István Monok, Edina Zvara, avec la collab. d’Eva Marza, Humanistes du bassin des Carpates, I. Traducteurs et éditeurs de la Bible
Turnhout, Brepols, 2007, XXX-375 p., ill. (« Europa humanistica »). ISBN 978-2-503-52446-7
Frédéric BARBIER
Nouans-les-Fontaines
Le bassin des Carpates désigne les territoires géographiques de l’ancien royaume de Hongrie, sauf la Croatie, davantage soumise à l’influence italienne. Il s’agit d’un ensemble géographique complexe et changeant, composé principalement de trois parties : 1) après Mohács (1526), toute la Hongrie centrale est occupée par les Turcs, même si la zone de domination de ceux-ci tend à se réduire progressivement. 2) La Hongrie royale est organisée autour de sa capitale de Presbourg (Pozsony/Bratislava), et s’étend sur les provinces occidentales et septentrionales du pays. 3) La Transylvanie constitue une principauté théoriquement vassale de la Porte, autour de la cour de Gyulafehérvár (Alba Julia). La reprise de Buda (1686) marque une date symbolique dans la reconquête sur les Turcs, reconquête pratiquement achevée dès le tournant du siècle (traité de Karlowitz, 1699-1700). Le XVIe siècle hongrois a été marqué, à côté de la dislocation du royaume de Mathias, par l’essor de la Réforme, ce qui explique le primat donné, dans ce premier volume, aux éditeurs et traducteurs de la Bible. Après ce tome I, la série doit encore en accueillir quatre, sur János Zsámboki (vol. 2), puis sur les humanistes nés avant le milieu du XVIe siècle (vol. 3), sur les Saxons de Transylvanie (vol. 4) et sur l’humanisme hongrois tardif (vol. 5).
L’introduction donne les éléments de base pour appréhender la conjoncture très particulière qui est celle de l’humanisme dans cette partie de l’Europe. Le moment initial est, comme fréquemment, celui du règne de Mathias Corvin († 1490), alors que les catégories lettrées commencent à devenir plus nombreuses et que Buda s’impose comme l’une des capitales de l’humanisme européen. Après la disparition de la cour royale, et alors que la hiérarchie ecclésiastique s’est désintégrée (sauf en Hongrie royale), le relais est pris par la cour de Transylvanie (jusqu’au milieu du XVIIe siècle), par les villes, et surtout par les plus grandes familles nobles. Le XVIIe siècle voit le début de la reconquête catholique engagée sous l’autorité des Habsbourg. Enfin, la tradition hongroise de la Bible est présentée de manière précise (notamment la première Bible complète en hongrois, donnée à Vizsoly en 1590), tandis que l’introduction est complétée par une bibliographie générale et spécialisée.
Mais l’essentiel du volume est consacré aux dix-sept notices biographiques des personnalités retenues dans le recensement. Chaque notice fournit successivement : une biographie plus ou moins détaillée du personnage, puis les renvois aux ouvrages généraux de référence et la bibliographie spécialisée (éditions de textes, bibliographie critique). La deuxième partie de la notice est la plus intéressante, consacrée qu’elle est à la présentation (par ordre chronologique des dates d’édition) des « œuvres transmises ». On trouve successivement, pour chaque édition : la description (avec renvoi à la bibliographie rétrospective RMNy) et surtout l’histoire de l’édition, avec publication des pièces liminaires et le cas échéant des colophons en latin et en hongrois, parfois en roumain et en slavon, voire en hébreu, accompagnés d’analyses (parfois, de traductions) en français. L’ordre des notices suit la chronologie des dates des premières éditions connues. Le volume se referme sur un jeu de tables et d’index : table des auteurs transmis et table des imprimeurs et libraires ; index des dédicateurs, dédicataires, préfaciers et poètes ; index nominum ; index des toponymes (index locorum); table des matières.
Toutes les figures ici présentées sont exceptionnelles. L’historien du livre retiendra particulièrement celle d’un Gábor Pesthi, qui publie à Vienne en 1536 la première traduction connue des Évangiles en hongrois, ainsi qu’un dictionnaire en six langues, dont le hongrois, repris d’une édition nurembergeoise (Nomenclatura sex linguarum, 1538). C’est pour éditer le travail de János Sylvester que Tamás Nádasdy fonde un atelier d’imprimerie à Sárvár en 1539. Plus à l’Est, le diacre Coresi vient de Târgovi¸ste et s’établit à Bra¸sov, où il imprime en slavon pour l’Église orthodoxe, mais aussi en langue vulgaire (roumain), sous l’influence de la Réforme et avec le soutien financier de certains membres du patriciat urbain. D’autres personnages, dont le propre fils de Coresi, S¸erban, interviennent autour de l’atelier. Établi à Kolozsvár (Cluj-Napoca), Gáspár Heltai l’Ancien est un prêtre catholique passé à la Réforme, et surtout un imprimeur particulièrement actif, à partir de 1550 (sa notice occupe les pp. 109 à 201). Terminons avec Gáspár Károlyi, né à Nagykároly (Carei, Roumanie), étudiant à Wittenberg et pasteur à Gönc à compter de 1563. Il est l’acteur principal de l’aventure exceptionnelle de la Bible hongroise de Vizsoly, dont une première édition, peut-être incomplète, sort en 1589 et l’édition complète en 1590 : c’est lui qui, aidé par un certain nombre d’autres savants, traduit le texte, apparemment d’après la Bible genevoise de Robert Estienne de 1557, et en fait, pour plusieurs siècles, le livre sans doute le plus lu en Hongrie – on a parlé d’un tirage initial de 700 à 800 exemplaires, auxquels il convient d’ajouter toutes les rééditions plus ou moins corrigées (293 éditions et rééditions ont été recensées dans toute l’Europe). Il est d’autant plus remarquable que cette réalisation exceptionnelle ait été produite par un atelier typographique établi pour l’occasion dans un village de la route de Košice (Kassa), en Haute-Hongrie…26
A l’heure où nous commémorons le vingtième anniversaire de l’émergence d’une nouvelle Europe rendue possible par la disparition progressive du Rideau de fer, un ouvrage tel que ces Humanistes du bassin des Carpates constitue non seulement un usuel de références sur un sujet pratiquement nouveau en français, mais surtout nous aide à nous réapproprier les catégories d’une histoire multiculturelle très riche, mais que les conséquences des deux Guerres mondiales avaient trop longtemps occultées.
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26 Ill. p. 405.