Book Title

Pages arrachées du livre de Satan…

Quelques réflexions sur le combat des bibliophobes et des bibliophiles dans l’Espagne du XVIe siècle

François GÉAL

Maître de conférences en espagnol à l’École normale supérieure, 45 rue d’Ulm, 75005 Paris

En 1919, le cinéaste danois Carl Dreyer réalisait Pages arrachées du livre de Satan, film en quatre épisodes dont le second, qui nous introduit au sein de la demeure du noble et savant dom Gomez, dans la Séville du Siècle d’Or, ne tarda pas à être interdit dans les pays latins. Cet épisode place l’écrit au centre de l’action : c’est la découverte d’un papier suspect par un serviteur accoutumé à fouiller dans la bibliothèque de son maître qui entraîne la dénonciation de ce dernier au Grand Inquisiteur en qui le Diable est venu momentanément s’incarner. Cette fiction rend compte, plus efficacement que ne pourrait le faire une historiographie minutieuse, d’une vérité forte sur une période où le contrôle des écrits était devenu un enjeu majeur dans la lutte contre toute forme d’hétérodoxie, tant il apparaissait comme un emblème privilégié de celui qui l’avait entre les mains, une métonymie suffisante, pourrait-on dire, de son auteur ou de ses usagers, hérétique muet que l’on n’hésite pas à soumettre à procès au même titre que ces derniers1.

Mais cette antithèse entre bibliophiles – au sens non technique du terme – et bibliophobes, qui fonctionne esthétiquement à merveille grâce au génie dramatique de Dreyer, est trop marquée, trop simplificatrice pour rendre compte d’une histoire complexe où les attaques lancées contre l’écrit, et tout particulièrement ce nouveau véhicule qu’était le livre imprimé, revêtirent des significations multiples et ne furent pas toujours réductibles au face à face d’odieux bourreaux – ces « carniceros de libros » acharnés à sa perte, pour parler comme Lea en version espagnole2 – et de pitoyables victimes tentant de le défendre.

C’est ce que je voudrais illustrer en privilégiant ici les realia au détriment des représentations littéraires qui entretiennent toujours une relation problématique avec les données du réel3. J’entends moins mettre en avant de nouveaux faits qu’entreprendre une promenade à travers quelques allées de la foisonnante bibliothèque critique consacrée à la question, et tenter d’en dégager quelques réflexions.

CHRONIQUE D’UN COMBAT INÉGAL

Le cadre censorial espagnol

L’Espagne du XVIe siècle se caractérise, c’est bien connu, par un double système censorial qui prend le livre en étau aussi bien en amont qu’en aval. D’un côté, la censure préalable, c’est-à-dire l’interdiction de publier sans autorisation du pouvoir – censure des écrits au sens strict du terme. De l’autre, la censure a posteriori, censure répressive de la production jugée condamnable et de sa diffusion. L’une relève de la Couronne, l’autre est aux mains de l’Inquisition. Les bases de ce système censorial – je prendrai ici le terme au sens large – ont été jetées dès l’époque des Rois Catholiques. Les textes de 1502 prévoyaient de lourdes sanctions à l’encontre des responsables de la publication de tout ouvrage édité sans autorisation officielle4. Mais la fin des années 1550 constitue bien un « coup de tonnerre » décisif dans l’évolution des rapports entre le pouvoir espagnol et le livre5. A Séville, c’est en grande partie la découverte, en 1557, d’un réseau d’importation et de transport de livres réformés par le faux muletier Julián Hernández, qui avait permis la découverte du cercle « luthérien »6. Rappelons pour mémoire les principales décisions prises au tout début du règne de Philippe II.

La pragmatique du 7 septembre 15587 instaure une véritable censure d’État en réaffirmant la nécessité d’une licence d’impression (exclusivement entre les mains du Consejo Real ) avec indication de l’auteur, de l’éditeur, du lieu et de la date d’impression. Elle interdit sous peine de mort et de confiscation des biens la diffusion d’ouvrages d’importation en langue vernaculaire, dressant un cordon sanitaire destiné à empêcher toute contamination – métaphore typique du langage des censeurs à toutes les époques – par la Réforme.

En août 1559, est promulgué l’Index dit de Valdés, premier véritable catalogue imprimé de livres interdits. Ce n’est pas ici le lieu de retracer l’histoire des Index successifs, entreprise avec succès par les spécialistes8, ni de nous attarder sur leur contenu – leur cible principale restera longtemps, on le sait, les ouvrages sortant du cadre d’une étroite orthodoxie religieuse. Limitons-nous à souligner, en termes généraux, que la première bibliothèque avec laquelle il faut compter, dans les imaginaires espagnols du Siècle d’Or, c’est l’anti-bibliothèque de plus en plus volumineuse qu’incarnent ces catalogues successifs, enrichis de leurs ajouts respectifs9. Il s’agissait, par une sorte de grille appliquée avec minutie aux ouvrages en circulation, de traquer toutes les « pathologies » éventuelles, même si les inquisiteurs ne se limitaient pas à rechercher les ouvrages mentionnés dans leurs catalogues, mais aussi tous ceux susceptibles d’appartenir au corpus, toujours à redéfinir, d’une bibliothèque infernale10.

Une telle législation, appelée à se durcir encore11, apparaît beaucoup plus centralisée que celle d’autres pays : dans la France de François Ier, l’autorité censoriale se partageait entre au moins quatre instances distinctes : la Faculté de théologie de la Sorbonne, les cours ecclésiastiques (décisions des évêques dans leurs diocèses respectifs), le Parlement de Paris, et le Roi et son conseil, dotés d’une grande influence12. Sans aller jusqu’à revêtir une forme monopolistique en raison des efforts de la Couronne pour préserver une part de ses prérogatives sur ce terrain et des tensions consécutives à cette résistance13, le système espagnol accorde au Saint-Office le dernier mot. A partir de 1550, l’Inquisition n’accordera pratiquement plus de licence d’impression14 mais bénéficiera en revanche du quasi-monopole de la répression15.

Les pratiques répressives

Les pratiques vont renforcer cette prépondérance. Si la menace est toujours censée venir en priorité de l’extérieur – d’où la surveillance accrue des frontières et l’espionnage exercé dans les pays voisins16 –, partout dans la péninsule sont traqués les ouvrages prétendument hérétiques. Dès 1536, est mentionné le nom d’une personne chargée de visiter et réformer les librairies, et dès les années 1540, cette activité, tout comme celle qui consiste à contrôler les bibliothèques publiques et privées, commence à se dérouler avec une certaine régularité. Mais elle se renforce considérablement au début du règne de Philippe II, alors qu’elle est essentiellement prise en charge par l’Inquisition17.

On aurait peine à exagérer l’ampleur des énergies consacrées pendant tant d’années à l’élaboration de ces anti-bibliothèques et à la mise en conformité des réalités à ces « modèles », dans son double versant intellectuel – cette « codification du lisible » évoquée par Ricardo García Cárcel18 – et policier19. Confection des Index, officiellement proclamés et obligatoirement affichés dans toutes les librairies, saisie des ouvrages délictueux, mais aussi long travail d’expurgation des bibliothèques…20

De cette activité censoriale, plus d’un exemplaire de l’époque a gardé la mémoire : autant de preuves, autant de traces matérielles de cette volonté mutilatrice, voire destructrice. Pages arrachées, fragments rendus illisibles…, tel ce portrait d’Érasme biffé, souvent évoqué par l’historiographie contemporaine à titre d’emblème21. En se plongeant dans les textes, on voit surgir d’autres marques moins spectaculaires mais tout aussi perceptibles. L’un des Colloques d’Érasme traduits en romance par le bénédictin Alfonso de Virués fut grossièrement caviardé : le censeur n’ayant même pas pris soin de reconstituer les jointures, le texte fait désormais parler trois fois de suite le même personnage…22

Stratégies défensives (des lecteurs aux auteurs…)

Certes, la proportion de la population alphabétisée23, capable d’acquérir des livres – un objet dont le prix moyen reste relativement élevé au cours de la période – et par conséquent susceptible d’être victime de la censure, était limitée. A cette époque, dans son fonctionnement institutionnel comme dans ses cibles, la censure est une affaire d’élites intellectuelles et économiques, au sens large du terme. De plus, comme l’a bien souligné Eugenio Asensio, les censeurs de l’époque valdésienne opèrent, au sein des couches alphabétisées, une division marquée entre deux groupes :

… Los indoctos ignorantes del latín (…) a quienes casi todos los alimentos culturales son nocivos o arriesgados y (…) los que saben latín, y tienen acceso a la totalidad de los textos paganos, los poetas y narradores más osados24.

Conformément à cette logique, les censeurs se défient particulièrement des écrits en langue vernaculaire, susceptibles de pénétrer les masses en profondeur. Toutefois, les grandes figures intellectuelles, dont le prestige rendait plus inquiétante toute forme de déviance, allaient être l’objet d’une vigilance particulière de la part du Saint-Office, l’une des rares institutions du temps à transcender les barrières géographiques, juridiques et sociales. Aussi nos actuelles histoires de la culture consacrées à la seconde moitié du XVIe siècle sont-elles indissociables du récit des procès retentissants d’un Carranza ou d’un Fray Luis de León et des menaces qui pesèrent sur un Arias Montano ou un Sigüenza.

Toutefois, ici ou là, chez les fabricants (éditeurs-imprimeurs), intermédiaires (libraires) et utilisateurs du livre (lecteurs), des stratégies ponctuelles destinées à contrer les manœuvres d’intimidation de l’appareil censorial furent mises en œuvre.

Dans les années 1540, Calvete de Estrella déguisa en éditions aldines les livres en provenance d’Allemagne ou de Suisse achetés pour son élève le prince Philippe, dont un nombre élevé allait bientôt être interdit par l’Inquisition25. Opération réussie, tout comme dans ces exemples, évoqués par Irving Leonard, d’ouvrages illégalement exportés aux Indes dans des tonneaux censés transporter du vin26 – procédé inverse, note malicieusement l’historien, à la dissimulation d’alcool dans des caisses de livres au temps de la Prohibition…

Cacher ses livres les plus « dangereux » chez un ami et mettre le restant en désordre pour se prémunir, comme le fit Constantino Ponce de la Fuente, possesseur d’un bon millier d’ouvrages27, pouvait constituer une autre parade habile, mais c’était généralement une protection dérisoire… Soumis à un long procès en août 1558, ce dernier mourra dans la prison inquisitoriale de Triana dans des circonstances obscures, et il sera brûlé en effigie lors de l’autodafé de 156028. Il était plus aisé de dissimuler une collection de moindre ampleur. Une dizaine d’ouvrages, découverts il y a quelques années dans la localité de Barcarrota, furent scellés vers 1560 dans les parois d’une maison, en attendant des jours meilleurs… qui ne vinrent pas. Les volumes, tous interdits, restèrent à l’abri de la persécution comme des injures du temps, réservant aux amoureux de livres rares que nous sommes le bonheur de découvrir une édition jusqu’alors inconnue du Lazarillo29. L’Inquisition fut plus chanceuse avec les livres des morisques, dont la résistance face à l’anéantissement de leur religion et de leur culture fut parfois vive mais finalement vaine30.

Il faudrait aussi parler de la circulation sous le manteau du livre imprimé – on comprend la méfiance des autorités à l’égard des colporteurs – et du rôle sans doute capital du manuscrit, nullement aboli par l’essor de l’imprimerie : situé hors du champ de la censure préalable et relié de façon privilégiée à la sphère privée, le manuscrit put acquérir dans ce contexte une nouvelle fonction31. Il reste que ce combat souvent tragique entre constructeurs et destructeurs jouant, sur un mode romanesque, de l’occultation et du déguisement, nous échappe en grande partie32.

On peut en revanche saisir des attitudes analogues chez les auteurs. Outre la question de l’anonymat et de la falsification des données mentionnées sur les pages de titre, laissées ici de côté33, certaines procédures textuelles visaient à « tourner » la menace. Virués, le traducteur d’Érasme que j’évoquais précédemment, était ainsi passé maître dans l’art de brouiller les pistes, occultant sans cesse le message érasmien derrière les méandres syntaxiques de la traduction, et maniant avec talent l’ambiguïté par de subtils ajouts contradictoires34. D’autres micro-lectures semblables seraient nécessaires pour mesurer à quel point ce genre de pratiques était répandu. Mais on peut gager que les techniques propres à l’écriture ésotérique conceptualisée par Leo Strauss – « techniques de simulation et de dissimulation ayant pour fin d’amortir (…) les effets destructeurs de la vérité, (…) une vérité présentée sur tous les points d’importance entre les lignes »35 – et destinées à un public capable de lire entre les lignes, n’étaient pas exceptionnelles dans l’Espagne du XVIe siècle.

Un bilan tragique

L’évaluation précise des dégâts causés par ce système censorial a fait et fera encore longtemps l’objet de débats. Francis M. Higman, dans son étude sur la censure dans la France du XVIe siècle, souligne la difficulté de comptabiliser avec précision les destructions de livres, ne serait-ce que parce qu’elles sont rarement mentionnées lorsqu’elles accompagnent, comme c’est souvent le cas, les exécutions de personnes36. Il y a lieu de supposer que cette constatation s’applique également à l’Espagne37 et l’on sait par ailleurs que les historiens de l’Inquisition sont peu aidés par les rares témoignages iconographiques existants38.

Certes, il ne faut pas sous-estimer les failles du système. Outre le principe général d’une distance parfois considérable, dans les sociétés d’Ancien Régime, entre norme proclamée et applications pratiques39, l’Inquisition n’a pu exercer sur l’écrit un contrôle aussi parfait que l’historiographie traditionnelle a pu l’affirmer. Anastasio Rojo Vega souligne, dans son enquête sur Valladolid, combien la simple masse des livres ralentissait l’examen des bibliothèques40. Tâche infinie, menée avec des moyens qui n’étaient pas infinis, malgré l’efficacité de l’institution…41 Par ailleurs, la censure n’était pas responsable de toutes les faiblesses culturelles de l’Espagne du XVIe siècle. Philippe Berger a montré que l’édition espagnole se trouva dès la fin du XVe siècle dans une situation de dépendance absolue vis-à-vis des grands centres européens de l’édition (vénitienne et lyonnaise, en particulier), et la grande crise des années 1507-1510, crise structurelle du marché du livre et en aucune façon crise idéologique, sonna le glas des espérances qu’auraient pu éventuellement nourrir quelques éditeurs entreprenants. En 1558, le sort de l’édition ibérique paraît scellé depuis longtemps, même si une conjoncture répressive durable va aggraver la situation. Et ces données ne sont pas seules ni même peut-être principalement en cause. Américo Castro avait de bonnes raisons de souligner la focalisation de la civilisation espagnole, dès le début de la Reconquête, sur l’horizon de la croyance au détriment de la compréhension et de l’organisation rationnelle de l’univers, « abandonnée » aux Maures et aux Juifs42.

S’il était loin d’être le seul facteur négatif, ce système répressif eut toutefois des effets profondément négatifs sur l’évolution de la production nationale et des attitudes face à l’écrit. De quelle façon ?

1) Extension du soupçon à tout le circuit du livre. Depuis les mains de l’auteur à celles du lecteur, voilà un objet traqué, contrôlé, mutilé, quand il n’est pas interdit en totalité. Être aperçu avec des livres interdits entre les mains signifie mettre sa vie en péril43. C’est là qu’il faut mettre l’accent sur le rôle de la délation. La machine censoriale n’aurait pu être efficiente sans la mise à contribution des masses : l’edicto de fe, proclamé solennellement une fois par an et destiné à recueillir les témoignages sur les activités suspectes, consacrait tout un chapitre au livre, incluant l’obligation de dénoncer les possesseurs de « libros de Lutero y de otros herejes, el Corán, Biblias en romance »44.

2) Extension du soupçon à toutes les catégories de livres. A partir de la décennie 1550, va peser sur le livre une présomption de culpabilité que souligne fort justement Virgilio Pinto Crespo45. Tandis qu’un Ribadeneyra fera du triomphe du protestantisme en Angleterre la conséquence directe de la lecture, à l’inverse, il deviendra de plus en plus périlleux de faire preuve de culture en Espagne. Un peu plus tard, Góngora soulignerait ironiquement ses lacunes en matière théologique : ainsi ne risquait-il pas d’être accusé d’hérésie !

Dans son chapitre conclusif « El reino del conformismo », Bartolomé Bennassar souligne les effets négatifs, à court et à long terme, d’un tel contexte, jusque dans le domaine de la réflexion religieuse la plus orthodoxe46. Et si, comme le soulignent à juste titre Antonio Márquez ou Henry Kamen, l’Inquisition accorda un vaste espace de liberté au domaine littéraire, exception faite des œuvres théâtrales47, les moralistes n’eurent de cesse de répéter dans le même temps que toute production à fonction de divertissement était condamnable : élargissant la bibliothèque inconvenante, où le roman de chevalerie faisait depuis longtemps figure de cible privilégiée, à la pastorale, un Malón de Chaide assimilerait avec une virulence restée célèbre « los libros de amores y las Dianas y Boscanes y Garcilasos »48 à un « cuchillo en poder del hombre furioso »49. C’est la gratuité de la lecture, l’idée que les livres puissent mettre en branle un imaginaire débordant les limites d’une vocation nécessairement doctrinale, qui inquiète50.

3) Extension des réflexes censoriaux à toutes les sphères de la culture. Sous l’effet d’un mimétisme généralisé, s’instaura un climat de défiance et une surenchère censoriale permanente. Au sein des bibliothèques des Ordres religieux, il existait ainsi des catalogues complémentaires d’ouvrages interdits : si les ouvrages inscrits à l’Index inquisitorial étaient en principe exclus des collèges jésuites, d’autres ouvrages suspects (mais indispensables aux réfutateurs confirmés) étaient mentionnés dans un second index, interne à la Compagnie, et rangés dans une armoire soigneusement fermée à clé51.

Dans ce climat malsain, on est frappé par l’agressivité des discours et plus encore par l’ambivalence des attitudes. C’est ce que révèle l’examen de certaines affaires célèbres, comme celle bien résumée par Isaac Vázquez-Janeiro52. En 1554, des lecteurs peut-être alertés par la censure parisienne – c’est la question de l’influence d’une censure sur une autre, à l’échelle européenne –, apportent au Dominicain Domingo de Soto, titulaire de la plus prestigieuse chaire de Théologie à l’Université de Salamanque, un commentaire de Juan Fero sur saint Jean qui circulait jusque là librement en Espagne. Celui-ci rédige des Annotationes, en fait une liste de 67 points répréhensibles qu’il dédie au Grand Inquisiteur Valdés. Quatre ans plus tard, le franciscain Miguel de Medina réplique par une Apologia Ioannis Feri, elle aussi dédiée à Valdés, où il se livre à une attaque aussi franche qu’imprudente de la position de Soto, allant jusqu’à avouer son espoir que le texte de Soto soit condamné par l’Inquisition.

Un autre Dominicain illustre, Bartolomé Carranza, archevêque de Tolède en février 1554, vient au secours de Soto, un ami de trente ans… Avant même son retour de Flandres, il ordonne à ses subordonnés, les vicaires d’Alcalá et de Tolède, de visiter les librairies et de saisir l’ouvrage de Medina. Isaac Vázquez-Janeiro voit dans ce soutien apporté à un frère d’Ordre et ancien collègue une stratégie défensive : subodorant que son Catecismo allait être examiné par l’Inquisition53, Carranza aurait ainsi cherché à se concilier l’appui de Soto, dont il savait le prestige auprès du Saint-Office et de la Cour. Soto ne procure aucun soutien à Carranza, en dépit du zèle déployé par celui-ci à le défendre : loin de le soutenir comme il le lui avait promis, il présente spontanément à la Suprema une expertise du Catecismo, avouant sans se troubler qu’il n’a pas pris le temps de tout lire et s’est contenté de prélever des extraits. Sur ce, Carranza prend le parti de Medina et tous deux tentent vainement de convaincre Soto de renoncer à ses positions. A la fin tragique de Carranza fait écho celle de Medina, mort en prison en 1572.

Cette affaire est emblématique à plus d’un trait. Avec, en toile de fond, un système censorial en train de se renforcer implacablement, on voit s’y superposer de façon quasi inextricable :

– Des positions théologiques radicalement divergentes. Soto, partisan acharné de la méthode scolastique, refuse tout ce qui peut, au niveau même de l’expression, faire penser au langage des Réformés, tandis que Medina, homme de la Renaissance théologique d’Alcalá, a comme Carranza un point de vue opposé. Examinant les propos « in rigore ut jacent », Soto ignore tout contexte. Sans renoncer à l’ironie, en dépit de la gravité de la situation, Medina lui demande comment il peut s’attarder à des « frigidissimas nenias » (futilités sans aucun effet), des « aristotelicas nugas » (bagatelles aristotéliciennes) et des « sophistica somnia » (songes de sophiste)… « Ridenda est censura » (pareille censure est risible) – va-t-il jusqu’à écrire54. Très habilement, il va lui suggérer, appuyé par Carranza, que sa méthode pourrait se retourner contre lui si l’on s’avisait de traiter ses œuvres de la même façon55.

– Sans parler du sens exacerbé de l’honneur, dénominateur commun à cette société, interviennent des comportements qui s’inscrivent dans les codes de sociabilités monastiques et universitaires du temps, bref toute une rhétorique sociale des comportements caractérisée par les échanges de protections et de services mais aussi par les incessantes rivalités entre membres d’Ordres concurrents pour la course aux chaires les plus prestigieuses. Un tel climat ne pouvait pas ne pas empoisonner les relations des élites intellectuelles : de ce point de vue, nous n’avons pas à envier le sort de nos collègues de cette époque quand on sait la violence avec laquelle un Fray Luis, en qui on se plaît à admirer le chantre de la vie irénique, menaçait son concurrent León de Castro de brûler son commentaire sur Isaïe, œuvre de toute une vie dans l’édition de laquelle ce dernier avait englouti sa fortune56.

– Enfin, ce sont des attitudes dictées par des facteurs psychologiques (liés à des motivations inconscientes). Ici, l’amitié plus qu’ambiguë de Soto à l’égard de Carranza masque peut-être une jalousie très vive. Chaque cas étant particulier, il est difficile de faire la part des choses et des causes, mais dans bien des situations, on a tout lieu de supposer que l’orthodoxie religieuse a pu servir d’alibi à des règlements de compte personnels qui n’avaient rien de théologique. Le génie de Dreyer, dans l’épisode évoqué en introduction – l’universalité de son message – tient aussi à la façon qu’il a de suggérer que l’anéantissement de toute une famille est, par-delà l’occasion fournie au serviteur haineux découvrant un écrit censurable, le fruit d’une vengeance sentimentale, celle du jeune moine dom Fernandez sur la jeune fille dont il était le précepteur.

NUANCES AU TABLEAU : POUR UNE RELECTURE MOINS MANICHÉENNE DE LA PÉRIODE

Le livre en péril : un phénomène inhérent à tous les régimes politiques répressifs

Liée à l’expression et non pas à l’impression57, la haine du livre est au cœur de tous les régimes autoritaires ou, pire encore, dictatoriaux. On sait que les Khmers rouges avaient le sinistre réflexe de liquider systématiquement tous les porteurs de lunettes, soupçonnés d’être capables de lire58 ; mais, comme le rappelait Ismaïl Kadaré59, il ne faut pas oublier qu’à l’échelle universelle, la plupart des écrits ont été produits dans des contextes hostiles au livre. Si elle n’a pas connu la censure préalable des écrits, notre Antiquité païenne fourmille d’exemples de répression des libertés d’expression. Sous couvert de la lex majestatis, l’empereur Auguste en vint à réprimer toute atteinte à l’État ou à ses représentants : les ouvrages « satiriques » incriminés – souvent l’expression de nostalgies républicaines – furent détruits, et leur possession ou leur lecture assimilées à un crime60. Refusant de survivre à son œuvre, une de ses premières victimes, Labienus, se fait enterrer vivant dans le tombeau familial61. Le christianisme reprendra plus d’une fois ces méthodes avec succès : on connaît l’exemple paradigmatique des décrets de Constantin à l’encontre des écrits ariens, détruits lors du Concile de Nicée (325). Mais tous les monothéismes emprunteront tôt ou tard le même chemin : quand le raisonnement est poussé à ses extrêmes limites, il ne s’agit plus seulement de détruire une partie du patrimoine livresque universel, mais de l’abolir au nom d’un Livre unique, sacralisé. En 642, le calife Omar, interrogé sur le sort à réserver à la Bibliothèque d’Alexandrie, aurait répondu :

Si tous ces livres sont conformes au Coran, ils sont inutiles, il faut les détruire. S’ils ne sont pas conformes, ils sont dangereux, il faut les détruire62.

A l’orée de l’époque qui nous occupe, le 7 février 1497, au cours de la fête pénitentielle que Savonarole avait substituée à l’ancien carnaval, tandis que les Florentines sacrifient toilettes et bijoux sur un gigantesque bûcher, périssent dans les flammes, parfois de la main même de leurs auteurs, tableaux « impudiques » et livres libertins63. Le caractère universellement symbolique de l’autodafé – de la crémation de livres – est à souligner64, le feu visant à la fois à la destruction physique et à une purification destinées à éviter la contagion, semblables à celles que l’on pratiquait sur le linge des pestiférés. En ce sens, on peut y voir l’une des formes d’un rituel multiséculaire d’exclusion destiné à préserver de façon spectaculaire l’intégrité d’un corps social lésé.

Au Ve siècle avant notre ère, à Athènes, Protagoras vit ses livres brûlés pour avoir affirmé : « J’ignore ce que sont les dieux, le sujet est trop obscur, la vie trop brève ». Il ne remettait pas en question leur existence, mais par amalgame, fut accusé de vouloir détruire les fondements de la cité65. Une miniature du XVIe siècle met en scène l’empereur chinois Shih Huang-ti, l’édificateur de la Grande Muraille, qui, en 213 avant notre ère, tenta d’en finir avec la lecture en brûlant pratiquement tous les livres du royaume66, et c’est tout naturellement qu’un Index romain aussi tardif que celui de 1786 figurera encore la fonction censoriale qu’il s’attribue par la représentation d’un autodafé67. Au cours de l’histoire, la crémation de livres fait souvent figure de signe avant-coureur de l’anéantissement des individus, selon une forme de fétichisme identifiant l’auteur et son œuvre. On sait à quel point fut prémonitoire la phrase célèbre de Heine : « Partout où des livres sont brûlés, des hommes aussi finiront par être brulés »68 ; au pays de Gutenberg, les nazis prolongèrent l’autodafé des « livres décadents de la physique juive » par le massacre de plusieurs millions de Juifs.

Dans son ouvrage Les Biblioclastes, le Messie et l’autodafé, Gérard Haddad voit derrière la haine « totale et énigmatique » à l’égard d’un livre singulier le désir caché d’en finir avec tous les livres, avec l’idée même de livre, symbole du Mal. La question du livre recouvrirait ainsi de bout en bout celle de la paternité : la haine à son égard matérialiserait la volonté de tuer le Père symbolique par incapacité de renoncer à l’interdit de l’inceste69. Cette interprétation paraît séduisante lorsque la notion de filiation culturelle est déterminante : en Espagne, la volonté de couper les puissantes racines de la religion et la culture des Pères fut d’autant plus poussée que l’expulsion des Juifs – présents dans la péninsule depuis des siècles – et l’exclusion sociale de leurs descendants à travers les statuts de pureté de sang70 purent s’appuyer sur le zèle de certains conversos, dont l’illustre Torquemada, à réprimer leurs frères de sang pour mieux s’intégrer au nouveau système. Mais cette lecture semble plus difficile à admettre dans les cas de destruction d’une culture historiquement située de l’autre côté d’une frontière qui en fait une ennemie par essence. Même s’ils ont en commun un utopique désir d’unification spirituelle, la répression de tout ce qui était lié au judaïsme71 n’avait sans doute pas la même signification que l’acharnement déployé à l’encontre de la culture musulmane (prolongement de la Croisade médiévale) ni même que le barrage défensif mis en place face à la dissidence des frères ennemis de la chrétienté, les protestants.

Importance de la répression de l’écrit, dans l’Europe du XVIe siècle

Un effort de contextualisation est nécessaire pour mieux saisir la complexité des enjeux. A partir de la fin du XVe siècle, on a sans doute détruit des livres en Espagne de façon plus régulière que précédemment72. Mais même au pire moment de la répression anti-protestante, seules quelques poignées d’ouvrages semblent avoir été détruites (vingt-sept livres lors de l’autodafé de Valladolid en 1558), et la pratique ne semble pas s’être systématisée ni accrue au cours des époques suivantes73. La crémation de livres ne constitue pas l’activité la plus caractéristique du Saint-Office, même si ce genre d’opérations avait un caractère inquisitorial assez marqué, selon Jean-Pierre Dedieu. Il est significatif, du reste, que la légende noire dont le filtre a souvent déformé notre vision des choses ne semble guère insister sur ce point74.

Il n’est pas du tout sûr que les destructions de livres aient été plus répandues en Espagne qu’ailleurs75 : on brûlait tout aussi bien des livres à Rome ou dans la cour de la Sorbonne76. Dolet, dont on avait déjà brûlé les ouvrages en 1543, fut finalement pendu et brûlé avec ses livres place Maubert le 3 août 1546, jour de la foire du livre de Lyon. On raconte qu’en allant au bûcher, il aurait fait le jeu de mot suivant : « non dolet ipse Dolet, sed pro ratione dolet » (= « Dolet ne s’afflige pas sur son sort mais pour la raison »). Face à la persécution, le langage est souvent la seule arme qui reste au lettré, émouvante et dérisoire à la fois77. Les attaques dirigées contre le livre sont générales dans l’Europe du XVIe siècle78. A la croissance de l’imprimé, se superpose l’éclosion de la Réforme : la première forme moderne de censure dans l’histoire occidentale est mise en place par les autorités ecclésiastiques dans les dernières décennies du XVe siècle en Allemagne79, mais le rôle clé de l’écrit dans l’essor de la Réforme80 va accroître son importance. Les protestants ne furent pas étrangers aux destructions d’ouvrages : on souligne d’ordinaire le caractère iconoclaste de la Réforme, mais Calvin, comme le rappelait George Steiner, a réussi à faire disparaître tous les exemplaires de certains ouvrages jugés néfastes81, alors même que l’imprimé rendait plus délicat le succès d’une telle opération82. Cet acharnement s’inscrit dans les grands affrontements religieux et idéologiques de l’époque. Toutefois, c’est au sein du camp catholique qu’il s’exprima le plus largement et surtout peut-être qu’il modela le plus en profondeur les imaginaires.

QUELQUES EXEMPLES D’ATTITUDES PARADOXALES FACE AU LIVRE DANS L’IMAGINAIRE ESPAGNOL DU XVIe SIÈCLE

Ce qui caractérise l’Espagne du XVIe siècle, c’est sans doute moins la persécution de l’écrit en tant que telle que les paradoxes auxquels celle-ci put donner lieu.

Inquisiteurs humanistes et censeurs bibliophiles

On se plaît à dénoncer la bêtise des censeurs franquistes, mais leurs ancêtres étaient loin d’être tous des fanatiques obtus83. Parmi les principaux acteurs de la répression inquisitoriale, figurent même de grands humanistes, dont certains sont restés dans nos mémoires sous ce seul aspect. On admire l’ampleur de la tâche réformatrice accomplie par Cisneros à la fin du XVe siècle. On rend hommage au mécène capable de réunir les principales gloires de la philologie espagnole autour du projet grandiose de la Bible Polyglotte. Mais l’on évite de parler de la crémation massive d’ouvrages arabes sous ses auspices à Grenade, en 150084. Visant en tout premier lieu les exemplaires du Coran, dans le prolongement de la campagne de conversion forcée conduite dans l’Albaicín l’année précédente, elle aurait entraîné, selon certaines sources, la destruction de plusieurs milliers de volumes85, ce qui a fait dire à Daniel Eisenberg que Cisneros est « uno de los más grandes criminales de la cultura española »86. Selon certains, ces chiffres auraient été très exagérés, notamment par les apologistes de Cisneros, et nombre d’ouvrages condamnés auraient en fait été recueillis par Cisneros pour être transférés, par la suite, au Colegio Mayor de San Ildefonso, constituant le noyau de la future bibliothèque universitaire87. Je me plais à croire en cette seconde hypothèse qui signalerait le paradoxe d’une bibliothèque en partie édifiée sur les dépouilles d’un autodafé livresque et mise au service d’une ambition culturelle novatrice, d’autant que certaines sources font état de l’envoi depuis Oran, par le même Cardinal promu Grand Inquisiteur, de manuscrits d’astrologie et de médecine88. Quoi qu’il en soit, mon propos n’est pas de voler au secours de Cisneros en niant ou en justifiant les destructions dont il fut l’instigateur, comme le fit Simonet au siècle dernier, mais d’insister sur la profonde dualité de son attitude face au livre : destructeur et constructeur tour à tour, voire simultanément.

Nous avons dit le rôle protecteur d’Alfonso Manrique, archevêque de Séville, à l’égard des érasmistes menacés89 ; on sait moins que ses premières années d’activité inquisitoriale donnèrent lieu à cette inscription de l’arcediano Diego López de Cortegana vantant l’efficacité avec laquelle « más de mil obstinados fueron (…) entregados al fuego y quemados »90, et qu’il pourchassa avec une extrême ardeur l’infiltration des ouvrages luthériens dans la péninsule91. Otilia López Fanego parle à son sujet d’une

turbadora, contradictoria y difícilmente explicable síntesis de espíritu ferozmente represivo contra la herejía o pensamiento libre y de afición y protección a las letras92.

Citons encore le cas, évoqué par Julio Caro Baroja, du licenciado don Antonio del Corro, chanoine et inquisiteur de Séville mort en 1556 : ce témoin de bien des tragédies, au cours de sa longue carrière, n’avait pas trouvé inconvenant de se faire immortaliser sur son tombeau en posture de lecteur93.

Et si nous cherchions des exemples dans le Nouveau Monde, nous n’aurions pas de peine à en trouver d’analogues, en dépit de la différence des contextes : à la fin des années 1520, le premier évêque de México Juan de Zumárraga brûla les archives indiennes de Tezcoco tandis qu’il s’aménageait l’une des premières grandes bibliothèques américaines et publiait le premier livre imprimé sur le continent dont on ait une connaissance certaine94.

La culture clivée des élites dans la seconde moitié du XVIe siècle

Selon Julio Caro Baroja, de telles figures seraient le propre du premier XVIe siècle, marqué par l’empreinte humaniste. A propos d’Antonio del Corro et de Diego López de Cortegana cités plus haut, il écrit :

No se imagina uno que en los tiempos de Felipe II hubiera traductores de Apuleyo y lectores morosos de textos renacentistas entre los señores del Tribunal contra la herética pravedad95.

Mais ne pourrait-on trouver des contre-exemples ? Les inventaires de bibliothèques, dont l’exploitation ne doit pas se faire sans précaution, peuvent nous apporter des enseignements précieux. Je citerai celui de la très riche collection particulière de l’inquisiteur Gasco, dans les années 1560, mise au jour par Klaus Wagner, et qui était bien loin de se réduire à ce qu’on pourrait attendre de la part d’un individu à la formation avant tout juridique96. Il conviendrait à cet égard de reprendre le chapitre d’Antonio Márquez, « Inquisidores escritores y viceversa »97 dans une plus ample perspective, sans se limiter aux seuls écrivains. Il faut tenir compte d’une évidence troublante : l’appareil inquisitorial a nécessairement recours à des experts dont certains comptent parmi les éminences grises du temps. Ainsi, l’Index de Quiroga qui s’accompagne, pour la première fois en Espagne, d’un volet expurgatoire – méticuleuse séparation du bon grain de l’ivraie – fut-il issu d’un long travail de collaboration où les Théologiens de l’Université de Salamanque jouèrent un rôle prépondérant98. De tels experts étaient a priori susceptibles d’entrer en conflit avec la norme. Significatif à ce sujet est le destin du Brocense : s’il eut maille à partir avec l’Inquisition en 1584, le Saint-Office lui fit suffisamment confiance pour le faire participer à une commission chargée de réviser l’expurgatorio en 1587. Mais à partir de 1593, il fut de nouveau victime des soupçons de l’Inquisition, qui finit par confisquer ses livres et ses notes99. Son contemporain Arias Montano, bénéficiant de l’appui personnel du monarque, s’en tira à meilleur compte, lui qui avouait, dans une lettre à Quiroga :

…porque yo no tengo otro cierto y reconocido refugio en la tierra, sino el de ese Santo Oficio, en cuyo servicio vivieron mi padre y hermanos y parientes100.

Mais par-delà les stratégies défensives de ce type, nous rejoignons un autre paradoxe plus profond. Au sein même des membres de l’élite du pouvoir et du savoir, on constate sans cesse des attitudes et des représentations profondément duelles à l’égard du livre.

Les pratiques bibliothécaires entérinées par le Roi Prudent à l’Escurial pourraient l’illustrer. Les limites idéologiques sont placées à l’extérieur de la Bibliothèque, laquelle joue le rôle d’un îlot de liberté : par une mesure d’exception, les savoirs – autorisés ou non – sont préservés de la lutte acharnée contre l’hérésie qui fait rage au dehors. Arias Montano procède au classement sans qu’intervienne la Suprema. En refusant la solution extrême, qui consisterait à brûler les ouvrages dangereux, en les plaçant dans la sala alta, le pouvoir fait de la Bibliothèque royale, devenue l’expression symbolique adéquate de tout un imaginaire royal101, le seul endroit d’Espagne où il soit possible de tout lire. Mais Philippe II entend protéger la nation du péril, et le droit de jouir de cette transgression est réservé au seul monarque et à son entourage, tandis que le pays est soumis à un véritable malthusianisme culturel102.

On pourrait arguer qu’il s’agit là d’un exemple atypique, expression du fait du Prince. Mais l’ambivalence est au cœur des représentations les plus répandues parmi les intellectuels du temps. Pour en rester à l’Escurial, évoquons rapidement le projet d’aménagement publié par Juan Bautista Cardona en 1587. Dans son De Regia S. Laurentii Bibliotheca, l’auteur, alors évêque de Tortosa, s’en prend, en bon idéologue tridentin, aux hérétiques, « aussi trompeurs que les sirènes », qui osent dissimuler leurs funestes discours sous des titres fallacieux103. Il faut lire ces pages en les confrontant avec un autre traité, publié conjointement et consacré à l’expurgation des ouvrages hérétiques104. Une vision cauchemardesque surgit à travers l’évocation de cette bibliothèque sans cesse croissante, gangrenant – autre métaphore qu’affectionne Cardona – le corps sain de la bibliothèque des textes sacrés. Et pourtant, ce projet s’inscrit dans une filiation humaniste évidente, notamment lorsqu’est proclamée haut et fort la volonté d’y accorder la première place au texte biblique105.

Cardona met en scène le fantasme d’une culture totale secrètement perçue, d’un point de vue idéologique, comme irréalisable dans la mesure où le savoir est potentiellement marqué du sceau de l’impureté et mis à mal par un refoulé menaçant. C’est ce refoulé qui se découvre insidieusement sous l’apparence du vide et creuse une brèche inquiétante au sein du grand édifice du savoir :

El Bibliotecario visite la librería y topando con tales [libros prohibidos] los quite de aquel lugar público donde los hallare, substituyendo otros allí, porque no haya vacío, y que los recoja y ponga en alguna cámara que habrá señalada y condenada para estos libros106.

La nécessité de remplacer les livres condamnés par des ouvrages qui ne sont là que pour masquer le vide créé (des livres en trompe-l’œil, en quelque sorte), témoigne, bien au-delà de raisons pragmatiques, d’une culture aux prises avec ses propres contradictions107.

Ce n’est sûrement pas un hasard si, dans les imaginaires européens, l’Inquisition est restée un emblème d’instance censoriale particulièrement répressive. Même si l’on doit tenir compte des variations temporelles – les premières années du règne de Philippe II constituent certes un moment particulièrement dramatique108 – et d’importantes différences locales selon les tribunaux, qui rendent toute synthèse délicate, la censure semble avoir été particulièrement efficace pour la période considérée109. On a des raisons de penser que les effets pervers constatés en d’autres circonstances – le développement de la curiosité à l’égard des ouvrages interdits, par exemple celle que suscitèrent les œuvres des Encyclopédistes importées de Suisse ou de Hollande dans la France du XVIIIe siècle110 – ont relativement peu joué. A partir de la seconde moitié du XVIe siècle, en ces « tiempos recios » (ces temps rudes), comme disait Sainte Thérèse, lire était devenu véritablement une aventure, pour reprendre le mot de Virgilio Pinto Crespo111. La censure entraîna chez bon nombre d’auteurs et d’utilisateurs du livre des réflexes d’auto-censure conscients ou inconscients112. S’il s’agit là de la finalité bien comprise de tout système censorial113, on peut dire qu’elle trouva en Espagne de quoi s’accomplir.

Il est difficile de mesurer les effets exacts de cette médiation particulière entre auteurs et récepteurs sur l’évolution culturelle de l’Espagne, mais elle affecta en profondeur le vécu des individus et dut entraîner un avilissement général des attitudes, ainsi que l’ont souligné Américo Castro ou Julio Caro Baroja114. Chacun risquait à tout moment de basculer dans le camp de l’intolérable hétérodoxie : dans l’Espagne du XVIe siècle, l’adversaire surgit au cœur même de la société qui l’abrite, et son identité se constitue à travers le discours agressif qui le désigne et l’ostracise. De plus en plus, on se mit à censurer, autant que le livre ou la bibliothèque du camp adverse, le regard porté par son alter ego sur un même livre, sur une même bibliothèque, au nom d’une conception doctrinaire qui en faisait un absolu, au mépris du concept d’interprétation, relative et plurielle par essence.

A ce titre, cette période ouvre un champ d’investigation passionnant pour approfondir la connaissance du phénomène censorial en tant que tel. Des éléments déjà présents à des époques antérieures y sont systématisés, annonçant des époques ultérieures. On y trouve en tout cas ce que Bernard-Henri Lévy appelle le « pessimisme » du censeur, sa « vision prodigieusement noire de la circulation des idées et de ses effets », qui n’en fait pas moins du personnage « l’un des derniers à croire au fabuleux pouvoir des mots, et plus généralement, des œuvres de l’esprit »115 : avec l’imprimé, triomphe à un point inédit la reconnaissance, par les censeurs, de la puissance symbolique du livre, objet d’un investissement mental maximal.

En fin de compte, il est très difficile de faire la part de l’idéologique ou du politique (au sens large du terme) et du psychologique. Des psychopathologies individuelles, auxquelles la fonction censoriale permettait de donner une façade acceptable, ont pu assurément se donner libre cours116. Mais ce ne fut sans doute pas le cas le plus fréquent. La censure espagnole, au XVIe siècle, s’inscrit dans un contexte européen où l’intolérance est non seulement générale, mais relève de la vertu117. Et même si nous sommes enclins à envisager cette période avec le regard réprobateur des Lumières, il convient d’éviter les anachronismes : notre culture est indissociable de la censure, au sein de laquelle et contre laquelle elle s’est forgée118. Si la censure a été une des causes essentielles de la disparition des sociétés d’Ancien Régime, il ne faut pas oublier qu’au préalable elle les a modelées en profondeur (que signifierait sans elle la notion de Contre-Réforme ?) et qu’elle a par conséquent déterminé des modalités culturelles fondamentales et durables, telle l’appropriation pénale dont Foucault fait l’un des traits distinctifs de ce qu’il appelle la fonction-auteur :

Les textes, les livres, les discours ont commencé à avoir réellement des auteurs (…) dans la mesure où l’auteur pouvait être puni, c’est-à-dire dans la mesure où les discours pouvaient être transgressifs119.

D’un point de vue d’une histoire politique, le domaine espagnol illustre de façon emblématique combien la technologie du livre imprimé a servi deux mouvements contraires : l’imprimerie procure à l’écrit des moyens sans précédents. Par ses facultés de multiplication, par la multiplicité d’ouvrages qu’elle implique – je dirais par la culture de la bibliothèque qu’elle instaure120 – elle constitue un contre-pouvoir redoutable ; mais devient simultanément un outil primordial de gouvernement, aussi bien en termes de propagande que d’un point de vue technique, comme l’a souligné Fernando Bouza121, entraînant la systématisation d’une vigilante politique de contrôle destinée à conjurer les menaces dont le livre est le véhicule potentiel. Entre l’essor de la censure et l’émergence des États modernes en Europe, il n’y a pas seulement une coïncidence temporelle. On peut même aller jusqu’à dire, avec José Martínez Millán :

la complejidad y eficacia del sistema de censura era fiel baremo donde se reflejaba la madurez de organización del Estado…122

Symptomatique à ce sujet est la volonté de l’Espagne de se doter d’une censure spécifique, avec des Index indépendants de ceux de la Sorbonne parisienne ou de la Papauté (même si les ouvrages prohibés se recoupent en partie). Elle s’inscrit dans une concurrence spirituelle mais aussi politique de tous les instants. Les motivations ultimes des censeurs nous échappent, mais dans bien des cas, ces derniers ne furent probablement que les instruments d’une vaste machinerie qui les dépassait, confortant les sphères supérieures d’un pouvoir qui avait intérêt au contrôle étroit de la société pour renforcer son assise.

Censure et bibliophobie en Espagne, à l’époque qui nous occupe, ne se recoupent que partiellement. La première s’exerce rarement sans discernement : souvent partielle et sélective, elle peut s’accompagner d’authentiques tendances bibliophiliques chez ses plus éminents représentants. Elle contraste avec la bibliophobie aveugle et totale – phobie du livre au sens propre –, répandue parmi les couches étrangères à cette familiarité avec le livre. Tandis que l’une est une arme au service du pouvoir s’exerçant par le biais d’un appareil institutionnel efficace, l’autre, qui relève d’un sentiment diffus, peut à l’occasion être dirigée contre les élites. On sait que dans le contexte des guerres de religions françaises, les massacres de la Saint-Barthélemy s’accompagnèrent d’autodafés de livres :

Les fureurs de la Saint-Barthélémy s’étendent largement aux livres et aux libraires, symboles à la fois de la culture savante et hérétique. Le mouvement de destruction de l’écrit a en effet un sens ambigu pour les foules urbaines catholiques analphabètes : déchaînement contre ce symbole de la domination des notables et contre la pensée diabolique des protestants ; phénomène de classe autant que de religion, écrit Georges Minois123. Le terme de classe est certes anachronique, stricto sensu, mais il y a là un trait qu’on pourrait appliquer sans difficulté à l’Espagne du XVIe siècle. Avec quel empressement les deux personnages féminins de l’escrutinio quichottesque, pour se limiter à cet excursus littéraire, entendent réduire à néant la collection de leur maître, par opposition à la relative modération du curé et du barbier !

Il reste que les deux attitudes se renforcèrent dialectiquement et que l’hostilité à l’égard du livre, ancrée, sous des formes et à des degrés divers, dans les pratiques et dans les représentations de l’Espagne du temps, constitua bien l’un des traits marquants d’une idéologie, dominante par définition. L’inquisiteur espagnol de l’époque, plus encore que tout autre censeur des pays voisins, avait d’autant plus lieu de se glorifier de son action prophylactique qu’il pouvait compter sur le soutien majoritaire des populations124.

Dans ce contexte globalement défavorable, se pose enfin la délicate question, terriblement actuelle, de la responsabilité des « intellectuels », ou des artistes, au cœur d’un système répressif dont ils peuvent se faire les complices. On pourra méditer à ce propos cette phrase de Carranza rendant responsable de ses déboires un individu plus qu’une institution :

Sin su autoridad, ni hicieran ni pudieran mis émulos hacer nada, ni osaran acometerlo, y con las espaldas del maestro fray domingo de Soto, lo osan hacer125.

____________

1 Les expressions « hereje mudo » et « proceso al libro » sont utilisées par Virgilio Pinto Crespo dans son article fondateur : « La censura : sistemas de contro e instrumentos de acción », dans Inquisición española y mentalidad inquisitorial. (Ponencias del simposio internacional sobre Inquisición), New York, avr. 1983 (Barcelona, Ariel, 1984, pp. 269-287). Il met notamment l’accent sur la similitude entre les mécanismes d’identification et de persécution du livre hétérodoxe et des procédures auxquelles sont soumis les hérétiques supposés (pp. 271 et suiv.).

2 Historia de la Inquisición española, Madrid, F.U.E., 1983, III, p. 309.

3 En particulier l’escrutinio du Quichotte, auquel j’ai consacré de longues pages au chapitre IV du livre inspiré de ma Thèse (Figures de la bibliothèque dans l’imaginaire espagnol du Siècle d’or, Paris, Champion, 1999).

4 « Los que los imprimieren sin licencia, o vendieren los que truxeren de fuera del Reino sin licencia (…), pierdan todos los dichos libros, i sean quemados todos publicamente en la Plaza de la Ciudad, Villa o Lugar donde los uvieren hecho o donde los vendieren… » (Novísima recopilación de las leyes de España dividida en XII libros, Madrid, 1805. Reprod. facsímil, Boletín Oficial del Estado, 1975, Lei XXIII, t. IV, lib. 8, p. 122).

5 J’emprunte l’expression à Jean-Pierre Dedieu : L’Administration de la foi : l’inquisition de Tolède et les vieux chrétiens, XVIe-XVIIe siècles, Madrid, Casa de Velázquez, 1989, ici p. 290. Le rôle des différentes composantes et des personnages impliqués dans ce durcissement brutal n’est pas simple et pose des problèmes d’interprétation. Dans une conférence prononcée en novembre 1998, Joseph Pérez mettait en valeur le rôle de Charles Quint dans ce durcissement – même si assurément, en ce domaine comme en tant d’autres, Philippe II allait se poser en fils soucieux d’accomplir la volonté paternelle. L’historien insistait sur le rôle clé de Valdés dans la phobie des livres qui allait se répandre comme une traînée de poudre en Espagne, sans qu’il soit facile de discerner s’il s’agissait d’une angoisse sincère ou d’une bibliophobie montée de toutes pièce à un moment où sa position personnelle était menacée.

6 Cf. notamment José María de Bujanda, Index des livres interdits. Index de l’Inquisition espagnole, V(1551, 1554, 1559), Sherbrooke, Éd. de l’Université ; Genève, Droz, 1984, introduction, p. 92.

7 En son absence, ce texte fut signé par sa sœur doña Juana.

8 En particulier J.-M. de Bujanda et son équipe du Centre d’études de la Renaissance de Sherbrooke, ainsi que V. Pinto Crespo, notamment dans un travail de synthèse : Inquisición y control ideológico en la España del siglo XVI, Madrid, Taurus, 1983.

9 L’Index de Quiroga de 1583 inclut ainsi toutes les interdictions de l’Index romain de 1564 et incorpore massivement celles de Valdés et de la Censura de Biblias de 1554 : « La publicación del catálogo se presenta como el punto culminante del proceso de su formación, aquel acto por el que se divulga ese universo de lo heterodoxo que, en definitiva, es el catálogo », écrit V. Pinto Crespo (Inquisición y control ideológico…, p. 84).

10 Ce trait était déjà souligné par Henry Charles Lea dans un chapitre fondateur intitulé « La censura » (Historia de la Inquisición española, III, ch. IV, pp. 291 et suiv.).

11 En 1569, les éditions liturgiques seront elles aussi soumises au strict contrôle du Consejo, souligne José García Oro (Los reyes y los libros. La política libraria de la Corona en el Siglo de Oro (1475-1598), Madrid, Cisneros, 1995, p. 78).

12 Je renvoie à la très claire introduction de Francis H. Higman dans Censorship and the Sorbonne. A bibliographical study of books in French censured by the Faculty of Theology of the University of Paris. 1520-1551 (Genève, Droz, 1979). Une cinquième instance, l’Inquisition, ne doit être mentionnée que pour mémoire dans le cas français, car elle s’intéressait beaucoup plus aux personnes qu’aux ouvrages et d’une façon générale, son rôle fut limité.

13 Selon H. Ch. Lea, l’État et l’Inquisition ont « tantôt travaillé à l’unisson, tantôt en sens contraire » dans le domaine de la censure (Historia de la Inquisición española…, III, p. 359).

14 Excepté pour les écrits consacrés au Saint-Office, souligne Ricardo García Cárcel (Herejía y sociedad en el siglo XVI : La Inquisición en Valencia, Barcelona, Península, 1980, p. 297).

15 Si l’État en fixa le cadre (« marco de actuación »), l’Inquisition acquit pratiquement le monopole du mécanisme de contrôle aux yeux de V. Pinto Crespo (« La censura… », p. 276). « La exclusión de la Inquisición de la censura apriorística incrementó su beligerancia en la represión cultural a posteriori de la impresión », souligne pour sa part R. García Cárcel (Herejía…, p. 298). Il lui était notamment possible de désavouer un ouvrage préalablement approuvé par le Conseil Royal.

16 Notamment par l’intermédiaire du corps diplomatique…

17 Philippe II exprima clairement le souhait d’une action complémentaire et coordonnée de l’Inquisition et de l’État : « conviene, en tiempo tan peligroso, como el presente, sea ayudado [el Santo Oficio] y haya en todas partes quien le advierta y avise de las sospechosas doctrinas y errores luteranos que hubiere, por lo cual os mandamos que luego, con la mayor diligencia posible, visitéis las librerías de esa universidad [il est ici question de Salamanque] e inquiráis si hay algunos libros reprobados y sospechosos en poder de algunas personas de esta universidad » (cité par Cristóbal Pérez Pastor, Bibliografía madrileña, Madrid, Tipografía de los Huérfanos, 1891, I, p. 90). La Real Cédula du 7 septembre 1558 confiait en effet ces tâches aux justicias assistés des commissaires de l’Inquisition, mais dans la pratique, ceux-ci assumèrent quasiment seuls cette fonction. La persécution des écrits en circulation va absorber une part croissante de ses efforts et constituer un domaine où les membres du Saint-Office prétendront avoir l’exclusivité : « Y se manda y prohibe que ninguno por su autoridad quite los tales errores, ni rasgue, ni borre, ni queme los libros, papeles, ni hojas donde se hallaren, sin que primero sean manifestados a los Inquisidores : para que les conste de ello y se haga por su orden lo que convenga », souligne l’avertissement au lecteur de l’Index de Quiroga » (cité par V. Pinto Crespo, Control ideológico…, p. 38).

18 Herejía y sociedad…, ouvr. cité, p. 298.

19 V. Pinto Crespo, « La censura… », art. cité, p. 271.

20 Henry Kamen cite le cas, apparemment banal, d’un inquisiteur occupé pendant plus de quatre mois à l’expurgation d’une collection madrilène (La Inquisición española, Barcelona, Ed. Crítica, 1988, p. 124). Selon R. García Cárcel, la Faculté de Théologie valencienne consacrait trois heures par jours à examiner les propositions douteuses contenues dans les ouvrages (Herejía…, ouvr. cité, p. 300).

21 Je renvoie, entre autres, à Georges Minois, Censure et culture sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1995.

22 Je renvoie à ma mise au point effectuée lors du Colloque Traduire et adapter à la Renaissance organisé le 11 avril 1996 à l’École des chartes (« Enjeux idéologiques de la traduction au XVIe siècle. L’exemple d’une des premières versions en castillan des Colloques d’Érasme [Logroño, Miguel de Eguía, 1929] », éd. D. de Courcelles, Paris, École des chartes, 1998, pp. 35-63).

23 Elle semble avoir été proche de celle des autres pays d’Europe occidentale à pareille époque, quels que soient les débats entre historiens pour en évaluer l’exacte ampleur.

24 « Les incultes, qui ignorent le latin (…), pour qui presque tous les aliments culturels sont nocifs ou risqués, et (…) ceux qui savent le latin et ont accès à la totalité des textes païens, aux poètes et prosateurs les plus osés ». (« Censura inquisitorial de libros », dans El Libro antiguo español, Actas del I coloquio internacional, Madrid, 18-20 dic. 1986, éd. M. L. López-Vidriero, P. M. Cátedra, Salamanca, Eds. Univ. de Salamanca, Madrid, Biblioteca Nacional de Madrid, Soc. Esp. de Historia del Libro, p. 22). Asensio cite la Censura (…) sobre el Catecismo y otros escritos de Fr. Bartolomé de Carranza : hay que « poner cuchilla o fuego para que el pueblo no llegue [a la Biblia] » (p. 24).

25 J’emprunte ces données à José Luis Gonzalo Sánchez-Molero, La « Librería rica » de Felipe II (El Escorial, Servicio de Publicaciones, colección del Instituto Escurialense de Investigaciones Históricas y Artísticas, 1998, p. 71). Cet ouvrage apporte des révélations capitales sur la première collection de Philippe II.

26 Exemple cité par José Luis Martínez, El Libro en Hispanoamérica (Madrid, Fundación Germán Sánchez Ruipérez, 1986, p. 41). On cite souvent, pour l’Espagne, le cas de Simón Ruiz, célèbre marchand de Medina del Campo, qui avait dissimulé des livres dans des ballots de laine importés de l’étranger.

27 Klaus Wagner, El Doctor Constantino de la Fuente, el hombre y su biblioteca, Sevilla, Exma Diputación Provincial, 1979.

28 Bien entendu, toute son œuvre sera censurée : le passage élogieux que lui consacrait l’humaniste García Matamoros dans son De Adserenda Hispanorum eruditione… sera supprimé dans toutes les éditions postérieures à 1553, jusque dans celle des Opera omnia réalisée par l’ilustrado Cerdá y Rico en 1769, et dans les exemplaires des éditions déjà parues, « Constantinus » sera systématiquement remplacé par « Ludovicus Granatensis ». (Antonio Martínez Ripoll : « La Universidad de Alcalá y la formación humanista, bíbilica y arqueográfica de Benito Arias Montano », dans Cuadernos de Pensamiento, 12, Separata, Madrid, F. U. E., 1988, p. 63, n. 140).

29 Outre cette édition, figuraient des ouvrages de magie, la Lengua d’Érasme, des poésies de Marot, ou encore un manuscrit érotique… Le lecteur pourra trouver une liste complète, ainsi qu’un bref commentaire, dans Arias Montano y su tiempo, Mérida, Editora Regional de Extremadura, 1998, pp. 257 et suiv.

30 Antonio Domínguez Ortiz, Bernard Vincent, Historia de los moriscos, Madrid, Revista de Occidente, 1978, passim.

31 Je rejoins sur ce point le point de vue de Trevor J. Dadson, reprenant les arguments de Gimeno Blay et Trenchs Odena : « el manuscrito constituye en esta época un tipo de territorio no sometido a la censura, un territorio personal y privado » (Libros, lectores y lecturas. Estudios sobre bibliotecas particulares españolas del siglo de Oro, Madrid, Arco Libros, 1998, p. 44, n. 90). Ce n’est évidemment pas la seule fonction du manuscrit à cette époque et il faut évoquer notamment l’usage privé de magnifiques livres d’heures enluminés, au sein de l’artistocratie (ibid., p. 42 et sq.).

32 F. M. Gimeno Blay et J. Trenchs Odena évoquent la transmission clandestine, à valeur initiatique, d’ouvrages de magie et de nécromancie ; mais les données dont on dispose à ce sujet sont elles aussi très minces. (« Libro y bibliotecas en la Corona de Aragón (siglo XVI) », dans El Libro antiguo español. Actas del II Coloquio internacional, Salamanca, Ed. Univ. de Salamanca, 1992, pp. 216-18).

33 Il s’agit de l’une des principales parades mises au point par les éditeurs réformés : elle constituait la hantise de la censure espagnole…

34 Je renvoie à mon article : « Enjeux idéologiques de la traduction… », pp. 49 et suiv.

35 Ibid., pp. 49-50. Je faisais référence à « La persécution et l’art d’écrire », suivi de « Un art d’écrire oublié », traduction et présentation de N. Ruwet (Poétique, XXXVIII, avril 1979, pp. 229-253). Tandis que Strauss étudie ces procédés à travers des ouvrages philosophiques (Maïmonide, Spinoza…), Annabel Patterson considère qu’il faut étendre cette problématique à tous les types de textes à l’Âge classique en Europe : selon elle, une sorte de pacte entre les auteurs et les pouvoirs interdisait de s’exprimer ouvertement (« convention of oblique discourse ») (Censorship and Interpretation. The conditions of writing and reading in early modern England, Madison, The Univ. of Wisconsin Press, 1984, p. 15). Elle va jusqu’à dire – c’est l’idée centrale de son ouvrage : « it’s to censorship that we in part owe our very concept of « literature », as a kind of discourse with rules of its own » (ibid., p. 4).

36 Censorhip and the Sorbonne…, ouvr. cité, p. 48, n. 2.

37 Les chiffres jadis cités par H. Ch. Lea pour Tolède sur la longue durée (1483-1819) font apparaître une disproportion éloquente entre le grand nombre de procès concernant les blasphémateurs (755) ou les judaïsants (977) et le petit nombre d’affaires liées à la possession de livres interdits (34) (Historia de la Inquisición española…, ouvr. cité, I, apéndice, pp. 782-83). Les ouvrages plus récents de H. Kamen et B. Bennassar confirment cette idée. Toutefois, selon J.-P. Dedieu, les statistiques des divers tribunaux ne rendent pas compte avec exactitude de ce dernier aspect, ces affaires étant traitées au niveau central par la Suprema : si les procès pour possession de livres interdits sont effectivement rares, le livre apparaît secondairement dans beaucoup d’autres affaires.

38 Selon Michael Scholz-Hänsel, ces témoignages existaient mais ont disparu pour la plupart : « Propaganda de imágenes al servicio de la Inquisición : el auto de fe de Pedro de Berruguete en el contexto de su tiempo », dans Norba Arte, XII, 1992, pp. 67-81.

39 La réitération des mêmes textes législatifs est souvent un indice de la non application des mesures.

40 Ciencia y cultura en Valladolid : estudio de las bibliotecas privadas de los siglos XVI y XVII, Valladolid, Univ. de Valladolid, 1985, pp. 61-63. L’auteur précise que contrairement à l’affirmation de Lea selon laquelle l’Inquisition profitait du décès des individus pour se livrer à des inventaires et expurgations, de telles pratiques ne semblent avoir eu aucun caractère systématique. De sorte qu’il a pu évaluer à environ 10% le nombre d’ouvrages à l’Index dans les collections privées de Valladolid.

41 La réforme valdésienne instaura le quadrillage du territoire en districts et renforça la centralisation du Saint-Office.

42 L’auteur insiste sur ce point dans son ouvrage fameux : Realidad histórica de España, trad. fr. Réalité de l’Espagne, Paris, Klincksieck, 1963.

43 « El tener o leer libros prohibidos tenía la misma gravedad que la herejía », écrit V. Pinto Crespo (Inquisición y control…, ouvr. cité, p. 141). Il ajoute : « Todos los momentos por los que el libro podía pasar, desde el momento de su impresión hasta su destino final en el oscuro rincón de una biblioteca, los ojos inquisitoriales estaban pendientes de su trayectoria » (pp. 145-146). Selon les dispositions de 1559, ceux trouvés en possession d’ouvrages interdits étaient : 1) excommuniés, 2) soumis à une amende de 200 ducats, 3) menacés d’un procès pour soupçon d’hérésie et de désobéissance, souligne H. Ch. Lea (Historia de la Inquisición española…, ouvr. cité, III, p. 336). Le fait que l’auteur soit touché aussi bien que le récepteur et les intermédiaires est précisément caractéristique de la censure, comme le note Jean-Paul Valaberga dans un article passionnant : « Fondement psycho-politique de la censure » (Communications, IX : « La censure et le censurable », 1967, pp. 114-21).

44 « De livres de Luther et d’autres hérétiques, du Coran, de Bibles en langue vernaculaire ». Je renvoie aux extraits publiés dans l’anthologie : La « Monarquía católica » de Felipe II y los Españoles. Selección de textos, éd. Raphaël Carrasco, Alain Milhou (Paris, Éd. du temps, 1998, pp. 333-334). La cérémonie avait lieu dans la cathédrale ou l’église au cours de la messe du dimanche ou d’un jour de fête. D’une façon générale, le système de la délation était d’autant plus encouragé qu’une partie des biens confisqués – le tiers selon les textes de 1502 et 1558 – devait revenir au délateur. « España entera vivía en régimen de delación y sospecha para mantener aquel orden perfecto », écrit Julio Caro Baroja dans El Señor Inquisidor y otras vidas por oficio, Madrid, Alianza, 1988, p. 38. Cf. aussi V. Pinto Crespo : « La delación del libro », dans Control…, ouvr. cité, p. 31 et suiv.

45 Inquisición y control ideológico…, ouvr. cité, pp. 29-30.

46 « Secó las fuentes vivas de la investigación y de la especulación teórica, por lo que la teología sufrió tanto como otras actividades del espíritu (…). Creó una desconfianza ante el libro cuyos nefastos efectos comprobaron los hombres de las Luces en el siglo XVIII y que ha durado hasta una época muy próxima a nosotros » (Inquisición española : poder político y control social, Barcelona, Crítica, 19842, p. 340). Augustin Redondo a mis en évidence les séquelles durables de la mention du Menosprecio de Corte de Guevara dans l’Index de Tolède de 1551 : l’ouvrage, pourtant absous par le conseil, resta interdit (« Le Menosprecio de Corte d’A. de Guevara et l’Inquisition », dans Les Cultures ibériques en devenir. Essais publiés en hommage à la mémoire de M. Bataillon (1895-1977), Paris, Fondation Singer-Polignac, 1979, pp. 189-196).

47 Cf. du premier : Literatura e Inquisición en España, 1478-1834 (Madrid : Taurus, 1980), et du second : Inquisición española…, ainsi que J. M. de Bujanda : « La censure littéraire au XVIe siècle », dans Canadian Journal of History, VII, 1972, pp. 1-15. 25 œuvres seulement – totalement ou partiellement interdites – figurent dans les Index du XVIe siècle, soit 1,13% du total des œuvres interdites, d’après le calcul de José María Alegre Peyrón (« La censura literaria en España en el siglo XVI », dans Revue Romane, 1990, 24 (2), p. 437), et quatre d’entre elles ont disparu. Si l’Inquisition s’en prend davantage aux œuvres de théâtre, c’est sans doute, comme le suggère cet auteur, en raison de leur capacité à toucher les masses analphabètes.

48 = « Les livres d’amours, les Diane [allusion à la Diana de J. de Montemayor parue probablement en 1559 et à la suite publiée par G. Gil Polo en 1564], les Boscán et autres Garcilaso… »

49 = « Un couteau entre les mains d’un homme en furie » (La conversión de la Magdalena [1588], cité notamment par B. W. Ife, Reading of fiction in Golden-Age Spain. A platonist critique and some picaresque replies, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1985, pp. 175 et suiv.).

50 Le discours moraliste est ici en parfait accord avec les normes juridiques : la dénonciation de toute littérature « inutile » était déjà au cœur des pragmatiques de 1502 (« las obras que se uvieren de imprimir, vean de qué facultad son, i las que fueren apócriphas, i supersticiosas, i reprobadas, i cosas vanas, i sin provecho, defiendan que no se impriman ») (Novísima recopilación…, Lei XXIII, t. IV, lib. 8, p. 122 : je souligne). Les mêmes termes seront repris dans les textes de 1558 : « materias vanas, deshonestas, i de mal exemplo » (Novísima recopilación…, Lei XXIV, p. 124).

51 Selon les dispositions réglementaires – les premières à définir le fonctionnement précis des bibliothèques jésuites en Espagne, par Gil González Dávila, datent de 1595 –, un Père préfet aidé de deux frères bibliothécaires était chargé de veiller au bon fonctionnement de la bibliothèque (G. Bartolomé Martínez : « Las librerías e imprentas de los Jesuitas (1540-1767) : una aportación notable a la cultura española », dans Hispania Sacra, XXXX, 1988, pp. 315-88). Ces pratiques dans un Ordre pourtant caractérisé pour son intérêt pour les études savantes seront dénoncées par le père Mariana.

52 « Cultura y censura en el siglo XVI : a propósito de la edición del “Index des livres interdits” » (Antonianum, LXIII, 1988, pp. 26-73).

53 Selon certains historiens, ce livre était en fait un prétexte dont Valdés allait se servir pour le ruiner.

54 Cité par Isaac Vázquez-Janeiro, « Cultura y censura… », p. 64.

55 « El bisturí que él estaba usando para los demás podía ir a clavarse como un boomerang en sus mismos libros », écrit I. Vázquez-Janeiro (ibid., p. 62). Ces divergences de fond, qui donnent lieu à des échanges très vifs où l’intransigeance va de pair avec une extrême attention accordée aux mots prononcés par l’adversaire, transcendent la division consommée de la chrétienté en deux camps ennemis. Face à ceux qui veulent diffuser la Parole évangélique, ceux qui refusent cette idée : la traduction apparaît au premier courant comme un véhicule privilégié tandis que le second fait tout pour empêcher son développement. Ce refus est aussi lié, en Espagne, à la négation de tout ce qui peut rappeler le judaïsme. Au Moyen Âge, les Juifs lisaient la Bible en castillan plus fréquemment que les Chrétiens, d’où ce paradoxe que parmi les premières œuvres censurées par les autorités ecclésiastiques figurent des traductions de la Bible ! José Martínez Millán note que sur la longue durée, et pas seulement en Espagne, dès que surgit une hérésie, on interdit de traduire les Écritures : l’Église cherche à protéger les sources de la Révélation des interprétations fallacieuses, pour éviter que des personnes incultes puissent tomber dans les mêmes erreurs que les hérétiques. (« En torno al nacimiento de la Inquisición medieval a través de la censura de libros en los reinos de Castilla y Aragón (1232-1480) », dans Hispania, CXXXXIV, 1980, pp. 7 et suiv.). Si le Concile de Trente officialise la Vulgate au détriment de toute autre version, éloignant le fidèle, contrairement à la Réforme, d’un texte sacré contrôlé par la hiérarchie, on sait que tout un courant spirituel, dans cette Espagne philippienne qui entend se conformer en tout point aux décrets tridentins, refusera de se ranger à cette étroite vision des choses.

56 Celui-ci aurait répondu : « con la gracia de Dios primero prendería [la Inquisición] fuego en sus orejas y linaje », cité par Ángel Custodio Vega dans Historia General de las Literaturas hispánicas (Barcelona, Barna, 1951, II, p. 561). J. Caro Baroja voit dans l’Université, plus que dans toute autre institution espagnole de ce temps, une « escuela de violencia intelectual » : citant l’exemple de Fray Bartolomé de Medina, qui avait réuni ses élèves pour les obliger à dénoncer des propositions entendues chez certains de ses pairs, il souligne la fréquence de la délation en son sein (El Señor Inquisidor…, ouvr. cité, p. 19).

57 Robert Badinter y insiste dans un beau texte : « Sur la censure », dans Censures. De la Bible aux larmes d’Éros, Paris, Éd. du centre Pompidou, 1987, pp. 8-9.

58 Exemple évoqué par Manfred Weidhorn, « Books against books. A civil war in the realm of literature », dans Journal of Thought, XXXII (4), 1997, p. 63.

59 Conférence prononcée à l’ENS au mois de mai 1999.

60 Par le passé, sauf en cas de conspiration contre l’Empereur, la peine habituelle était le bannissement.

61 Personne n’est encore exécuté, mais ce sera bientôt le cas sous Tibère. Le poète Clutorius fut mis à mort pour avoir écrit un poème d’éloge funèbre en hommage à Drusus, le fils de ce dernier : il le croyait décédé alors qu’il s’était rétabli. Voir F. H. Cramer : « Bookburning and censorship in ancient Rome », dans Journal of the History of Ideas, VI, 1945, pp. 157-196), et L. Canfora, Libro e libertà, Bari, Laterza, 1994, pp. 63 et suiv.

62 Cité par Michel Delon, « L’épreuve du feu », dans Le magazine littéraire, déc. 1996 (« L’univers des bibliothèques »), p. 48.

63 On sait que cette République de la vertu bannissant tout ce qui pouvait s’avérer pernicieux au salut de l’âme s’acheva l’année suivante par la condamnation à mort du même Savonarole, brûlé au même endroit.

64 D’après le Petit Robert, l’application du terme « autodafé » à des ouvrages date en français de 1826.

65 Cf. l’article « Ostracisme » dans l’Encyclopaedia Universalis.

66 Cet exemple et l’illustration qui l’accompagne sont empruntés à Alberto Manguel (Une Histoire de la lecture, trad. fr. par Ch. Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 1998, pp. 332-33). Sur les raisons de cet autodafé, cf. Luciano Canfora (Libro e libertà…, ouvr. cité, pp. 80 et suiv.) : le conseiller de l’empereur, Li Sseu, était hostile à toute forme de littérature historique – l’étude du passé ne ferait que donner des arguments à ceux qui dénigrent le présent – et réclamait la destruction de toute les histoires officielles à l’exception de celle de la dynastie du souverain.

67 H. Ch. Lea cite de nombreux autres exemples dans son Histoire de l’Inquisition au Moyen Âge, trad. S. Reinach, Grenoble, Éd. Jérôme Millon, 1986. Je renvoie aussi au chapitre d’A. Manguel, « Lectures interdites » dans Une histoire de la lecture…, ouvr. cité, pp. 329-342.

68 Dans Almansor (1823), l, p. 245.

69 Paris, Grasset, 1990, notamment pp. 2, 14, et 61-62. L’auteur oppose l’attitude du « biblioclaste » à celle du « mangeur de livre », dont les rites alimentaires juifs sont à ses yeux une expression emblématique. En mangeant des gâteaux en forme de lettres ou de livres, les enfants s’incorporent symboliquement à la communauté sociale et humaine et se fondent dans l’histoire du groupe que le livre consigne (ne rejetant pas le Père, ils pourront devenir pères à leur tour). Ces idées sont plus amplement développées dans un précédent ouvrage du même auteur : Manger le livre. Rites alimentaires et fonction paternelle, Paris, Grasset, 1984, p. 150.

70 A ce propos, Jacques Attali parle du « concept majeur par lequel le christianisme d’Europe pousse jusqu’au bout le refus de ses origines » (1492, Paris, Fayard, 1991, p. 55).

71 Selon Llorente, « 6000 libros de judaísmo y brujería » furent brûlés devant le couvent salmantin de San Esteban en 1490 (cité par H. Ch. Lea, Historia de la Inquisición española…, ouvr. cité, III, p. 291). Mais ce chiffre est-il fiable ?

72 Avant la création de l’Inquisition espagnole, les manifestations de bibliophobie les plus marquantes furent la destruction post mortem de la bibliothèque du Marquis de Villena, en 1434, et celle, pour des raisons très différentes, de tous les exemplaires du De Confessione du professeur de théologie salmantin Martínez de Osma, en 1479. Elles eurent un retentissement d’autant plus grand qu’elles concernaient de grandes personnalités du moment. Sur ces deux affaires, complexes et controversées à l’époque même, cf. J. Martínez Millán : « En torno al nacimiento de la Inquisición medieval… » ainsi que le livre de Luis Gil Fernández, Panorama social del humanismo español (1500-1800), Madrid, Tecnos, 1997, pp. 560 et suiv. Dans le premier cas, c’est le pouvoir royal (Jean II) ou son entourage (Lope de Barrientos) qui sont à l’origine de la répression. Dans le second, il s’agit du pouvoir ecclésiastique, et plus précisément, d’une intervention de l’Inquisition romaine.

73 H. Kamen : La Inquisición española…, ouvr. cité, p. 125, et B. Bennassar : Inquisición española : poder político y control social…, ouvr. cité, p. 253 et suiv.

74 Du moins le livre de R. García Cárcel sur la question (La Leyenda negra. Historia y opinión, Madrid, Alianza Editorial, 1992) ne s’attarde-t-il guère sur cet aspect.

75 La question mérite d’être posée. Si le souvenir laissé en Espagne par les bûchers d’hérétiques fut durable, il n’en allait sans doute pas de même pour les destructions de livres qu’il serait anachronique, en définitive, d’imaginer d’après les mises en scène caractéristiques, notamment, du cérémonial nazi. D’une façon générale, l’institution semble s’être intéressée moins aux livres eux-mêmes qu’à la conscience des individus, alors que dans le même temps la censure préalable constituait un barrage important.

76 H. Ch. Lea cite la condamnation au bûcher de l’effigie et des livres de Luther le 12 juin 1521, au cours d’une cérémonie conduite par l’évêque d’Ascoli, auditeur de rote, et Silvestro Prierias, maître du Sacré Palais : « ce fut peut-être le plus important auto de fe qui ait jamais eu lieu ; mais l’Inquisition n’eut pas l’honneur d’y prendre part » (Histoire de l’Inquisition au Moyen Age…, ouvr. cité, II, p. 345).

77 D’autres exemples du même type pour la France des XVIe et XVIIe siècles sont cités par Jean-Christophe Abramovici (Le Livre interdit, Paris, Payot, 1996, pp. 26-27).

78 Voir en particulier la brève mise au point d’Henri-Jean Martin, « Les pouvoirs face à l’édition », dans Le Grand atlas des littératures, Paris, Encyclopaedia Universalis France, 1990, pp. 366-367.

79 J. M. de Bujanda souligne que l’organisation systématique de la censure ecclésiastique apparaît pour la première fois à Wurzbourg et à Mayence, en relation avec l’essor de l’imprimerie, avant d’être étendue à l’Église universelle par Léon X en 1515 (Index de l’Inquisition espagnole…, V, p. 33).

80 Luther voyait une manifestation de la grâce divine dans la diffusion de ses thèses à 300 000 exemplaires entre 1517 et 1520 (il s’agit du premier exemple de diffusion massive de l’imprimé à des fins de propagande). Certes, il convient de considérer les aspects dialectiques de la relation entre la Réforme et le livre : en effet, s’il contribue à l’essor de l’imprimé, quoique de façon moins vigoureuse qu’on ne le dit habituellement, le protestantisme s’implante essentiellement dans les pays d’Europe qui avaient réussi une acculturation précoce. Néanmoins, il est sûr qu’au sein du monde réformé le livre est conçu comme une forme d’expérience spirituelle (lire, c’est se soumettre à la réflexion sur soi, épreuve décisive pour le salut) et l’idée d’un accès universel aux textes sacrés (Sola Scriptura), avec comme conséquence fondamentale l’utilisation de la traduction en langue vernaculaire, constitue une différence capitale (même si le débat divise les chrétiens de toutes confessions) avec le monde catholique. Claude-Gilbert Dubois souligne l’importance de cette césure durable « entre un Dieu messager et un Dieu imagé, (…) entre un catholicisme qui (…) cultive la tradition iconique de représentation et des tendances réformatrices ou réformées qui insistent sur le rôle de l’Écriture et de la Parole » (L’Imaginaire de la Renaissance, Paris, P.U.F., 1985, p. 50).

81 Émission télévisée (Arte, oct. 1998). Dans un article intitulé : « Iconoclasm in England. Rites of Destruction by fire », dans Bilder und Bildersturm im Spätmittelalter und in der frühen Neuzeit, éd.. B. Scribner (Wiesbaden, Harrasowitz, 1990, pp. 175-202 (« Wolfenbütteler Forschungen », 46), Margaret Aston mentionne des exemples d’autodafés de livres dans l’Angleterre des XVIe et XVIIe siècles, généralement mêlés à des statues de saints et autres symboles du catholicisme (crucifix…).

82 Georges Minois, Censure et culture, ouvr. cité, p. 65.

83 J. Caro Baroja note avec raison : « Generalemente, las figuras de inquisidores que nos son más conocidas a través de las historias son las más antipáticas o terroríficas » (ouvr. cité, p. 30).

84 En janvier ou février 1500, mais la date précise reste incertaine, souligne Daniel Eisenberg (« Cisneros y la quema de los manuscritos granadinos », dans Journal of Hispanic Philology, XVI, 1992, p. 114, n. 28).

85 Certains témoins, lors du procès en canonisation instruit au XVIIe siècle, iront jusqu’à évoquer le chiffre de 125 000 volumes ! Eisenberg tient pour certain qu’au moins 4000 ouvrages périrent. Mais L. Gil paraît à ce sujet beaucoup plus sceptique (Panorama social…, ouvr. cité, pp. 562-63).

86 = « Un des plus grands criminels de la culture espagnole ». A ses yeux, il existe peu d’exemples, dans l’histoire, de destructions ordonnées par des personnages aussi cultivés. (art. cité, pp. 107- 124). Eisenberg lui attribue la déficience de nos connaissances actuelles sur la dernière civilisation d’Al-Andalus : Cisneros aurait voulu, selon lui, effacer jusqu’au souvenir de ce qui avait été, parachevant la prise de Grenade.

87 Outre le témoignage du contemporain Juan de Vallejo, repris plus tard par Porreño, selon lequel une quarantaine d’ouvrages de médecine auraient été épargnés, un témoignage de 1511 évoqué par Fernández de Retama, et mentionné du reste par Eisenberg, semble indiquer que la saisie des ouvrages et leur crémation auraient été très incomplètes : des livres de science et des chroniques auraient notamment été sauvés.

88 Ce témoignage est également cité par D. Eisenberg, s’appuyant sur López de Toro (« Cisneros y la quema… », art. cité).

89 Il prit prétexte d’une épidémie de peste pour ajourner sine die la conférence de Valladolid de 1527 (M. Bataillon, Erasmo y España, México [et al.], Fondo de Cultura Económica, 19662, pp. 262 et suiv.).

90 = « Plus de mille obstinés furent (…) livrés au feu et brûlés ». (Cf. J. Caro Baroja, El Señor Inquisidor, p. 28).

91 L. Gil Fernández, Panorama social, ouvr. cité, p. 566.

92 = « Une synthèse troublante, contradictoire et difficilement explicable entre un esprit férocement répressif à l’encontre de l’hérésie, et une pensée libre, encline à aimer les Lettres avec passion et à les protéger ». (« Montaigne y la Inquisición. Una coicidencia con Cervantes », dans Anales cervantinos, XXIV, 1986, p. 150).

93 El Señor Inquisidor…, ouvr. cité, pp. 27-28.

94 Il s’agit de la Breve y más compendiosa doctrina X en lengua mexicana y castellana (J. L. Martínez : El libro en Hispanoamerica…, p. 14). D’autres exemples similaires sont cités par José de Acosta dans son Historia natural y moral de las Indias…

95 = « On a peine à coire qu’à l’époque de Philippe II, il y ait eu des traducteurs d’Apulée et de non-chalants lecteurs de textes de la Renaissance parmi les messieurs du Tribunal chargé de combattre la dépravation hérétique ». (El Señor Inquisidor…, p. 28).

96 « Lecturas y otras aficiones del inquisidor Andrés Gasco († 1566) », dans Boletín de la Real Academia de la Historia, CLXXVI, 1979, pp. 149-181. Au début du XVIIe siècle, il faudrait évoquer les figures des franciscains Diego de Arce et de son frère (cf. chapitre V de ma thèse). Un bibliófilo en el Santo Oficio, Melchor Pérez de Soto, de M. Romero de Terreros (México, Porrua, 1930), ouvrage vainement cherché dans les bibliothèques du vieux continent, apporterait probablement de l’eau à mon moulin…

97 Literatura e Inquisición, ouvr. cité, VI, pp. 121 et suiv.

98 Ce fut aussi le cas pour la Censura des Biblias en 1554. En revanche, l’Index de 1559 semble avoir été le fruit des réflexions d’un cercle étroit, réduit au proche entourage de Valdés et tout particulièrement à Melchior Cano. L’inventeur de l’expurgatorio est en réalité Arias Montano, qui en réalisa la première version sur le territoire des Flandres dans les années 1570-1571, à la demande de Philippe II. V. Pinto Crespo souligne que la participation des universitaires aux activités censoriales se réduisit progressivement (« la censura… », p. 274), mais R. García Cárcel estime que la quasi-totalité des calificadores du Tribunal de Valence étaient des théologiens de l’Université (Herejía…, p. 307).

99 Alexander A. Parker, « Dimensiones del Renacimiento español », dans Historia y crítica de la literatura, éd. F. Rico, t. II, Barcelona, Ed. Crítica, 1980, p. 57, n. 1. Autre cas analogue, qu’il faudrait examiner attentivement, celui de Mariana.

100 « …parce que je n’ai d’autre refuge assuré et reconnu sur cette terre que celui de ce Saint-Office, au service duquel ont été mon père, mes frères et mes parents » (Lettre d’avril 1579, citée par A. Márquez, Literatura, ouvr. cité, p. 123).

101 Je renvoie au ch. III de mes Figures de la bibliothèque…, et à un article ultérieur : « Supervivencias humanísticas en la España tridentina de finales de siglo XVI : el caso de la Biblioteca escurialense », dans Criticón, 78, 2000, pp. 5-28.

102 Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que bibliothèque publique et volonté censoriale vont de pair. L. Canfora, reprenant l’hypothèse de Carcopino, suggère que la multiplication des bibliothèques publiques sous Auguste avait une finalité de censure par le strict contrôle que le bibliothécaire, créature de l’empereur, pouvait exercer sur les ouvrages dangereux qui restaient ainsi inaccessibles au public (Libro e libertà…, ouvr. cité, pp. 77-78).

103 Tarracona (apud P. Mey). Je cite d’après l’édition bilingue due à D. Toribio de Campillo (Madrid, Impr. E. De la Riva, [s. d.], calle de las Huertas, 58) : « Los herejes que cada día dan a la prensa sus ensueños, y los confunden e ingieren en los libros de los antiguos santísimos autores, para seducirnos mediante ese fraude, así como a los venideros » (p. 113). Cardona évoque Calvin, déguisé sous le nom d’Alcuin. Parmi les « manœuvres » hérétiques le plus fréquemment stigmatisées par les autorités inquisitoriales dans la deuxième moitié du XVIe siècle, figure aussi l’utilisation frauduleuse des langues anciennes. Dans une lettre à Mateo Vázquez, P. López de Montoya, auteur d’un Libro de la buena educación y enseñanza de los nobles (1595) et qualificateur de l’Inquisition, suggère la création d’un poste de Censor general de libros pour épauler le trop lent travail de censure des monastères et limiter le péril de contagion hérétique. Si la culture de ce dernier doit être ample, c’est pour mieux discerner les ruses de l’adversaire : « sea prudente y muy docto en la sancta Scriptura y en la Theología Scholástica y que también tenga alguna noticia de las lenguas griega y hebrea porque los que en estos tiempos escriben suelen aprovecharse de ellas en sus libros y los hereges también acostumbran a encubrir en ellas sus errores » (cité par C. Pérez Pastor, Bibliografía madrileña, ouvr. cité, p. 249).

104 De expurgendis haereticorum propriis nominibus.

105 La version primitive en espagnol, manuscrite, allait jusqu’à réclamer la réunion de toutes les traductions disponibles du texte sacré : « En teología, primeramente todas las maneras de biblias que hubiere, de quantas lenguas que se hallaren, y en primer lugar la que V. M. mandó hacer en Flandes » (Traza de la Librería de San Lorenzo el Real [1585], éd. D. Toribio de Campillo, citée, p. 59 [je souligne]).

106 = « Que le Bibliothécaire visite la bibliothèque, et s’il trouve de tels [livres interdits], qu’il les ôte de ce lieu public et les remplace par d’autres, afin qu’il n’y ait pas de vide, et qu’il ramasse et dispose les premiers dans quelque pièce réservée et condamnée à cet effet ») (ibid., version primitive, p. 70 : je souligne).

107 Je reprends sur ce point les conclusions du chapitre II de mes Figures de la bibliothèque.

108 L’Index de 1559, selon Bujanda, fut appliqué très sévèrement pendant les deux premières années. En 1561, les livres saisis à Séville remplissaient plusieurs appartements de l’Hôpital du Cardinal. Le Dr. Millán ayant interrogé la Suprema sur ce qu’il convenait de faire des livres d’Heures non mentionnés à l’Index mais contenant des erreurs faciles à corriger, il lui fut répondu qu’il fallait tous les brûler (Index de l’Inquisition espagnole, V, p. 119).

109 F. M. Higman souligne que la couverture censoriale de la Sorbonne a laissé passer beaucoup de textes hérétiques. Malgré sa virulence à partir des années 1540 et en dépit de la publication des catalogues, elle s’est montrée incapable de stopper l’extension de la littérature réformée, même si elle a freiné celle en provenance de Genève (Censorship and the Sorbonne, ouvr. cité, p. 58 et suiv.).

110 Ce trait est souligné à juste titre par G. Minois, pour qui la censure constitue « le plus puissant agent publicitaire des ouvrages défendus » (Censure et culture sous l’Ancien Régime, ouvr. cité, pp. 44-45). Sans doute faut-il nuancer selon les contextes.

111 « La aventura de leer » (Inquisición y control ideológico, ouvr. cité, ch. VI, p. 137).

112 L’imprégnation mentale des milieux universitaires et de la hiérarchie ecclésiastique, en particulier, a eu plus d’impact que les contrôles eux-mêmes, selon V. Pinto Crespo (« La censura », art. cité, p. 276).

113 Je renvoie à l’article cité de J.-P. Valaberga, « Fondement psycho-politique de la censure ».

114 « Trois siècles de Saint-Office ont sans doute beaucoup avili la vie civique en Espagne et au Portugal, mais cela n’a rien à voir avec la capacité ou l’incapacité des Hispaniens à découvrir la physique moderne », écrit l’auteur de Réalité de l’Espagne…, p. 517. Je renvoie également à El Señor Inquisidor, ouvr. cité, pp. 43-45.

115 « Dans la tête du censeur », dans Globe, no spécial festival de Cannes, mai 1989, Cannes p. 37. Dans son adresse au lecteur, l’Index de Quiroga fait du livre l’instrument privilégié de Satan : « libros, tratados y escritos que son los maestros que a solas y a todas horas enseñan y persuaden sus desatinos » (cité par C. Pérez Pastor, Bibliografía madrileña, ouvr. cité, p. 87). Comme l’écrit M. Weidhorn, nul ne hait autant certains livres que celui qui aime certains autres livres. Il est malgré tout extrêmement difficile de mesurer l’influence des écrits et des images sur les populations. Le crime des Moors Murders en Angleterre, il y a une trentaine d’année, fut rapporté à la lecture qu’avait faite son auteur de la Justine de Sade. Mais une lecture peut-elle à elle seule expliquer un crime ? Comme le fait remarquer Martial Larocque dans sa préface à Daniel Bécourt : Livres condamnés, livres interdits. Régime juridique du livre. Liberté ou censure ? (Paris, Cercle de la Librairie, 1972), il n’est pas du tout sûr, par exemple, que la pornographie affecte les attitudes morales concernant la vie sexuelle. Selon certains spécialistes, l’exercice de l’imagination érotique par ce biais tendrait au contraire à diminuer le nombre de crimes sadiques.

116 Pami les traits de la « psychopathologie du censeur » décrits par J.-P. Valaberga (« Fondement psycholo-politique de la censure »), figure ce désir mégalomaniaque et voyeuriste par lequel le censeur s’arroge le droit exclusif d’avoir raison contre tous et de tout voir pour en légiférer. Seul détenteur du bien et secrètement, seul jouisseur des plaisirs interdits, il nie sa culpabilité en la projetant sur le corps social et en faisant de tous, lui excepté, des coupables.

117 Je renvoie à la conclusion donnée par Émile V. Telle au recueil consacré à Étienne Dolet (1509- 1546), Paris, Presses de l’École normale supérieure de jeunes filles, 1986, pp. 123 et suiv. (« Cahiers V. L. Saulnier », 3).

118 B.-H. Lévy y insiste : « Que cela plaise ou non, le fait est là : l’esprit de censure a fonctionné ; il a modelé durablement les consciences et la foi ; et c’est aussi à lui que la Contre-Réforme doit son succès » (« Dans la tête du censeur », art. cit., p. 36). La censure est au fondement même de notre tradition philosophique, puisque l’édification de la République platonicienne s’accompagne, dans un même mouvement, de l’exclusion des poètes de la cité idéale. Weidhorn développe ce thème et ses conséquences au sein de la tradition philosophique et littéraire, quoique de façon un peu cavalière, dans son article cité (« Books against books »).

119 Cité par Roger Chartier, L’Ordre des livres, Aix, Alinea, 1992, p. 40.

120 José Antonio Maravall, « El libro de Historia y la memoria en común de un pueblo », dans La Cultura del libro, Madrid, Ed. Pirámide, Fundación Germán Sánchez Ruipérez, 1983, pp. 36 et suiv.

121 Je renvoie aux pages très synthétiques de ce dernier dans El Escribano y la biblioteca (Madrid, Síntesis, 1992). Fernand Braudel voyait dans l’utilisation accrue et centralisée de l’écrit un trait marquant de modernité, et la constitution systématique d’archives, qu’il s’agisse des archives d’État, centralisées à Simancas, ou des archives inquisitoriales, fut particulièrement précoce et poussée en Espagne.

122 = « La complexité et l’efficacité du système de censure constituaient un barème reflétant fidèlement la maturité de l’organisation étatique » (« En torno al nacimiento de la Inquisición medieval », art. cité, p. 6). Au Moyen Âge, seule l’institution ecclésiastique était dotée en Europe d’un système de censure efficace, de sorte que l’Église médiévale apparaît comme le véritable précurseur de l’État moderne en la matière (p. 29 et suiv.). En France, le durcissement de la norme répressive survient à peu près au même moment, avec l’édit de Châteaubriant de 1551 motivé par l’abondance des publications genevoises (G. Minois, Censure et culture, ouvr. cité, pp. 53 et suiv.).

123 Ibidem, p. 59.

124 J. Caro Baroja, El Señor Inquisidor, ouvr. cité, p. 37.

125 = « …sans son autorité, mes émules n’auraient rien fait ni rien pu faire, et n’auraient pas même osé entreprendre quoi que ce soit ; et avec le soutien du maître fray Domingo de Soto, voilà qu’ils osent » (cité par I. Vázquez-Janeiro, « Cultura y censura en el siglo XVI », art. cité, p. 73).