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Histoire du livre et histoire des idées : à propos d’une collection universitaire

Cognition and Book. Typologies of Formal Organisation of Knowledge in the Printed Book of the Early Modern Period, éd. Karl E. Enenkel, Wolfgang Neuber, Leiden, Boston, Brill, 2005, 641 p. (« Intersections. Yearbook for Early Modern Studies », 4)

István MONOK

L’annuaire historique des grandes universités des « anciens Pays-Bas » (Leyde, Groningen, Amsterdam, Anvers et Louvain) consacré à l’étude du début des temps modernes et préparé en collaboration avec les spécialistes de l’université de Berlin, a pris la forme d’une collection érudite : « Intersections. Yearbook for Early Modern Studies ». Le directeur de la rédaction, Karl E. Enenkel, est épaulé par un comité consultatif international.

Ces annuaires sont en vérité des recueils thématiques. Le premier volume, paru en 2001, traite du vaste sujet de la reconstruction de l’histoire antique dans la première partie de l’époque moderne (Recreating Ancient History. Episodes from the Greek and Roman Past in the Arts and Literature of the Early Modern Period1). Il met en relief l’idée selon laquelle les penseurs modernes ne regardaient pas l’histoire comme constituant l’arsenal des exemples à suivre ou non : elle leur transmettait au contraire des valeurs qui définissaient les vertus déterminant leurs actions. Les études rassemblées dans le deuxième volume parcourent la thématique de l’imposture et de la fourberie, et rappellent les jugements des grands penseurs de l’époque (Érasme, Machiavel, Spinoza, etc.) à leur égard, ainsi que leurs manifestations dans la vie sociale et économique (On the Edge of Truth and Honesty. Principles and Strategies of Fraud and Deceit in the Early Modern Period )2.

Le troisième volume met à l’ordre du jour un sujet qu’on peut qualifier de classique, puisqu’il s’agit de la diversité religieuse et confessionnelle qui caractérise la géographie des anciens Pays-Bas. Il fournit au lecteur des renseignements beaucoup plus amples que ceux qu’il peut obtenir dans la littérature spécialisée aujourd’hui disponible dans les autres pays. Par ailleurs, la synthèse proposée par ce volume est plus utile du point de vue des analogies historiques qu’elle suggère que ce que l’on aurait attendu (The Low Countries as a Crossroads of Religious Beliefs)3. Il est impossible, dans le cadre d’un simple compte rendu, d’entrer dans de trop grands détails, et nous nous bornerons à attirer l’attention sur deux études qu’il contient, particulièrement intéressantes du point de vue de l’histoire du livre.

La première période de l’histoire des traductions flamandes de la Bible imprimée témoigne de parallélismes étonnants avec l’histoire d’autres traductions de la Bible, par exemple en hongrois4. Il est moins connu qu’Anvers produisit à la même époque des traductions en français, en espagnol, en danois et en italien. Chacun connaît d’autre part l’opposition traditionnelle entre les traductions érasmiennes (accordant une attention particulière à la littéralité) et celles reflétant l’esprit de Luther; par contre, on parle beaucoup moins des objectifs des éditions catholiques (objectifs souvent couronnés de succès), éditions qui visaient plutôt à renforcer l’équilibre qu’à déboucher sur la confrontation. Paul Arblaster ne manque pas de mettre en relief le succès des textes pieux de l’observantin Thomas van Herentals, publiés – après la mort de leur auteur, en 1530 – par Franciscus Titelmans (le même Titelmans qui sera plus tard moine capucin en Italie). A l’accent mis par la Réforme sur la piété individuelle, les catholiques ne pouvaient répondre qu’en produisant des textes de même orientation. L’histoire du livre a déjà rendu compte de ce phénomène caractéristique des premières années de la Réforme, par exemple avec les Chartreux de Cologne au début du XVIe siècle5, phénomène que l’on retrouve plus tard avec l’activité des Carmes en Europe centrale6. La seconde étude importante du point de vue de l’histoire du livre est celle de Ralph Dekoninck sur l’imagerie biblique : « Imagines peregrinantes. The International Genesis and Fate of two Biblical Picture Books (Barrefelt and Nadal) conceived in Antwerp at the End of the Six-teenth Century ». Il ne s’agit pas seulement d’un chapitre de l’histoire des Bibles en images, mais bien de la mise en rapport, à propos des éditions anversoises de la Bible, du phénomène des feuilles volantes de propagande (Flugblätter) avec celui des emblèmes (en tant que genre spécifique) et, d’une manière générale, avec la problématique de la littérature illustrée (dans laquelle l’image interprète le texte).

Le quatrième volume (Cognition and Book) de la série se positionne au carrefour de plusieurs traditions. Une note d’historiographie s’impose ici : les recherches sur l’histoire des encyclopédies (très à la mode dans les années 1990) ne s’intéressaient pas seulement à l’histoire de l’édition, mais aussi à la problématique de l’organisation des savoirs au début des temps modernes. Elles constituaient un prolongement de l’histoire de la bibliographie et des bibliothèques, et donc aussi de l’histoire du livre7. Les études de cas rassemblées dans le volume publié en 1995 sous la direction de Franz Eybl et de ses collègues avaient d’abord orienté la recherche vers une enquête sur les bases philosophiques de l’organisation et de l’arrangement des connaissances accumulées8, et les grandes expositions de Leipzig et de Wolfenbüttel ont permis de présenter les résultats de ces recherches à un plus large public9. L’autre tradition ayant joué un rôle important dans la genèse du volume Cognition and Book est celle de l’école française d’histoire du livre, dont les résultats sont synthétisés dans l’ouvrage d’Henri-Jean Martin, La Naissance du livre moderne (XIVe-XVIIe siècles). Mise en page et mise en texte du livre français10. Cette approche centrée sur l’histoire française des livres – « la philosophie du livre », comme disait son auteur – a été depuis élargie au contexte européen dans son ensemble par Frédéric Barbier dans son Europe de Gutenberg, surtout dans le chapitre 8 sur « La nature du texte »11.

L’objectif principal du volume Cognition and Book – comme l’introduction en rend compte – n’est pas seulement de traiter de questions purement techniques (quoique les auteurs ne les sous-estiment en rien), mais bien de mettre en relief la manière dont, au début de l’époque moderne, les innovations techniques ont servi le mouvement des idées. Les études accordent une attention particulière au rôle d’intermédiaire de tel ou tel livre ou de telle ou de telle édition (ce qui relève de l’histoire de la réception), ou plus précisément, à l’importance des aspects formels du livre pour la réception des divers courants intellectuels. Les changements que subit par exemple la page de titre ne sont pas analysés du point de vue commercial, mais les études examinent la manière dont son agencement formel et la multiplication des informations dont elle est porteuse facilitent l’identification exacte du contenu du volume. L’évolution des fontes typographiques et l’organisation de la composition sont pareillement envisagées du point de vue du changement que la médiation du contenu subit de ce fait au cours de la période.

La première partie du livre, « The Psysiognomy of the Book » est la plus courte, avec la seule étude de Frans A. Janssen, « The Rise of the Typographical Paragraph ». L’auteur y analyse, en se servant d’exemples puisés dans le premier siècle de l’histoire du livre imprimé, les changements formels que le paragraphe subit en fonction du contenu. Il adapte ainsi à la problématique européenne les observations d’Henri-Jean Martin sur le même sujet. Dans les titres des quatre parties suivantes (et tout au long du livre), les rédacteurs ont recours, pour désigner les solutions techniques et formelles conçues en vue de l’orientation, de l’apprentissage et de l’acquisition des savoirs (ainsi que de leur organisation) au concept de Erkenntnissteuerung12, peu utilisé en histoire du livre.

La partie « Genrespecific „Erkenntnissteuerung” » présente cinq genres littéraires différents. Ann Moss (« Locating Knowledge ») analyse l’histoire des loci communes à partir de l’édition de 1512 du De duplici copi verborum ac rerum d’Érasme et tout au long du XVIe siècle. Après avoir rappelé les antécédents du genre, elle souligne comment Érasme cherchait à répondre aux exigences nouvelles du système d’éducation tant par la réorganisation des connaissances que par l’attention donnée à la présentation typographique de ses textes, anticipant ainsi certains aspects du programme d’enseignement de la Réforme. Dans sa monumentale étude, « Ars Antiquitatis. Erkentnisssteuerung und Wissensver-waltung in Werken zur römischen Kultursgeschichte », Karl E. Enenkel analyse, à travers la présentation des ouvrages majeurs consacrés au sujet, la mise en livre de l’histoire romaine entre 1459 (Flavio Bionda, Roma triumphans) et 1748 (Christoph Cellarius, Compendium Antiquitatum Romanarum). Enenkel met ici en œuvre le modèle qu’il avait présenté dans le premier volume de la collection (Recreating Ancient History). Il souligne l’accroissement quantitatif spectaculaire des sources exploitées entre 1545 et 1625, accroissement qui a fondamentalement modifié le « genre » des études sur l’Antiquité.

La cosmographie joue aussi un rôle décisif dans la synthèse des résultats scientifiques, dans leur communication au public et dans la transmission de la tradition au XVIe siècle : dans son étude sur la cosmographie (« Die Kosmographie – Typologie und Medienstrategien »), Detlef Haberland part des chroniques de Hartmann Schedel et de Sebastian Franck pour arriver à Mercator. Le rapport entre illustration, texte et explication est une question centrale pour toutes les périodes de l’histoire de la culture, en rapport avec la problématique de la mise en texte. L’étude de cas proposée par Paul J. Smith représente beaucoup plus qu’une leçon sur l’histoire de la réception, puisqu’il s’agit d’une analyse, du point de vue du contenu comme de la forme matérielle, de certaines éditions françaises relevant de l’emblématique (« Cognition in Emblematic Fable Books : Aegidius Sadeler’s Theatrum morum (1608) and his Reception in France (1659-1743) »). Ian F. Verstegen s’est intéressé à un genre qui ne concernait directement que le public spécialisé et relativement restreint des artistes et des théoriciens de l’art : il s’agit des traités sur la perspective, qui reflètent l’élargissement des connaissances au début de l’époque moderne et qui, malgré une diffusion limitée, jouent alors un rôle déterminant dans le mouvement des idées. Les résultats des débats dont ces traités rendaient compte ont en effet été utilisés dans tous les autres genres de la production imprimée du temps (« Tacit Skills in the Perspective Treatise of the Late Renaissance »).

L’aspect commun des trois études de la partie intitulée « „Erkenntnissteuerung” in the Editions of certain Authors » réside dans que le fait que leurs auteurs complètent leur enquête consacrée à tel ou tel ouvrage, auteur ou œuvre, par l’analyse de la stratégie éditoriale correspondante. Hilmar M Pabel examine les éditions des textes de saint Jérôme préparés par Érasme (« Credit, Paratexts and Editorial Strategies in Erasmus of Rotterdam’s Editions of Jerome ») et détermine deux phases dans la carrière de l’humaniste : avant 1516, c’est le temps de l’accumulation des connaissances et de la perfection des éditions du point de vue de leur contenu (« Accumulating Credit : prelude to 1516 ») ; mais, dans la période 1516-1537, Érasme se consacre à l’agencement formel des connaissances désormais réunies, ainsi qu’à l’approfondissement du travail d’interprétation par le biais de suppléments, d’index, etc. (« Asserting Credit and Ownership »). Pabel soumet à une analyse spécifique les changements de forme et de contenu que les notes subissent sous la plume d’Érasme, et il ne manque pas d’étudier les réponses de l’humaniste, en fonction du public visé par telle ou telle édition, aux observations faites par d’autres philologues (« Controlling Reader Reception »).

Dietmar Till analyse la tradition de Longin (Pseudo-Longin), depuis l’editio princeps de 1554 jusqu’à l’édition bilingue (grecque-allemande) donnée par Carl Heinrich Heinecken et que l’on peut considérer comme l’édition critique définitive (1737). L’étude du contenu et de la forme des éditions successives met en évidence l’objectif à la fois philologique et éditorial : il s’agit de la canonisation de Longin en tant que classique de la tradition rhétorique (« Der „rhetorisierte” Longin. Medienstrategien zur „Klassisierung” eines Autors »). Dans la dernière étude de cette partie, Robert Luff décrit les différences entre les éditions manuscrites et les premières éditions imprimées de l’ouvrage majeur de Konrad von Megenberg, et fournit par là un exemple éloquent des stratégies organisant tant la transmission des savoirs que l’orientation de la réception (« Strategien der Wissensvermittlung und Rezeptionssteuerung in Inkunabeln und Drucken zum „Buch der Natur” Konrads von Megenberg »).

L’illustration du livre, le rapport entre l’image et le texte et son évolution, ont déjà fait couler beaucoup d’encre. Certes, des ouvrages théoriques majeurs sont disponibles sur le sujet, mais ils ont été écrits dans le cadre conceptuel qui était celui des théoriciens de la littérature, des historiens de l’iconographie et des historiens d’art. Les auteurs classiques sont ici des historiens d’art, de Aby M. Warburg à Erwin Panofsky et à bien d’autres. Un nombre très élevé de livres et de collections a d’autre part adopté la perspective de l’histoire du livre (le paysage est beaucoup plus varié lorsqu’il s’agit de l’étude du livre médiéval et de ses miniatures). Les cinq études composant la partie « „Erkenntnissteuerung” in the Illustrated Book » ont en commun le fait que, dans leurs enquêtes sur le rapport entre image et texte, les auteurs analysent non seulement les livres du point de vue de leur contenu, mais aussi de leur agencement formel et de leurs aspects graphiques. Les spécialistes regardent le contenu d’un texte comme la résultante d’une tradition, ce qui leur permet de présenter l’histoire des éditions de telle ou telle œuvre en privilégiant le mécanisme de la transmission. Cette partie sur le livre illustré traite en outre de plusieurs genres (roman, littérature de voyage, poésie d’apparat, philosophie « naturelle ») absents des autres parties de l’ouvrage, ce qui constitue un avantage important.

La thèse d’Ursula Kocher consiste à montrer, à partir de l’étude des manuscrits, que le Décaméron de Boccace est moins facile à comprendre s’il n’est pas illustré (« Bilder als Mittel der Erkenntnissteuerung. Text und Bild in Boccaccios Decameron »). L’iconographie n’y a pas pour objet la mise en image du texte, mais bien l’orientation de sa lecture et de sa compréhension. Le Hessois Hans Staden fit deux voyages au Brésil entre 1549 et 1555. Sur la base des expériences de sa vie parsemée d’aventures, il en a préparé une relation, avec la collaboration de Johann Eichmann (Dryander), relation dont l’editio princeps sort à Marburg en 1557. L’étude de Wolfgang Neuber (« Der geschlachtete Kannibale. Zu einigen niederländischen Ausgaben von Hans Stadens Reisebericht ») décrit les changements observables dans les huit éditions successivement sorties aux Pays-Bas de 1595 à 1711. Sans effectuer de modifications d’importance dans le texte, les éditeurs firent d’un roman d’aventures magnifiquement illustré, mais de manière naturaliste, un ouvrage quasi scientifique (relevant de la géographie, de l’ethnographie et de l’histoire) : ils remplacèrent les bois d’origine par des tailles-douces techniquement impeccables, et précisèrent le dessin des cartes en se servant très probablement des descriptions ultérieures des territoires parcourus par l’auteur.

Manuel Braun remarque, dans son article (« Illustration, Dekoration und das allmähliche Verschwinden der Bilder aus dem Roman (1471-1700) »), que les illustrations sont quasi-obligatoires dans les romans et les contes en vers au Moyen Âge et au début de la période moderne, mais qu’elles en disparaissent ensuite progressivement. Il affirme que l’une des raisons du phénomène doit être cherchée dans les progrès de l’alphabétisation : pourtant, à notre avis, le fait qu’à la fin du XVIe siècle les éditions latines sont déjà dépourvues d’illustrations quand les éditions données dans les différentes langues vernaculaires en conservent jusque dans la seconde moitié du XVIIe siècle s’explique par d’autres raisons. Braun paraît oublier qu’à la fin du XVIe siècle la littérature en latin était cantonnée à l’enseignement de la langue et ne servait plus comme lecture de divertissement. Toutefois, il est indiscutable que l’image fait un retour glorieux dans le domaine de la littérature de romans à partir du début du XVIIIe siècle, surtout dans les livres pour enfants, puis dans les éditions de bibliophilie.

L’ordonnance des entrées royales ou princières, des cérémonies de cour et de toutes sortes d’autres festivités est très minutieusement réglementée à toutes les époques d’Ancien Régime. Les œuvres rédigées et les textes imprimés pour ces occasions devaient rendre compte de la solennité et du déroulement de l’événement (cf. ill.). La poésie de circonstance s’illustre par sa complexité : nombreux sont les poèmes figuratifs, imprimés avec beaucoup de soin pour souligner l’occasion qui avait présidé à leur écriture. Thomas Rahn analyse, sur la base des éditions du XVIIIe siècle, le rapport texte / image dans ces publications dites « de circonstance » (« Typographisches Decorum. Ordnung und Éclat in der Typographie der höfischen Figurendichtung und Festbeschreibung »). Pour lui, ces imprimés visent à apporter un plaisir esthétique au lecteur « courant », mais en même temps à lui faire toucher un monde qui lui est totalement étranger – elles ont donc une fonction éminemment politique.

Maximilian Bergengruen (« „Alles / was hierniden ist / das ist auch droben”. Zur Funktion graphischer Systemdarstellungen in Buch-Publikationen aus dem Bereich der magia naturalis (Robert Fludd, Oswald Croll) ») nous introduit dans le domaine tout autre qui est celui de la magia naturalis. Nous touchons à l’hermétisme, mais aussi à la magie, deux canaux par le biais desquels transitaient (et transitent encore aujourd’hui) certains contenus scientifiques normalement inaccessibles aux lecteurs quotidiens. La représentation figurative des systèmes théoriques joue ici un rôle très important pour l’orientation des connaissances. Le processus est encore compliqué par le fait que les représentations de tel ou tel système ont été construites à partir d’éléments faisant référence à l’emblématique, ce qui a ouvert le chemin à une multitude d’interprétations diverses.

Les éditeurs ont consacré une partie entière, « „Erkenntnissteuerung” in Religious Text », aux ouvrages à forts tirages, et qui étaient donc en mesure d’atteindre et d’influencer un public très large. Les trois études qui la composent envisagent des textes classés dans la rubrique de la littérature de dévotion, en les examinant du point de vue non seulement de leur contenu, mais aussi des aspects formels de leurs éditions. Les chercheurs s’efforcent surtout de mettre en évidence le rôle de ces textes dans le processus de transmission du savoir : comment ces éditions sont-elles conçues pour répondre à l’objectif de leurs

auteurs et de leurs éditeurs (tant les églises que les libraires), à savoir diriger et orienter le lecteur ? Romy Günthart examine précisément les éditions de dévotion publiées au tournant des XVe-XVIe siècles à Cologne (« Deutschsprachige Andachtsbücher um 1500. Drucke zwischen Wissenvermittlung und Meditationshilfe »). Cologne, dont l’université est responsable de la censure en Allemagne, abritait surtout des écrivains particulièrement conservateurs. On y trouve pourtant aussi des Franciscains et, après 1517, des Chartreux, qui mettaient l’accent sur la nécessaire réforme intérieure de l’Église catholique, et qui cherchaient à promouvoir celle-ci en publiant des livres de piété, accessibles à tous les fidèles (par exemple les vies du Christ et de Marie, ainsi que toutes sortes de livres de prières). Il est intéressant de souligner que ce phénomène n’est pas sans évoquer des parallélismes avec les transformations que les livres de droit canon et les livres de fêtes ont alors connues en France : ils s’agissait d’éviter que l’Église ne s’aliène irrévocablement les fidèles, ce qui a inspiré dès avant la Réforme un certain nombre de changements mineurs, mais en même temps essentiels.

En remontant quelque peu dans le temps, Jörg Jungmayr (« Typographische Erkenntnissteuerung in Handschrift und Druck : der illustrierte Geistliche Rosengarten in einer spätmittelalterlichen Handschrift und in einem Druck ») s’efforce de montrer comment la version manuscrite et la première édition imprimée du Geistlicher Rosengart servent les exigences épistémologiques d’Albert le Grand et de Vincent de Beauvais (sensus communis, imaginatio, aestimatio, memoria). Il expose la manière dont le texte et l’image collaborent étroitement à la construction du sens et au processus même de compréhension par le lecteur. Les techniques visant à diriger les lecteurs qui sont mises en œuvre dans la littérature polémique en langue vernaculaire par les Luthériens et par les Jésuites au tournant des XVIe-XVIIe siècles sont présentées par Kai Bremer, qui analyse séparément le texte et la page de titre, l’agencement formel de cette dernière engageant le choix et l’orientation des lecteurs (« Techniken der Leserlenkung und -selektion im volkssprachigen Buch der Gegenreformation um 1600 »).

Les deux dernières contributions du volume constituent la partie intitulée « The Case of Descartes », mais seule la première de ces études est exclusivement consacrée au philosophe. Le point de départ de Claus Zittel (« Abbilden und Überzeugen bei Descartes ») réside dans l’affirmation du philosophe selon laquelle tout ce qu’il voit est faux : l’article n’est rien d’autre qu’une analyse systématique de la différence entre la représentation artistique, le trope et l’illustration. Enfin, les exemples puisés dans l’histoire de l’illustration scientifique aident le lecteur à interpréter la conception cartésienne de la perceptio et de la cognitio : l’étude de Matthijs van Otegem analyse les manifestations de ces deux notions philosophiques, d’Aristote à Descartes, à travers l’agencement textuel et l’iconographie des livres de médecine (« The Relationship between World and Image in Books on Medicine in the Early Modern Period »).

L’analyse des rapports entre le livre imprimé et le mouvement des connaissances et des idées en Occident aux époques moderne et contemporaine avait déjà fait l’objet de la grande exposition Printing and the mind of mean de 1967, exposition dont le catalogue constitue toujours un usuel de travail pour les chercheurs13. Les volumes de la série « Intersections. Yearbook for Early Modern Studies » marquent de la plus belle manière les enrichissements apportés à cette problématique fondamentale par les recherches conduites, notamment en histoire du livre, depuis les années 1970 : il s’agit surtout de la question de la « mise en livre », de la théorie de la réception et de l’histoire de la lecture. Si l’histoire des idées reste un domaine aujourd’hui plus que jamais d’actualité, il est désormais devenu impossible au chercheur de la traiter dans la perspective platonicienne selon laquelle les idées constituent un mode en soi, éternel et radicalement isolé des autres mondes : les idées aussi se construisent, se reconstruisent et s’organisent à la rencontre de phénomènes d’ordre évidemment intellectuel, mais aussi de phénomènes historiques dans lesquels le rôle du média est absolument… essentiel.

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1 Éd. Karl Enenkel, Jan L. de Jong, Jeanine de Landtsheer, 2002.

2 Éd. Toon van Houdt, Jan L. de Jong, Zoran Kwak, Marijke Spies, Marc van Vaeck, 2002.

3 Éd. Arie-Jan Gelderblom, Jan L. de Jong, Marc van Vaeck, 2003.

4 Paul Arblaster, « „Totius mundi emporium” : Antwerp as a Centre for Vernacular Bible Translations 1523-1545 ».

5 Gérald Chaix, « Communautés religieuses et production imprimée à Cologne au XVIe siècle », dans Le Livre dans l’Europe de la Renaissance, dir. Pierre Aquilon, Henri-Jean Martin, Paris, Promodis, 1988, pp. 93-105.

6 Petr Mat’a, « Zwischen Heiligkeit und Betrügerei. Arme-Seelen-Retter, Exorzisten, Visionäre und Propheten im Jesuiten und Karmelitenorden», dans Jesuitische Frömmigkeitskulturen. Konfessionelle Interaktion in Ostmitteleuropa 1570-1700, éd. Ohlidal, Stefan Samerski, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2006, pp.177-205 («Forschungen zur Geschichte und Kultur des östlichen Mitteleuropa», 28).

7 Helmut Zedelmaier, Bibliotheca universalis und Bibliotheca selecta. Das Problem der Ordnung des gelehrten Wissens in der Frühen Neuzeit, Köln, Weimar, Wien, Böhlau, 1992.

8 Enzyklopädien der frühen Neuzeit. Beiträge zu ihrer Erforschung, éd. Franz M. Eybl, Wolfgang Harms, Hans-Henrik Krummacher, Werner Welzig, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1995.

9 Seine Welt wissen. Enzyklopädien in der Frühen Neuzeit. Katalog zur Ausstellung der Universitäts-bibliothek Leipzig (Januar-August 2006) und der Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel (Juni-November 2006), éd. Ulrich Johannes Schneider, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2006.

10 Paris, Éd. du Cercle de la Librairie, 2000.

11 L’Europe de Gutenberg. Le livre et l’invention de la modernité occidentale, Paris, Belin, 2006. Le chapitre 8 est divisé en deux sous-parties : « Le sytème-livre », « Le sens du texte ».

12 La traduction est problématique : le mot est composé de deux termes, Erkenntnis, « la connaissance », « le savoir », et Steuerung. Ce dernier mot appartient à la famille de steuern, « piloter » (der Steuermann, « le pilote » en terme de marine). Steuerung se traduit usuellement par « pilotage », « direction ». Nous proposons de rendre le mot composé par « axe du savoir ».

13 Printing and the mind of man : a descriptive catalogue illustrating the impact of print on the evolution of Western civilisation during five centuries, éd. John Carter, Percy H. Muir, London, New York, 1967.