obtient, en 1477, un privilège pour l’importation de livres), ou encore en Italie. Après être revenu à Alors, mais en utilisant un nouveau matériel typographique, il terminera sa carrière comme imprimeur à Anvers et à Louvain. Même s’il a eu une activité en définitive importante, Martens ne joue pas dans le même registre que son ancien associé, qui a probablement été plus ou moins son commanditaire. On observe au demeurant que son modèle se rapproche à certains égards de celui de l’imprimeur itinérant. En revanche, son rôle par rapport à la communauté humaniste est effectivement fondamental.

3) Enfin, Renaud Adam souligne avec justesse le poids de la problématique historiographique. Martens était jusqu’à présent considéré comme le prototypographe de la Belgique actuelle, et le rappel des discussions savantes autour de l’hypothèse d’une association Martens – Jean de Westphalie témoigne de la virulence d’auteurs dont l’un des derniers, P. C. van der Meersch, écrivait, en 1856 :

On aura beau entasser argument sur argument, accumuler hypothèse sur hypothèse, on ne parviendra pas à ternir la gloire de Martens et à détrôner celui-ci au profit de Jean de Westphalie.

A l’époque où l’Europe s’organise systématiquement autour d’États-nations pour lesquels l’identité linguistique et la tradition littéraire jouent un rôle majeur, l’histoire du livre ne saurait toujours apparaître comme une discipline scientifique absolument détachée de tout a priori politique. La découverte de l’exemplaire d’Aristote de 1474 permet de clore le débat et de rétablir un schéma historique très significatif, et qui s’intègre parfaitement aux modèles ayant dominé la première phase d’expansion de l’imprimerie.

Ajoutons que les trois ouvrages se recommandent non seulement par leur solidité sur le plan scientifique, mais aussi par la qualité esthétique qui leur est donnée par les éditeurs : élégance des couvertures et de la mise en pages, richesse et précision de l’illustration (y compris pour les reproductions de filigranes), qualité des pièces justificatives (notamment l’édition des Lettres de Thierry Martens, et la bibliographie exhaustive de la production de son atelier et de celle de son fils)7. Voici donc des ouvrages qui s’imposent comme des modèles de ce que peut être une histoire du livre de qualité scientifique indiscutable, mais qui ne se limite pas à l’érudition en elle-même pour intégrer les problématiques les plus générales d’une période effectivement charnière.

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3 On soulignera l’emploi du terme, avec lequel nous sommes absolument d’accord mais qui aurait peut-être appelé un commentaire. En effet, dès lors que l’on dépasse la définition socio-professionnelle qui est celle de l’intellectuel au Moyen Âge, l’intellectuel moderne, qui émerge avec le développement du nouvel art de la typographie en caractères mobiles, se définit par sa volonté de faire passer un certain message auprès d’un public plus ou moins élargi, et donc par les rapports souvent étroits qu’il aura à entretenir avec le « petit monde du livre ». On sait que certains de ces personnages sont de fait très proches des ateliers typographiques, et la célèbre « marque ascensienne » illustre ce dispositif de manière emblématique. Voir Frédéric Barbier, « Entre la plume et la presse : l’intellectuel au XVe siècle », à paraître dans les Actes du colloque du Mans (2009), aux Presses universitaires de Rennes.

4 L’exposition s’est tenue parallèlement à un colloque sous le même titre.

5 L’épitaphe de Martens sera rédigée par Érasme. Son tombeau est toujours visible à Alost aujourd’hui.

6 Anne Rouzet, Dictionnaire des imprimeurs, libraires et éditeurs belges des XVe et XVIe siècles dans les limites géographiques de la Belgique actuelle, Nieuwkoop, B. de Graaf, 1975, p. 247. Cette hypothèse n’est pas directement reprise par Renaud Adam.

7 Il ne vient sous la plume que très peu de remarques critiques : par ex., il est difficile de dire que Subiaco est un « monastère [de] la banlieue de Rome » aujourd’hui, et encore plus au milieu du XVe siècle… (Jean de Westphalie et Thierry Martens, note 75).