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Jean-François Delmas, L’Inguimbertine, maison des muses

Paris, Éditions Nicolas Chaudun, 2008, 155 p., ill., couv. ill. en coul. ISBN 978-2-35039-038-3

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fontaines

Malgré de nombreux travaux de valeur, l’histoire des bibliothèques reste largement à écrire, si tant est que l’on veuille dépasser le recueil de monographies plus ou moins cohérentes les unes par rapport aux autres auquel elle a souvent été réduite.

La problématique théorique est ambitieuse, qui s’appuie notamment sur des jeux d’oppositions supposées : oppositions entre les supports (manuscrits et imprimés), entre les espaces (longtemps, la bibliothèque est abritée dans un local qui n’a pas été spécifiquement conçu pour elle), entre les statuts (de la collection privée aux bibliothèques plus ou moins «ouvertes»), ou encore entre les contenus (la bibliothèque conserve des livres de toutes sortes mais aussi d’autres objets) et les fonctions (la bibliothèque spécialisée et celle de lecture publique). Des travaux récents sur les bibliothèques de Florence40, d’autres en cours sur les bibliothèques privées en Bohême41 ou sur la Palatina de Parme42, explorent notamment la problématique des bibliothèques à l’époque des Lumières. La bibliothèque créée pour servir « l’utilité publique » (ad utilità pubblica) reprend la question de la « révolution de la lecture » théorisée par Rolf Engelsing pour l’Allemagne du XVIIIe siècle43. Si l’opposition entre lecture intensive et lecture extensive n’est pas si tranchée que ne la présente Engelsing, le statut du livre (ou plutôt, de l’imprimé) et son régime d’accès connaissent effectivement une véritable révolution au XVIIIe siècle : l’imprimé représente les Lumières et le progrès, et sa circulation devrait donc être, en principe, la plus libre possible. Bien entendu cette approche touche aussi à la problématique habermasienne de la publicité (Öffentlichkeit) et du « public »44.

On le voit, le chantier d’une histoire des bibliothèques et des collections de livres est des plus prometteurs, mais il reste ouvert: certaines périodes sont mieux explorées que d’autres, quand certains domaines restent plus en retrait – pensons à l’histoire des bibliothécaires –, et la construction d’une histoire comparée est pratiquement toute à entreprendre. S’agissant de la France, une source souvent intéressante pour l’historien est constituée par les monographies concernant les bibliothèques patrimoniales. Certaines, particulièrement riches, ont pris la dimension d’un livre, comme dans le cas de Besançon en 199445, et c’est ce modèle qui vient d’être suivi pour l’Inguimbertine de Carpentras en 2008. Jean-François Delmas nous introduit dans les arcanes de cette institution unique en France, dont il a la charge comme conservateur et qui combine Bibliothèque et Musée municipal.

L’ouvrage, très élégant et avec une superbe illustration, nous rappelle que Carpentras, qui compte parmi les premiers évêchés de Gaule, devient en 1320 capitale d’une principauté appartenant au Saint-Siège : il s’agit d’une « ville de résidence », ce qui entraîne un certain nombre de conséquences. La présentation de l’ouvrage est d’abord historique. Les collections de l’Inguimbertine trouvent leur origine dans le legs fait par l’évêque Dom Malachie d’Inguimbert de sa bibliothèque et de ses autres collections au public en 1746 : le legs est autorisé par une bulle pontificale, d’Inguimbert prévoyant en outre un statut original pour la gestion de l’ensemble et lui affectant le revenu d’un capital de 60 000 ll. (p. 42). La Révolution imposera la prise en charge par la ville de Carpentras à la suite du rattachement à la France (1791) : mais, si l’Inguimbertine ne souffre qu’assez peu des événements, elle ne bénéficie pratiquement d’aucun enrichissement à la suite des saisies effectuées alors dans la région.

Jean-François Delmas développe l’histoire de l’institution aux XIXe et XXe siècles, en insistant sur l’installation des collections dans l’ancien hôtel de Rochegude, acquis par la ville en 1844, et en détaillant les enrichissements successifs par dons survenus depuis lors (les collections du docteur Barjavel, dont quelque 10 000 volumes, légués à la mort de celui-ci en 1868, etc.). A partir de 1873, l’Inguimbertine, jusque-là bibliothèque d’étude et de conservation, prend une nouvelle dimension, lorsqu’un arrêté municipal crée un service de « bibliothèque populaire » – autrement dit, de lecture publique (pp. 57 et suiv.). Une partie importante de l’étude est consacrée aux bibliothécaires successifs, qui pour la plupart sont aussi restés des savants, attentifs à faire connaître les fonds qui leur étaient confiés et à leur consacrer études et publications. La liste des bibliothécaires (pp. 72-73) commence en 1735 et se déroule jusqu’à aujourd’hui : une mention particulière sera faite pour Robert Caillet, bibliothécaire de 1923 à 1947.

Après l’histoire détaillée de l’institution, une seconde partie (pp. 75 et suiv.) présente avec précision les collections qu’elle conserve, en insistant sur la succession des strates qui les composent. D’Inguimbert lui-même apporte de Rome quelque 4300 volumes, mais il est très attentif à enrichir l’ensemble par des achats ponctuels ou en bloc – notamment lors de la succession Thomassin de Mazaugues en 1745 (dont un certain nombre de pièces venant de Peiresc). « Après la disparition de l’évêque, les administrateurs de la bibliothèque veillèrent à maintenir la réputation des collections » (p. 93), qui s’enrichirent toujours régulièrement. Une particularité unique de l’Inguimbertine est d’avoir maintenu l’unité de l’ensemble original, donc d’associer jusqu’à aujourd’hui bibliothèque et musée : nous ne nous arrêterons pas sur les collections de ce dernier, également présentées dans le volume et qui constituent un ensemble d’un très grand intérêt. Bornons-nous à signaler le magnifique portrait de l’abbé de Rancé, par Hyacinthe Rigaud, en 1696, et dont Jean-François Delmas conte précisément la genèse (pp. 89-90). L’original, commandé par Saint-Simon, a été légué par lui à l’abbaye de La Trappe, mais Rigaud en fait deux copies dont l’une est à Chantilly et la seconde donnée par le pape Clément XII lors du départ de d’Inguimbert pour Carpentras en 1735. C’est cette dernière qui se trouve, par l’intermédiaire de l’abbé Seguin, lui-même carpentrassien, mais aussi confesseur de Chateaubriand, à l’origine de la rédaction par ce dernier de sa Vie de Rancé.

Hyacinthe Rigaud, Portrait de l’abbé de Rancé (détail).

La troisième partie du volume est consacrée à « Un projet pour le 3e millénaire », à savoir un nouveau transfert de l’Inguimbertine, qui quitterait ses bâtiments devenus notoirement inadaptés et trop exigus46 pour s’établir dans l’ancien Hôtel-Dieu de Carpentras. La combinaison heureuse des fonctions de la conservation et de la recherche avec l’ouverture au plus grand nombre, et l’accent mis sur les nouveaux médias, ne sont nullement contradictoires, bien au contraire, avec le respect d’une tradition qui illustre la ville en l’enrichissant. A cet égard, le choix d’une « mise en scène » des réserves des fonds patrimoniaux et des collections muséales constituera une « évocation-exposition » permanente de la richesse et de la spécificité de l’institution, dont elle devrait permettre de renforcer l’originalité, et par là-même l’attractivité auprès d’un public élargi. L’Inguimbertine est intimement liée à son histoire et à l’histoire de ses hommes, et sa structure est absolument unique dans notre pays. Nous ne pouvons que souhaiter que le projet puisse se réaliser – mais aussi, plus égoïstement, que d’autres bibliothèques qui ne l’ont pas encore fait suivent, en France comme ailleurs, l’exemple de l’Inguimbertine en publiant leur propre histoire selon les mêmes critères de qualité.

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40 Emmanuelle Chapron, Des bibliothèques ad utilità pubblica. Politique des bibliothèques et pratiques du livre à Florence au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 2009 (« Histoire et civilisation du livre », 31).

41 Claire Madl, L’Écrit, le livre et la publicité. Les engagements d’un aristocrate éclairé de Bohême : François Anton Hartig (1758-1797), thèse de doctorat, Paris, EPHE, 2007, 1 vol., 1 CDRom (thèse en cours d’édition).

42 Andrea De Pasquale, « La formazione della Regia Biblioteca di Parma », dans Histoire et civilisation du livre, 2009, 5, pp. 297-316.

43 Rolf Engelsing, « Die Perioden der Lesergeschichte in der Neuzeit. Das statistische Ausmaß und die soziokulturelle Bedeutung der Lektüre », dans Archiv fûr Geschichte des Buchhandels, 10 (1970), col. 945-1002. Voir aussi les commentaires proposés par Ursula Rautenberg, « 1958-2008 : cinquante ans de recherche en histoire allemande du livre. Principaux développements d’ensemble », dans Histoire et civilisation du livre, 2009, 5, pp. 343-353.

44 Jürgen Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, 1re éd., Darmstadt/ Neuwied, Luchterhand, 1962.

45 1694-1994 : trois siècles de patrimoine publique. Bibliothèques et musées de Besançon, Besançon, [s. n.], 1994. La base de cet ouvrage est constitué par le catalogue d’une exposition présentée au Musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon.

46 Bâtiments d’autant moins adaptés que, à l’ancien hôtel de Rochegude, il convient d’ajouter le Musée lapidaire et archéologique, le Musée contadin et le Musée Sobirats, qui sont tous abrités dans d’autres locaux.