Le centenaire de laNRF
Alban CERISIER
Elle n’est pas spectaculaire cette couverture de la première livraison de La Nouvelle Revue française : sobre, sans digression ornementale ni décor architecturé ou historié. Les fondateurs de La NRF ont manifestement voulu jouer le contraste en rejetant tout pittoresque et en revêtant le plus simple appareil typographique. Les lecteurs de revues littéraires avaient pourtant encore sinon sous leurs yeux, du moins en mémoire, des plats plus chargés, fleurs et nymphes aux jardins vespéraux du symbolisme. Était-ce déjà un adieu à une époque ? Mais cette austérité se garde bien de toute pesanteur marmoréenne ; il y a comme un flottement « gidien » dans la composition de cette couverture qui, même si elle n’est peut-être pas absolument singulière, révèle un esprit et ressortit déjà à un discours de la méthode.
La littérature – et son dévoilement critique – exige de la tenue et de la concentration pour n’être pas détournée de sa vocation et pour maîtriser son propos (c’est ce qu’écrit Jean Schlumberger dans ses «Considérations» placées en tête du présent numéro). Telle est la condition de sa sincérité et, ajoutera Jacques Rivière, de son « intensité » et de son « explosivité ». Il s’agit d’enfouir les scories d’une littérature (et bientôt d’un théâtre), qui s’est rendue coupable de trop de complaisance à son époque, à son public… et pis encore, aux facilités d’une langue soucieuse à l’excès de ses effets, prise au piège de son reflet. Il fallait, résuma un jour André Gide, nettoyer les écuries d’Augias (rappelons que celles-ci contenaient trois milles bœufs et n’avaient pas été lavées durant trente ans !). De la discipline, donc, il en fallait pour mener à bien une tâche de telle ampleur et réorienter vigoureusement l’esprit des lettres contemporaines. C’était l’ambition de Gide et ses cinq amis poètes, critiques et philosophe, cofondateurs de la revue.
Pour autant, on ne pouvait imaginer qu’un tel dessein fût entrepris avec lourdeur et autoritarisme. La littérature ne se plie guère à un schéma directeur ; elle a vocation à se dégager des carcans pour révéler autrement ce qui est son objet, le monde visible et invisible dans son infaillible mystère. La beauté, c’est la surprise, avançait Aragon ; Gide ajoutant en 1940, dans un élan très baudelairien, que l’art est fils de la critique. Aussi bien, la sévère NRF n’assiéra jamais son autorité sur de pesants manifestes ni sur des démonstrations de force. Elle ne pouvait s’afficher en premier plat de couverture autrement que comme elle a choisi de le faire, en laissant des blancs généreux à l’entour des mots – comme par sécurité, afin que l’on ne s’y prenne –, en ne gonflant pas exagérément son sommaire, en associant clarté et légèreté, vertus cardinales d’un classicisme ressourcé : « Qui donc nous a représentés comme de longues figures, déclarait Jacques Copeau au chroniqueur des Nouvelles littéraires Frédéric Lefèvre en 1927, ignorant tout de la vie et de ses joies, de la fantaisie et de ses surprises ? Ah, cette légende nous fait bien rire ! La vérité est que personne n’a étreint la vie avec autant d’ardeur que nous et que, maintenant encore, Gide est d’une jeunesse véritablement ahurissante ». Une joyeuse bande de délurés en vérité, qui, chercheurs d’or, auront su tamiser le meilleur du courant vitaliste des premières années du siècle, auquel ils s’étaient d’abord associés.
De fait, cette couverture en cache une autre ; celle d’une revue jumelle, dont la naissance aura été quelque peu prématurée. Car ce premier numéro de La Nouvelle Revue française de l’année 1909 – celui dont le centenaire est inscrit au calendrier des « célébrations nationales » 2009 – a été précédé d’une livraison datée du 15 novembre 1908, connue sous la dénomination du « numéro du faux départ » ou encore du « numéro Montfort » (du nom de son directeur, Eugène Montfort). Toutes deux imprimées par Verbeke & Co à Bruges, ces deux livraisons pourraient être confondues : même titre, impression en deux couleurs sur une carte crème (les couleurs de la future collection « blanche » des Éditions de la NRF, créées en 1911 et confiées à Gaston Gallimard), corps et police typographiques identiques… le travail est de la même main. Quelques subtilités cependant sont à relever, qui en disent déjà long. Tandis que la livraison de 1908 a été numérotée et datée : « N° 1 – 15 novembre 1908 », celle de 1909 avance prudemment : « Année 1909/N° 1 – 1er février ». La nuance laisse la porte ouverte – elle est étroite – à une intégration de l’année 1908 dans la grande chronique future de La NRF, le numéro « Montfort » pouvant être considéré comme le premier numéro unique de l’année 1908. Il n’en sera rien, les aînés de La NRF s’empressant de remiser ce numéro jugé ignominieux : on ne reprendra pas à « 1 » la numérotation des années 1910 et suivantes. Seul Jean Paulhan, arrivé dans le groupe après 1919, reconnaîtra sur le tard que le numéro Montfort » n’était en rien inavouable. Les fondateurs, eux, forcèrent le trait, à la manière de Jacques Copeau, qui confiait au même Lefèvre : « Nous lûmes [ce premier numéro] avec une véritable consternation : de la première à la dernière page, il affichait des tendances violemment opposées à celles qui étaient les nôtres. Ce fut la rupture. Peut-être ne manquera-t-il pas d’intérêt quelque jour de fixer dans le détail ce petit point d’histoire littéraire. (…) Le premier numéro peut être recherché par les bibliophiles ; il ne nous rappelle à nous qu’une fâcheuse histoire, une mesure pour rien… Le second départ, au contraire, marque le début entre tous les partants d’une confraternité exemplaire, où l’amitié n’excluait pas la libre critique. »
L’histoire de ce faux départ est complexe ; on voit s’y exercer un rapport de forces entre deux groupes dont on a cru à tort qu’ils pourraient faire œuvre commune ; celui des vitalistes monfortistes d’une part, celui des amis de Gide (Arnauld, Copeau, Ghéon, Ruyters, Schlumberger…) d’autre part. Tous étaient des hommes de revue expérimentés, mais Eugène Montfort, directeur de la publication, prit en main l’élaboration de la première livraison. Gide n’avait certes pas voulu ce titre de directeur, qui savait que sa propre ambition littéraire était bien trop singulière pour s’imposer à un groupe dont la vocation était de s’étendre et de réunir des voix nombreuses, portées par la même exigence littéraire. Faire officiellement de La NRF la revue d’André Gide aurait été une erreur, de même que l’engager, comme on l’aurait fait avec une revue d’avant-garde, dans un particularisme exclusif ; il s’agissait de marquer plus subtilement cette autorité, la faire valoir comme un principe d’émancipation, qui permettait d’affirmer l’autonomie inaliénable de la littérature et de réunir à la même enseigne Gide, Claudel, Proust !
Pour autant, le projet NRF n’avait de sens pour Gide et ses amis que s’il était à leurs mains. Avec Montfort, rien n’était moins sûr ; et on s’étrilla dès la réception du premier numéro, au sujet d’un très malheureux éloge du « faiseur » italien, Gabriele D’Annunzio, et d’une attaque en règle du maître Mallarmé, taxé d’impuissance à titre posthume ! Diable ! On coupa les ponts aussitôt. Et Gide et ses amis reprirent seuls la revue ; la deuxième naissance gémellaire eut donc lieu en février 1909. Gide n’en était toujours pas le directeur en titre ; mais, alors qu’il était absent du sommaire de 1908, on voit désormais apparaître son nom avec la première partie de La Porte étroite. On Augmentera pour lui un peu le blanc qui, en couverture, sépare les titres des textes de la partie anthologique. Un rien suffit, quelques picots à peine, pour faire « autorité ». L’implication de Gide est marquée d’autre part par deux notes critiques assez décisives, marquant le désir d’ouverture de la revue : l’une sur La Vie unanime de Jules Romains, l’autre sur les Poèmes par un riche amateur de Valery Larbaud. On sent le vent qui se lève ; celui qui apportera Saintleger, fera revenir Giraudoux, donnera Supervielle… et tant d’autres, qui réaffirmeront la paradoxale alliance entre la littérature et la vie, l’imaginaire et le réel.
On remarquera enfin que le fameux monogramme NRF ne figure pas sur ce premier plat de couverture ; et pour cause : il ne sera dessiné qu’en 1911 par Jean Schlumberger, pour marquer les premiers volumes du comptoir d’éditions adossé à la revue. La NRF, c’était déjà plus qu’une revue : une maison d’édition, un groupement d’écrivains rassemblés sous une même bannière, « des esprits très divers unis par de la probité littéraire » (Paul Morand, 1923).