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Les préfaces de la Bible de Port-Royal : essai de formation d’un nouveau lecteur, entre spiritualité médiévale et raison cartésienne

Bernard CHEDOZEAU

Port-Royal a publié l’ensemble de la Bible : le Nouveau Testament en 1667, l’Ancien de 1672 à 1693, soit trente-deux volumes in-8°. Cette publication a donné le texte latin de la Vulgate et sa traduction en français (due à Lemaître de Sacy pour l’essentiel), d’importantes préfaces théologiques pour chaque livre, et pour chaque verset de l’Écriture de longues explications, littérales et spirituelles, « tirées des saints Pères et des auteurs ecclésiastiques ».

Les longues préfaces de ces livres sont très originales, car elles se donnent pour but d’enseigner à tout lecteur non seulement les instructions à tirer de la Bible, mais surtout les méthodes pour une lecture théologique de chaque livre considéré ; ce sont des préfaces pédagogiques, dont on peut même tirer une théologie scripturaire de Port-Royal. Il y a là la volonté expresse de former le lecteur laïc et cultivé selon Port-Royal.

Quant aux « grandes explications » qui donnent l’explication littérale et l’explication spirituelle du texte, elles peuvent apparaître comme une tentative originale pour s’opposer au divorce qui, au fil du XVIIe siècle, s’instaure entre les anciens modes de lecture, fondés sur des exigences spirituelles de foi et de dévotion qui se retrouvent dans les explications spirituelles, et les voies nouvelles qui, depuis la Renaissance mais surtout à la suite de Descartes, se fondent sur une raison qui n’attend plus rien des valeurs de la spiritualité.

Peut-on considérer qu’en reconnaissant l’opposition entre les deux voies spirituelle et rationnelle mais en conservant entre elles des liens étroits, les Messieurs ont tenté de former l’honnête homme en lui ouvrant une voie originale conciliant le respect de la spiritualité et le nouveau langage reçu du cartésianisme ?1

L’ÉVICTION DE L’ANTIQUE SPIRITUALITÉ PAR LES NOUVELLES LECTURES CARTÉSIENNES

Après le relatif indifférentisme de bien des poètes de la Renaissance « …Par les ombres myrteux je prendrai mon repos… » –, pendant quelques décennies se sont multipliées les œuvres volontiers dites baroques, dont la vérité trouve ses assises dans la religion et la spiritualité – chez Agrippa d’Aubigné par exemple, chez des romanciers comme J.-P. Camus, chez des hommes de théâtre comme Rotrou, chez des poètes comme Hopil ou La Ceppède.

Mais dès la fin du premier tiers du XVIIe siècle et probablement en écho du cartésianisme se développe une littérature très différente, littérature dite classique, le plus souvent profane, parfois même de tendance déjà laïque en ce qu’elle tend à se soustraire aux valeurs du clerc, une littérature qui se veut intellectuelle et rationnelle et qui, sans les nier expressément, ne renvoie guère aux anciennes et traditionnelles perspectives de spiritualité et de religion. Madame de La Fayette n’insiste pas sur les arrière-plans religieux et spirituels de ses écrits, pour ne rien dire de Molière.

La Rochefoucauld est un très bon exemple de cette révolution2. Comme s’il devenait au fil des éditions le simple spectateur désabusé des désordres qu’il décrit, il exclut progressivement de ses Maximes l’explication théologique qui s’y exprimait tout d’abord. De ce point de vue, le Discours de La Chapelle-Bessé3 est fort intéressant. Répondant aux objections d’un interlocuteur fictif, La Chapelle-Bessé défend les analyses de La Rochefoucauld contre les critiques :

Que les Réflexions détruisent toutes les vertus ; que les Réflexions passent dans le monde pour des subtilités d’un censeur qui prend en mauvaise part les actions les plus indifférentes, plutôt que pour des vérités solides4.

Pourtant l’Avis au lecteur de 1665 précise que « ce qu’elles contiennent [les Réflexions] n’est autre chose que l’abrégé d’une morale conforme aux pensées de plusieurs Pères de l’Église » – il s’agit surtout de saint Augustin –, et l’auteur insiste en ces termes : « Elles traitent l’amour-propre de corrupteur dela raison »5, affirmation augustinienne fondée sur la théorie de la double concupiscence et proche des analyses de Port-Royal. Si l’Avis au lecteur de la seconde édition supprime la référence aux Pères, il n’en rappelle pas moins que « celui qui les a faites [les Réflexions] n’a considéré les hommes que dans cet état déplorable de la nature corrompue par le péché »6  : le propos est emprunté à l’augustinisme du temps.

En fait, La Rochefoucauld supprime peu à peu ces références trop explicites aux supports théologiques de son propos. Si les Maximes ne comportent aujourd’hui presque plus de formule clairement inspirée par les analyses religieuses et augustiniennes, il n’en était pas de même dans les manuscrits ou dans l’édition de Hollande parue en 1663 (peut-être sans l’aveu de l’auteur), et même dans la première édition de 1665. Le tableau suivant réunit ces maximes supprimées ou modifiées7.

Manuscrit Liancourt (L) et Maximes posthumes (MP)Éd. Hollande (1663)1re édition (1664-1665)2e édition (1666)Remarques
[Dieu seul fait les gens de bien et] on peut dire de toutes nos vertus ce qu’un poète a dit de l’honnêteté des femmes, que ce n’est souvent autre chose qu’un art de paraî- tre honnête (L 45, p. 408).Maxime absente.Phrase entre crochets supprimée (Max. 176, p. 323).Ensemble suppriméPas de vertus des païens, nécessité de la grâce, peut-être efficace.
L’orgueil a bien plus de part que la charité aux remon- trances que nous faisons à ceux qui commettent des fautes, et nous les en reprenons bien moins pour les en corriger que pour persuader que nous en sommes exempts (L 2, p. 403).Id. (H 137)-(modifications minimes).L’orgueil a bien plus de part que la bonté, etc. (Max. 41, p. 293).Id. (Max. 37, p. 15).Effacement du terme théologique et laïcisation moralisante du propos.
Les passions ont une injustice et un propre intérêt qui fait qu’elles offensent et blessent toujours, même lorsqu’elles parlent raisonnablement et équitablement ; la charité a seule le privilège de dire quasi tout ce qui lui plaît et de ne blesser jamais personne (L 164, p. 428)Id. (H 82) (« tout ce qu’il lui plaît »).Les passions ont une injustice et un propre intérêt qui fait qu’il est dangereux de les suivre, lors même qu’elles paraissent les plus raisonnables (Max 9, p. 286).Max. 9, p. 9 Max. 9, p. 9 («… suivre, et qu’on s’en doit défier lors… »).Disparition de l’analyse théologique fondée sur la charité, amour de Dieu.
Il n’y a que Dieu qui sache si un procédé net, sincère et honnête, est plutôt un effet de probité que d’habileté (L 155, p. 427).Il n’y a que Dieu qui sache si un procédé est net, sincère et honnête (H 157).Il n’y a personne qui sache si un procédé net, sin- cère et honnête, est plutôt un effet de probité que d’habileté (Max. 178 et la n. p. 323).Il est diffi- cile de juger si un procédé net, sincère et honnête, est un effet de probité ou d’habileté (Max. 170, p. 44).Disparition de l’analyse théologique. Connais- sance impos- sible des racines de notre action.
Dieu a mis des talents différents dans l’homme, comme il a planté de différents arbres dans la nature… (MP 9, p. 162).Id. (H 60).Non reprise.Non reprise.
Une preuve convaincante que l’homme n’a pas été créé comme il est, c’est que plus il devient raisonnable et plus il rougit en soi-même de l’extravagance, de la bassesse et de la corruption de ses sentiments et de ses inclinations (MP 10, p. 163).Id. (H. 66) (« … plus il devient raisonnable, plus… »).Non reprise.Non reprise.Les deux natures, avant et après le péché, la corruption originelle.
Dieu a permis, pour punir l’homme du péché originel, qu’il se fît un Dieu de son amour propre, pour en être tourmenté dans toutes les actions de sa vie (MP 22, p. 165 ; et encore MP 21).Absente.Absente.Absente.La double concupis- cence.
L’humilité est l’autel sur lequel Dieu veut qu’on lui offre des sacrifices (MP 38, p. 170).Absente.Absente.Absente.Repris chez Nicole.

Ces textes établissent et affirment le lien entre les maximes et l’explication théologique, et ils permettent d’affirmer que La Rochefoucauld rattachait formellement son système à la pensée augustinienne de Port-Royal. Le « cynisme » si souvent prêté à La Rochefoucauld est dû à l’effacement de ce lien fondant les Maximes sur le pessimisme augustinien8. Les Maximes, comme les Essais de Morale, comme les chapitres moraux de la Logique et la Fausseté des Vertus humaines, expriment d’abord une doxa répandue dans les milieux cultivés autour du salon de Madame de Sablé. L’originalité de La Rochefoucauld est de laïciser très tôt sa pensée en la limitant à la description des effets ; d’autres, comme P. Nicole ou J. Esprit, viseront plutôt à la dépasser pour fournir un enseignement moral9.

Cette analyse n’est pas communément admise. J. Truchet donne des suppressions indiquées plus haut une autre explication10. Rappelant les critiques soulevées en 1663 par le cynisme prêté à l’œuvre – « quel encouragement pour le libertinage ! » –, il estime que La Rochefoucauld n’a d’abord insisté sur la source religieuse de sa pensée que pour prévenir ces critiques. Dès la deuxième édition, « il ose se libérer de la présentation théologique (…). Il n’est plus question des Pères de l’Église » : ainsi « l’auteur ose être pleinement lui-même ». On peut penser pourtant qu’en réalité il participe au large courant de laïcisation qui s’exprime dans le classicisme français et qui sépare nettement le Parnasse et le Calvaire.

Au fil du XVIIe siècle, les nouvelles lectures cartésiennes effacent donc les explications par la doctrine et la spiritualité ; de Saint Genest, on passe à La Princesse de Clèves. A l’imitation du Christ se substituent des perspectives morales, exprimées dans les préceptes, les maximes, encore inspirées par le pessimisme augustinien mais sans support théologique affiché, et laïcisées.

Dans les préfaces et les grandes explications de sa Bible qui se publie à partir de 1672, c’est-à-dire à la fin du siècle, Sacy semble refuser cette évolution qui écarte la religion et la relègue hors du champ culturel. C’est une originalité de l’apport de Sacy et de ses amis qui s’adressent au lecteur cultivé et bourgeois de la fin du XVIIe siècle en proposant au lecteur de leur Bible d’être moderne avec Descartes sans rompre avec la Tradition spirituelle. Sacy a tenté de former un lecteur à la fois cartésien et spirituel.

L A FORMATION PAR SACY D’UN LECTEUR CARTÉSIEN : L’ÉTABLISSEMENT ET L’EXPLICATION DU SENS LITTÉRAL

Sacy et après sa mort les autres préfaciers entendent non pas seulement enseigner mais former un lecteur cartésien. Il faut entendre par là les choix en matière de traduction, les analyses données dans les grandes préfaces théologiques pour expliquer ce que sont le sens littéral et le sens spirituel, enfin les « grandes explications » qui les retrouvent pour chaque verset de l’Écriture.

Dans les explications du sens littéral, Sacy et les autres préfaciers enseignent à lire l’Écriture intellectuellement et rationnellement. Qu’il s’agisse des livres historiques, des livres sapientiaux, des livres prophétiques, il y a un sens littéral que comprennent les Juifs charnels et n’importe quel lecteur chrétien, car c’est un sens qui, en dépit des contradictions et des obscurités, reste généralement accessible à la raison humaine. Certes cette lecture par le sens littéral est aussi ancienne que celle de la Bible, mais on peut interpréter les efforts de Sacy pour l’établir solidement comme une volonté de lui donner un support rationnel dans l’esprit du cartésianisme, si l’on veut bien considérer que Descartes n’a pas besoin d’une spiritualité pour comprendre le monde, l’exercice étant plutôt une démonstration et un raisonnement réglés, fondés sur une analyse allant du simple11au multiple, recherchant clarté et évidence, et excluant l’imagination si aisément « déréglée ».

Ainsi d’abord des livres historiques. A la suite du concile de Trente, il a été écrit d’immenses sommes historiques a creatione mundi. La Bible étant un livre à prendre à la lettre et Moïse étant le « premier historien », des Chronologia sacra et Geographia sacra il se dégage une histoire et une géographie permettant à tout lecteur de lire la Bible pour se construire par lui-même un univers spatio-temporel chrétien scripturaire, et ce dans des perspectives anthropologiques et ecclésiologiques qu’on peut dire d’esprit cartésien. C’est ainsi que les préfaciers croient à la vérité littérale historique des récits, pour surprenants qu’ils soient. Lancelot écrit à propos de l’accord malaisé de Juges et du premier livre des Rois : « Il ne faut pas peu de soin et d’attention pour empêcher que l’Écriture ne paraisse contraire à elle-même »12. Ailleurs il signale qu’il entend « dresser ses calculs de manière qu’ils puissent s’accorder en même temps avec tous les endroits de l’Écriture ». Sacy et les préfaciers veulent asseoir solidement le sens littéral et la réalité du récit. Ainsi on ne peut imaginer que Tobie, comme Job ou Esther, soit « plutôt une espèce de fiction ou de parabole qu’une histoire véritable »13. La fiction est mensonge14 et, comme le veut saint Augustin, « il n’y a pas de fiction dans les livres saints ». Les préfaciers excluent toute lecture anhistorique.

On pourrait en dire autant de la « lecture claire, naturelle, édifiante, attachée à la lettre » qui doit être donnée du sens littéral des livres sapientiaux. Ces livres portent des enseignements valables pour les Juifs comme pour les chrétiens, grâce à des « modèles », des « exemples » et aussi des contre-exemples, ou du sens littéral des livres prophétiques, comme les reproches et les menaces adressés aux Juifs pour leur annoncer des événements qui se sont vérifiés par la suite.

On ne peut pas parler d’une rationalisation systématique de la lecture de l’Écriture, mais enfin Sacy cerne avec netteté et clarté une riche redéfinition, que l’on peut dire inspirée par le cartésianisme, de la lecture littérale.

Cela dit, il y a des limites à la lecture cartésienne du sens littéral. D’une part, la recherche du sens littéral « naturel » permettant « une lecture claire, naturelle, édifiante, attachée à la lettre » trouve vite ses limites dans le cas des contradictions et des obscurités. Certes il faut disposer d’« un livre si saint en une langue qui le rend[e] intelligible à tout le monde ». Mais si la Parole est obscure, c’est que Dieu l’a voulue telle, et c’est traiter le texte sacré comme un objet humain que de vouloir, après l’avoir traduit – ce qui est déjà une entreprise hardie –, en donner une explication claire, outre qu’une telle tentative court grand risque d’exciter une curiosité proche de la libido sciendi.

D’autre part, dans le cas des livres historiques les réserves de Descartes à l’égard de l’histoire et de la connaissance du passé ne sont pas compatibles avec une histoire et des enseignements tirés de la Bible. Descartes refuse de reconnaître l’autorité des Anciens pour elle-même. Or l’enseignement tridentin que Sacy retrouve dans l’Écriture repose sur le respect absolu de la Bible et de l’héritage des Pères et de la Tradition, et c’est sur ce refus de l’autorité de la Bible comme livre d’histoire que naîtra au XVIIe siècle l’histoire profane, puis laïque, qui sera, elle, pleinement cartésienne.

Enfin et peut-être surtout, en cette fin du XVIIe siècle Sacy et les Messieurs veulent ignorer la lecture philologique à la façon de Richard Simon, qui ne connaît que la lettre du texte et qui tente d’atteindre une pleine évidence du texte, dans des perspectives de clarté qui peuvent se rapprocher de Descartes, mais par une méthode qui ignore la Tradition et qui contredit toute l’entreprise de Port-Royal.

On peut ainsi considérer que la lecture du sens littéral telle que l’enseignent Sacy et ses successeurs donne à tout homme raisonnable, qu’il soit juif ou « chrétien charnel », un accès à l’Écriture rationnel et peut-être inspiré par les valeurs du cartésianisme.

L A FORMATION D’UN LECTEUR SPIRITUEL : L A LECTURE SPIRITUELLE, PROPHÉTIQUE OU ALLÉGORIQUE

Mais au-delà de ce sens littéral, Sacy et ses amis enseignent les méthodes qui, grâce aux explications spirituelles, permettent de reconnaître dans les livres de l’Ancien Testament les figures qui annoncent Jésus-Christ et l’Église, et par là d’accéder à la lecture proprement chrétienne, c’est-à-dire à la lecture par le Saint-Esprit dans l’âme du fidèle, une lecture que ne peut mener que le chrétien « spirituel », et même qui le définit. Ce point fondamental relie définitivement l’Ancien et le Nouveau Testament. Il explique qu’il n’y ait pas de lecture spirituelle possible sans lecture préalable du sens littéral, et du point de vue ici retenu, il établit un lien étroit entre les deux lectures, littérale inspirée par le cartésianisme, et spirituelle selon l’antique Tradition. Les deux lectures sont ainsi distinctes mais complémentaires, et indispensables l’une à l’autre.

Le fondement de la lecture spirituelle est que « tout a été écrit pour Jésus-Christ et pour l’Église », et que la vérité « essentielle à la religion » est de « savoir que Jésus-Christ est prédit et figuré dans l’Ancien Testament, et que les prophètes n’ont eu que lui en vue »15 : « Tout l’Ancien Testament a été écrit pour l’instruction du chrétien autant que pour les Juifs ». Grâce à une lecture providentialiste que guide le « doigt de Dieu », Digitus Dei est hic, la lecture spirituelle des chrétiens permet de retrouver dans les livres historiques et dans l’histoire d’Israël une histoire chrétienne christocentrique et ecclésiocentrique, l’histoire sainte ; dans les livres sapientiaux, la condamnation formelle et le refus du monde, le détachement du chrétien, l’aspiration non à des récompenses temporelles mais à « des biens spirituels et célestes » ; enfin, chez les prophètes, l’annonce de Jésus-Christ, l’annonce de l’Église et l’histoire du monde à venir, entendue au sens de l’histoire de la conversion des païens et de l’établissement universel de l’Église.

Mais comment reconnaître les figures qui annoncent Jésus-Christ et l’Église ? Dans la lecture littérale, l’Ancien Testament reste, pour les chrétiens, couvert d’un « voile » que la lecture spirituelle lèvera à la lumière des Pères « pour éclairer notre foi [aspect de doctrine] et pour nourrir notre piété [aspect de dévotion] ». Le voile des figures sera levé par la prise de conscience et par la maîtrise progressive de l’allégorisme et du prophétisme. Chacune des préfaces des livres de la Bible de Port-Royal et toutes les « grandes explications » répondent à cette exigence de fond.

Comme il y en avait pour la lecture littérale, il y a des limites pour une pleine lecture spirituelle. Parmi les critiques adressées aux « grandes explications », on retiendra surtout, dans les perspectives de ces quelques notes, la dénonciation, d’un point de vue qu’on veut croire inspiré par les tendances cartésiennes, des abus de la lecture spirituelle allégorique (l’interprétation des figures de l’Ancien Testament) et la recherche du sens dit « naturel ».

Sacy n’ignore pas les critiques adressées à la fin du siècle à la lecture spirituelle, surtout à celle des auteurs mystiques comme Madame Guyon, par des contemporains souvent réservés ou même hostiles en raison des « déviations » qui donnent de l’Écriture une lecture désormais jugée incongrue. Arnauld avait déjà dénoncé l’exploitation que faisait Desmarets de Saint-Sorlin des 144 000 victimes de l’Apocalypse, et Nicole avait raillé les Visionnaires. A la fin du siècle, les critiques se multiplient contre ce genre d’analyses. Soucieux de conserver la lecture spirituelle de l’Écriture, fondamentale pour l’interprétation proprement chrétienne, Sacy doit alors la préserver des jeux de l’imagination, du démon, de la folie, des extravagances (Pierre Nicole), des lectures déviantes trop éloignées du sens littéral, parfois absurdes16. Sans aller comme R. Simon jusqu’à la condamnation de « la mystiquerie »17, il encadre fermement l’analyse des figures, des prophéties, des voiles de l’Écriture et, comme le feront aussi ses successeurs, il affirme avec force cette idée nouvelle que les sens spirituels tirés du sens littéral doivent être naturels : les traduction et explications des sens littéral et spirituel doivent être « claires, naturelles, édifiantes ». C’est pourquoi, conformément aux goûts des interprètes de la fin du siècle, Sacy et ses successeurs prônent fermement le sens tropologique et moral, toujours jugé naturel ; il « porte de lui-même le caractère de l’autorité divine » ; « il pourrait fournir (surtout en matière de morale) une infinité de réflexions justes, utiles, savantes, judicieuses », et même des éléments suffisants « pour convertir sur le champ un impie et un hérétique ». C’est l’époque du triomphe du moralisme, et dans l’Écriture l’histoire « maîtresse de vie » propose « une grande instruction ». Par ces exigences, et même dans ce domaine de la lecture spirituelle, Sacy est peut-être encore l’écho d’un Descartes qui condamne le dérèglement que peut introduire notre imagination dans notre rapport à la vérité.

LA REMISE EN CAUSE DE L’APPORT DES PÈRES ET L A QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES

A la fin du XVIIe siècle, la lecture spirituelle trouve une autre limite, très grave celle-là, dans la remise en cause du choix tridentin des « explications tirées des saints Pères et des auteurs ecclésiastiques ». C’est alors toute l’entreprise équilibrée de Sacy qui s’effondre puisqu’elle repose sur le recours aux Pères et à la Tradition, et les « grandes explications » ne se lisent plus. C’est peut-être là un des lieux de la Querelle des Anciens et des Modernes, si cette Querelle est bien, fondamentalement, l’expression du désir de substituer à une conception anhistorique une conception historique de la situation de l’homme.

Dans le système antérieur en effet, l’« histoire » est conçue comme dégradation à partir d’une situation initialement parfaite ; les réponses à ce lent processus sont ou bien un primitivisme rêvant d’un retour aux sources par-dessus les siècles écoulés, ou bien un désir de le freiner par le maintien laborieux d’un statu quo, ou enfin, position catholique tridentine évidente dans les « grandes explications », l’affirmation d’une perpétuité qui, chez des êtres et dans des lieux privilégiés (les saints, les Pères, l’Église) conserve intact, sans changement ni évolution l’altérant, l’idéal primitif en face de la réalité d’un monde fluent. L’idéal est d’imitation répétitive ; il y a des modèles et des exemples, les saints, les Pères, et en réponse aux questions qui se posent « en toute condition », la morale port-royaliste trouvera chez les Pères jusqu’aux éléments d’une politique (ainsi chez Nicole et Bossuet). C’est là un bel exemple d’une position d’Anciens – nova, pulchra, falsa.

Mais la Querelle voit opposer à ce recours aux Pères de nouvelles voies qui, tout en s’appuyant elles aussi sur les textes sacrés pour apporter des réponses, ont pour caractéristique commune de ne plus les chercher exclusivement dans la Tradition des Pères, et bien souvent même d’exclure ce recours ; parfois même de récuser, peut-être d’un point de vue cartésien, la perpétuité jugée anhistorique de ces lectures. Avec des nuances souvent très importantes, les Modernes définissent une voie appuyée sur les nouvelles recherches contemporaines, en attendant le travail des érudits. Sans être déjà des « philosophes », ils peuvent espérer une évolution positive, des progrès, grâce à des interprétations qui ne sont plus imitatives et répétitives mais qui reconnaissent l’existence et les valeurs du monde dans lequel vit le chrétien. Les Modernes sont alors dits novateurs par les spirituels : être « moderne » ou « novateur », c’est refuser de s’appuyer exclusivement sur le passé, les Pères et la Tradition. Être moderne prend alors deux grandes voies : chez R. Simon, c’est prendre en compte le poids des lectures philologiques (en risquant d’ignorer les lectures patristiques), et pour les esprits les plus hardis c’est accepter cette lecture ; dans les « réflexions morales » de P. Quesnel ou de P. Nicole, c’est avoir recours à ses propres analyses.

Après la rupture du Parnasse et du Calvaire qui s’est produite au milieu du XVIIe siècle, la reprise de la lecture littérale réinterprétée dans l’esprit cartésien de clarté et d’évidence, d’une part, la reconnaissance des valeurs de l’ancienne lecture spirituelle contenue dans de strictes limites patristiques, de l’autre, et enfin la tentative d’union étroite qui est faite des deux lectures vont à l’encontre de l’évolution générale et font apparaître la Bible de Port-Royal comme très originale. On peut ainsi avancer l’hypothèse selon laquelle Sacy et les Messieurs ont, par la théologie scripturaire des préfaces aux livres de l’Ancien Testament, tenté dans les années 1672-1693 de concilier les deux lectures, l’antique lecture spirituelle de dévotion et la nouvelle lecture cartésienne et intellectuelle.

Mais que l’on considère la lecture littérale ou la lecture spirituelle, cette réponse doit être bien nuancée. Certes, dans l’interprétation littérale de l’Écriture, Sacy et, après sa mort, ses successeurs semblent prôner une lecture qui satisfait à quelques-uns des principes de Descartes. Mais ils se heurtent vite aux problèmes spécifiques des livres saints, et en particulier aux choix concernant les obscurités et les contradictions ainsi qu’au conflit entre la conception que les Messieurs se font de l’histoire et la conception qu’en a Descartes. L’influence de Descartes ne peut être ainsi que limitée.

Pour ce qui est de la spiritualité traditionnelle, la situation est complexe. Certes – et c’est certainement là aussi un écho éloigné du cartésianisme –, les mises en garde contre les abus de la lecture allégorique et spirituelle et le refus de la littérature de spiritualité mystique sont un écho net du crépuscule des mystiques ; Sacy et ses proches tendent à limiter la spiritualité à la lecture tropologique et morale, dans la recherche du sens naturel, et la spiritualité même peut en apparaître appauvrie. Quant à la lecture à la lumière des Pères, les Messieurs disposent des nombreuses traductions qu’ils ont données des textes patristiques, et leurs « grandes explications » de l’Ancien Testament ne sont, en un sens, qu’un centon de citations des grands auteurs. Mais ici encore en écho lointain du cartésianisme refusant l’autorité en matière d’histoire, l’autorité des Pères et sa perpétuité qui fondaient la lecture spirituelle perdent de leur poids au tournant du siècle. Les « grandes explications » spirituelles de la Bible de Port-Royal ne sont guère lues et tombent dans l’oubli.

Peut-être donc Sacy et les Messieurs ont-ils voulu s’opposer, au moins dans le domaine scripturaire, au divorce de plus en plus net du Parnasse et du Calvaire. Y sont-ils arrivés ? La question reste sans réponse claire. Ce qui subsiste cependant, c’est, en dépit de ses aspects à la fois archaïsants et modernes, leur volonté très originale de former un lecteur honnête homme en lui ouvrant les voies d’une solide lecture théologique de l’Écriture.

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1 Cette étude est tirée de la conclusion du t. II (sous presse) de notre ouvrage Port-Royal et la Bible, dont le premier volume est paru en 2007 (Paris, Nolin).

2 Les références renvoient à l’édition des Maximes donnée par Jacques Truchet (Paris, Garnier, 1972).

3 Le Discours sur les Réflexions ou sentences et maximes morales ne figure que dans la première édition des Réflexions, ou sentences et maximes morales de La Rochefoucauld (Paris, C. Barbin, 1665). Sur l’attribution à H. de La Chapelle-Bessé, voir Maximes, éd. Truchet, ouvr. cité, pp. 264 et suiv.

4 Discours, p. 271 et 274. D’autres critiques sont formulées.

5 F. de La Rochefoucauld, Maximes, ouvr. cité, pp. 267 et 268.

6 Ibidem, p. 373.

7 On peut ajouter à ce tableau la maxime 225 de la première édition, disparue en 1666 (pp. 143 et 332) ; la maxime 65, p. 21, qui se terminait auparavant par une phrase relative à la Providence (ibid., note 2) ; c’était la maxime 55 de Liancourt, p. 411.

8 Ces supports théologiques sont plus apparents chez P. Nicole et chez J. Esprit dans La Fausseté des vertus humaines, où l’on retrouve la condamnation formelle (plus stricte que chez Nicole) de la comédie des vertus.

9 Une étude des moralistes du XVIIIe siècle montrerait les conflits insolubles entre cette analyse augustinienne et les tendances qui éclatent chez Vauvenargues ou chez Claude de Saint-Martin, fortement influencé par la lecture de Nicole.

10 F. de La Rochefoucauld, Maximes, ouvr. cité, pp. xxii, xxv, xxvi, 267-268 et 373.

11 « Simple » se retrouvera peut-être ci-après dans le terme « naturel » cher aux théologiens de la fin du XVIIe siècle.

12 Claude Lancelot, Chronologie sacrée, Anvers, Plantin et Moret, t. I, p. 21.

13 Préface du Deutéronome. La récurrence de ce thème n’en rend que plus remarquable la lecture exclusivement spirituelle du Cantique.

14 Comme dans le cas du roman que condamne P. Nicole.

15 Jacques-Vincent Bidal, abbé d’Asfeld, Règles pour l’intelligence des Saintes Écritures, Paris, J. Estienne, 1716, préface.

16 Même dans la Bible de Port-Royal on trouve quelques exemples de ces interprétations risquées que les contemporains refusent désormais. C’est ainsi que le lien est jugé trop distant et peu naturel dans l’explication qui voit dans le tabernacle et l’arche d’alliance que cache Jérémie la figure dont la vérité serait, lors de l’Ascension, « l’enlèvement de cette arche mystérieuse de la Loi nouvelle » qu’est le Corps du Christ. Cette interprétation n’est certainement pas d’un « visionnaire », et comme c’est souvent le cas elle est riche de spiritualité ; mais elle n’est pas « naturelle » en ce qu’elle n’est pas suffisamment « attachée à la lettre et à la suite » du texte sacré, elle n’est pas portée par le sens premier des termes ; elle est jugée trop « écartée ».

17 Sacy et les préfaciers se tiennent à l’écart de « la mystiquerie » et de la lecture philologique.