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Cinquante ans d’histoire du livre, de L’Apparition du livre (1958) à 2008, dir. Frédéric Barbier, István Monok

Budapest, Országos Széchényi Könyvtár, 2009, 270 p., ill. (« L’Europe en réseaux. Contributions à l’histoire de la culture écrite, 1650-1918 / Vernetztes Europa. Beiträge zur Kulturgeschichte des Buchwesens, 1650-1918 », V). ISBN 978-963-200-575-1

Olivier GRELLETY BOSVIEL

Univ. de Poitiers/ EPHE, Paris

Ce livre constitue l’édition des actes du colloque international organisé à Budapest en 2008, à l’occasion des cinquante ans de la publication de L’Apparition du livre de Lucien Febvre et d’Henri-Jean Martin. Des historiens du livre, des universitaires, des conservateurs ou administrateurs de grandes bibliothèques nationales dressent l’état des lieux de la recherche en histoire du livre pour l’ensemble des pays européens (France, Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni, pays Scandinaves, pays Baltes, pays d’Europe centrale et orientale) et pour la Russie. Il en résulte un tableau d’ensemble extrêmement documenté qui fait ressortir dans toute sa complexité l’évolution des recherches en histoire du livre depuis ces cinquante dernières années.

Le volume débute par un article introductif de Frédéric Barbier qui montre que L’Apparition du livre constitue un tournant épistémologique fondateur de la «nouvelle histoire du livre», tout en s’inscrivant dans une longue tradition historiographique qui, elle, date du début du XXe siècle. En effet, l’étude du rôle de l’imprimé au sein de la culture occidentale a été initialement conçue dans le projet d’Henri Berr sur le mode d’une histoire totalisante effectuée grâce à une synthèse interdisciplinaire. Cette conception a abouti à la parution de nombreux volumes au sein de la collection de «L’Évolution de l’humanité». Lucien Febvre réorientera le projet, en abandonnant ce principe de l’histoire-totale pour celui de l’histoireproblème : une problématique spécifique doit être définie pour chaque étude. Conformément à ce paradigme, il envisage l’étude de l’imprimé comme « auxiliaire de la pensée», voire comme «agent de l’histoire». Cette optique préfigure ce que seront, quelques décennies plus tard, les travaux d’« histoire des mentalités ».

Henri-Jean Martin, à qui Febvre avait confié l’écriture de L’Apparition du livre, y développera une riche histoire sociale qui remplit « le programme d’une histoire totale sous le prisme du ‘livre’ et dont le terme ultime est celui des mentalités ». L’histoire des techniques, l’histoire du négoce, la sociologie des professionnels du livre mais aussi la description du livre en tant qu’objet, y sont abordés avec précision. De plus, Martin introduit la géographie comme complément à la contextualisation chronologique : d’où la dimension européenne d’emblée donnée à ce tableau du phénomène que constituent l’invention de l’imprimé et sa première diffusion. Ce livre fondateur, publié en 1958, constitue ainsi un véritable saut qualitatif dans la recherche historique, et institue l’histoire du livre comme une discipline scientifique autonome. Cette dernière articule fondamentalement deux ordres : celui des objets considérés dans leur matérialité comme dans leurs usages, et celui des discours.

L’extraordinaire fécondité de L’Apparition du livre rend presque utopique la tentative de retracer l’ensemble des axes de recherches menés jusqu’à nos jours. Néanmoins, Frédéric Barbier en propose trois principaux : l’histoire de la lecture, l’étude de la mise en livre et le concept de marché. C’est ce dernier paradigme que l’auteur examine surtout, en rappelant que l’histoire économique de la production imprimée telle qu’elle a été conduite depuis un demi siècle s’inscrit dans le développement direct de la première partie de L’Apparition du livre, et notamment du chapitre « Le livre, cette marchandise ». Le concept de marché est ici central car il explique, à bien des égards, les évolutions tant dans la mise en texte des éditions que dans celle des contenus. Il permet en outre d’articuler pleinement le livre en tant que « marchandise » et en tant que « ferment », articulation qui n’avait pas été pleinement faite dans L’Apparition du livre. En conclusion, l’auteur en arrive à la situation actuelle : c’est parce que l’écrit est au centre de la civilisation occidentale depuis au moins le deuxième tiers du Moyen-Âge, que l’histoire du livre demeure une des voies privilégiées pour le projet d’une histoire globale. Néanmoins, l’arrivée de l’informatique marque une révolution dont la première conséquence est celle de la relativisation du support imprimé en tant que média. Nous sommes donc dans l’après de l’imprimé, comme il y eut un après du manuscrit suite à l’invention de Gutenberg.

Après ce chapitre introductif, la première partie de l’ouvrage s’intitule « Bilan par grande zones de la géographie européenne ». De ce choix résulte naturellement une grande diversité d’approches : la réception de L’Apparition du livre prend une coloration différente selon les pays et l’influence de ce livre est appréciée hors de toute téléologie1. Le panorama général proposé par zones géographiques fait ressortir la réalité dans toute sa complexité, mais un point commun doit être souligné : la plupart des auteurs insiste sur la difficulté de donner une présentation exhaustive de l’ensemble des recherches aujourd’hui en cours dans la branche. Le bilan s’ouvre avec la France : Thierry Claer, après avoir rappelé l’apport théorique majeur que constitue L’Apparition du livre, souligne que l’ouvrage a permis aussi un rapprochement entre le monde des bibliothécaires et celui des universitaires. L’auteur centre son exposé principalement autour des recherches en histoire du livre menées sur le XVIe siècle. Il dresse un tableau très complet de l’ensemble des travaux accomplis jusqu’à aujourd’hui en les articulant autour de quatre grands axes : les entreprises de catalogage ; les études de nature quantitative et statistique d’une part, économique et sociale de l’autre (par exemple, les monographies d’imprimeurs ou de libraires) ; les travaux portant sur l’histoire de la lecture, avec notamment l’étude des bibliothèques et de leur contenu ; enfin, toutes les recherches menées autour du livre comme objet, et qui exploitent la problématique de la « mise en livre ». L’auteur démontre que l’histoire du livre n’est plus en France une science auxiliaire de l’histoire, mais qu’elle s’oriente, dans un esprit de synthèse transdisciplinaire et comparatiste, vers une histoire globale du livre.

La situation de l’Allemagne illustre le cas d’un pays au riche passé en histoire du livre, mais où la réception de L’Apparition du livre a imposé de nouveaux paradigmes, comme ceux de la sociologie de la littérature, de la matérialité des textes et de leur transmission, ou des problématiques liées au livre en tant que « média ». Après avoir fait ce constat, l’auteur, Ursula Rautenberg, propose non seulement un exposé synthétique des axes de recherches dans son pays, mais aussi une réflexion critique sur les méthodes et sur les enjeux que ces derniers impliquent. Trois axes principaux émergent. Premièrement, la synthèse des recherches sur Gutenberg élaborée en 2000 (année du jubilé de Gutenberg) s’est accompagnée d’une interrogation sur la révolution actuelle de l’informatique par rapport au système de l’imprimé en tant que média. Deuxièmement, l’auteur présente le rapide avancement des bases de données bibliographiques, ainsi que plusieurs travaux aussi récents que décisifs sur le commerce de l’imprimé et sur les réseaux de distribution au XVIe siècle. Troisièmement, la question complexe de la mise en livre et des pratiques de lecture, le tout corrélé avec les logiques de production, est à l’origine de nombreuses études. Cela complète et élargit les travaux liés à l’esthétique de la réception, domaine déjà très développé en Allemagne depuis les années 1970, mais plutôt orienté par une perspective proche de l’histoire littéraire.

L’Italie présente un autre cas de figure puisque de très nombreuses études ou monographies régionales coexistent, avec un axe principal de recherche : l’histoire de l’édition. Dans un article très détaillé, Ernesto Milano, rappelle que L’Apparition du livre a eu une influence certaine, mais de concert avec d’autres études. D’autre part, cette histoire de l’édition « à l’italienne » s’apparente à une histoire socio-économique dont la prise en compte de la capacité de lecture du public, à travers notamment les problèmes d’alphabétisation, marque une des données essentielles. Dans son article sur l’Espagne, Maria Luisa López-Vidriero insiste sur l’impact essentiel que le classique de Febvre et Martin a eu pour la recherche dans la branche à travers tout le monde hispanophone. En effet, L’Apparition du livre, traduit en espagnol dès 1962, a non seulement renouvelé l’approche traditionnelle de la discipline, mais a aussi constitué un lien entre des chercheurs exilés hors d’Espagne suite aux vicissitudes de la guerre civile, puis au ralentissement des recherches sous le régime franquiste. Au Royaume-Uni, L’Apparition du livre a été connu des milieux spécialisés dès sa parution, mais c’est le paradigme de l’histoire de la lecture qui domine la recherche depuis 1957. Conjointement un deuxième paradigme s’est imposé de manière forte à partir des années 1980, qui touche à l’histoire de l’édition. Marie-Françoise Cachin, auteur de cet article de synthèse, rappelle aussi l’importance sur le plan théorique, pour l’histoire du livre outre-Manche, de la publication des conférences données à Oxford en 1985 par Donald Mackenzie sur « la valeur historique de la présentation des textes sous forme de livres et [le] rôle des éditeurs comme médiateurs ». C’est encore sous l’impulsion de Mackenzie que se poursuit actuellement au Royaume-Uni une histoire de l’édition sur le modèle de L’Histoire de l’édition française publié par Roger Chartier et Henri-Jean Martin en 1984-1986. L’auteur souligne la vitalité des travaux en histoire du livre depuis les années 2000 ainsi que l’intérêt croissant de la recherche pour ce qui a trait aux phénomènes de transferts ou de circulations internationales des livres.

Wolfgang Undorf expose avec une grande précision les recherches sur les imprimés du XVe au XVIIIe siècle dans les pays scandinaves. Malgré la diversité des situations, deux constantes peuvent être relevées pour cette géographie. La première concerne la relative rareté d’écrits théoriques ou méthodologiques concernant les rapports de l’imprimé avec la culture. La seconde souligne le fait que la recherche en histoire du livre a été notamment conduite, de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1970, au sein des bibliothèques royales ou nationales. Le peu de chaires universitaires a contraint les historiens du livre a créer entre-eux de nombreux réseaux. Mais la discipline connaît un grand essor depuis les années 1990, et la volonté de coordonner les recherches doit se traduire par la création d’un portail informatique sur le livre nordique. Viesturs Zanders traite des trois républiques baltes (Lettonie, Estonie et Lituanie) : il met en parallèle les avancées scientifiques de l’histoire du livre et les bouleversements politiques ayant marqué cette région au XXe siècle. Les études sur le livre balte ont en effet été très importantes entre les deux guerres, ce qui a permis de donner nombre de publications. Des projets de recherches ont été en particulier développés sur le livre letton, dont certains résultats furent présentés dès 1935 dans le Gutenberg Jahrbuch2. Une chaire d’histoire du livre a même été créée en 1940 à l’Université de Vilnius. La Guerre, puis la destruction délibérée d’ouvrages pendant l’occupation soviétique, ont considérablement entravé la recherche. A partir des années 1960, des travaux recommencent à paraître sur le livre balte. Dans les deux décennies suivantes, les chercheurs commencent à nouer des contacts avec leurs homologues étrangers, mais il faudra attendre l’indépendance de ces pays pour voir la parution, en 1999, du Catalogue général des éditions en langue lettone (1525-1855).

Johannes Frimmel souligne la très grande diversité en matière de recherches en histoire du livre concernant les différents pays d’Europe centrale (Hongrie, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Croatie, Suisse et Autriche), et il donne une bibliographie détaillée des publications pour chaque pays. Cette densité illustre la vitalité actuelle de la recherche, mais l’auteur insiste surtout sur le fait que l’ensemble de ces travaux devrait, sur le plan historique, se prolonger en privilégiant le cadre de l’ancien empire austro-hongrois des Habsbourg, celui-ci défini comme un « espace commun de communication » (Kommunikationsraum). Cet axe de recherche devrait avoir une grande importance pour l’histoire du livre dans les cinquante années à venir.

Ratjana Dolgodrova présente le bilan et les projets de la discipline pour la Russie. L’auteur rappelle qu’il y existe traditionnellement deux grandes tendances pour l’histoire du livre : l’école de Moscou, spécialisée dans la bibliographie matérielle et dans l’histoire de l’édition, et l’école de Saint-Pétersbourg, qui se concentre plus sur l’histoire des bibliothèques et de la lecture. Dès sa parution en 1958, L’Apparition du livre a fait l’objet d’un important compte rendu (ici en grande partie reproduit). Le livre de Febvre et Martin sera alors régulièrement cité dans toutes les publications d’histoire du livre d’auteurs russes. Les grandes lignes de la recherche russe privilégient d’abord l’étude des incunables, avec notamment des travaux de synthèse sur Gutenberg. Un deuxième axe concerne l’étude des débuts de l’imprimerie russe et le développement de cette dernière chez d’autres peuples slaves, comme avec l’exemple des débuts de l’imprimerie slave à Cracovie.

La deuxième partie de l’ouvrage s’intitule « Institutions ». La question du bilan et des projets ne concerne plus ici l’héritage et l’influence de L’Apparition du livre, mais celle des cadres institutionnels dans lesquels l’histoire du livre s’écrit le plus souvent. La problématique sous-jacente est celle de l’adéquation de ces institutions à la révolution de l’informatique et du numérique qui aujourd’hui détrône la suprématie de l’imprimé. Un regard croisé entre présidents de bibliothèques et chercheurs apporte des éléments de réflexion à ce problème complexe. Bruno Racine, sous le signe de la continuité et de la rupture, énonce les défis actuels de la Bibliothèque nationale de France. A cet égard, l’exemple du dépôt légal est significatif : il n’est plus possible de maintenir le principe d’exhaustivité qui fut conçu comme tel au temps de la seule production imprimée et qui était déjà difficile à respecter. L’arrivée de la production par Internet (près de douze milliards de documents en une décennie) rend impossible la garantie d’un dépôt exhaustif : un choix s’impose, ce qui constitue une rupture avec la mission de conservation universelle qui était traditionnellement celle de la Bibliothèque nationale de France. Patrick Bazin, directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon, s’interroge quant à lui sur les programmes de numérisations des fonds patrimoniaux actuellement en cours. La question des critères présidant aux choix de numériser telle ou telle partie des fonds devient essentielle dès lors que la digitalisation permet l’accès de ces fonds à un public nouveau, non spécialiste, et dont les attentes ou les modes d’approches sont donc autres. Promouvoir une digitalisation large, c’est à dire non soumise à des critères trop spécialisés, représente une chance de créer des liens entre le public et le patrimoine local d’une bibliothèque.

En contrepoint de ces analyses et en guise d’élément de comparaison, Thomas Keiderling brosse l’histoire des institutions au service de la recherche en histoire du livre en Allemagne. Il rappelle que, dès le XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, des liens très forts unissent le monde économique à celui de la recherche en histoire du livre. Et de souligner, entre autre, le rôle déterminant des professionnels de l’édition au XIXe siècle pour la promotion et le financement des recherches en histoire du livre : Keiderling cite en exemple la création en 1876 du célèbre Syndicat national des éditeurs et des libraires (Bösenverein des deutschen Buchhandels). Sabine Juratic donne, dans son article, le point de vue de la recherche actuelle : elle insiste sur l’obligation de dépasser les cadres nationaux, pour pouvoir mener à bien certains programmes. La prosopographie sur les gens du livre constitue un bon exemple : elle a connu plusieurs orientations depuis les premières enquêtes conduites dans L’Apparition du livre. Un des domaines les plus importants sur le plan historique porte sur la problématique de la diffusion : qui furent les hommes qui permirent la circulation des textes imprimés, la question est évidemment centrale pour reconstituer les réseaux de distribution des libraires, et donc pour éclairer la logique des circulations culturelles. Ce secteur de recherche, aujourd’hui très dynamique à travers toute l’Europe, bénéficie de la collaboration entre historiens et bibliothécaires. Une base de données cumulative pourrait constituer un cadre adapté à ce type de projets par définition internationaux.

En conclusion, il faut souligner la richesse documentaire de cet ouvrage. Chaque article propose une bibliographie très détaillée en livres, monographies, articles ou sites internet. Malgré son volume réduit, Cinquante ans d’histoire du livre constitue donc un outil indispensable pour s’informer sur le travail de recherche en histoire du livre aujourd’hui. La dimension internationale omniprésente donnerait en outre les matériaux de base pour une histoire comparée. Elle est comme symbolisée par la juxtaposition des différentes langues dans lesquelles les communications ont été rédigées (français, allemand, anglais, espagnol et italien). Mais surtout, l’anniversaire des cinquante ans de L’Apparition du livre ne s’apparente en aucun cas à une commémoration coupée de la recherche historique actuelle en Europe : la vitalité des recherches en histoire du livre témoigne d’une intense réflexion sur le statut du patrimoine imprimé de nos jours, et cela à l’heure de la révolution informatique. Plus qu’une simple édition d’actes de colloque, cet ouvrage apparaît donc réellement comme crucial en raison de son approche indirecte, car historienne, de l’actualité. Nous revient alors l’injonction passionnée de Lucien Febvre dans son Rabelais : « Histoire, fille du temps ».

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1 Voir aussi, sur ce point, Mario Infelise, « L’Apparition du livre et l’histoire du livre en Italie », dans Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, 2010, VI, pp. 7-16.

2 Visvaldis Pengerots, « Geschichte des Buchdrucks in Lettland bis zum Beginn des 19. Jahrhunderts », dans Gutenberg Jahrbuch, Mainz, 1935, pp. 213-222.