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Éric Le Ray, Jean-Paul Lafrance, dir., La Bataille de l’imprimé à l’ère du papier électronique

Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2008, 259 p. ISBN 2760621235

Gilles GALLICHAN

Québec

L’ouvrage collectif, dirigé par Éric Le Ray et Jean-Paul Lafrance, est en grande partie le fruit d’un colloque tenu en 2006 à Longueuil (Québec), lequel se voulait un lieu de rencontre entre chercheurs québécois et français travaillant sur le livre, sur la presse et sur la nouvelle frontière numérique. L’exercice a conduit à cette publication, qui réunit une trentaine de textes de spécialistes, chercheurs émérites et jeunes doctorants. On y retrouve des autorités en communication et en journalisme, des littéraires, des historiens, des praticiens de l’imprimerie, de l’édition et de l’éditique. Le livre se situe dans la ligne des réflexions fondamentales amorcées depuis plusieurs années par le regretté Henri-Jean Martin et par Bruno Delmas sur l’histoire et les pouvoirs de l’écrit à l’aube d’une ère nouvelle des communications. On y trouve aussi une actualisation du grand bilan offert en 2002 lors de l’exposition du Musée des Arts et Métiers (Paris) et publié par l’Imprimerie Nationale sous le titre Les Trois révolutions du livre.

L’intérêt de l’exercice est d’avoir pu réunir autour d’un sujet en pleine mutation des spécialistes de l’analyse sociale, et des praticiens et techniciens connaissant la réalité du marché et du terrain. L’ouvrage se découpe en cinq parties. On y décrit d’abord la nouvelle donne en matière de supports et de production graphique de l’imprimé numérique. On nous présente ensuite les nouveaux « acteurs » que sont l’encre et le papier électroniques, appelés à une évolution prochaine et rapide. Les parties suivantes décrivent l’intégration de la réalité informatique à la formation de la main d’œuvre des métiers de l’imprimerie, son impact sur la presse périodique et sur le livre lui-même, sur les bibliothèques et sur tout le domaine de la lecture publique.

Ce tour d’horizon annonce la profondeur du changement technologique qui engendre déjà des mutations dans tous les aspects de la communication, mais qui provoquera assurément au cours du siècle d’autres bouleversements et des révolutions technologiques, sociologiques et culturelles dont on devine à peine aujourd’hui les prémices. La technologie numérique d’une part, mais aussi celle des nouveaux supports ouvrent un nouveau monde qui transforme tout le rapport à la connaissance. Si, comme le fait remarquer justement Frédéric Barbier (p. 21), les technologies n’arrivent pas partout en même temps, les changements se répandent avec leurs bagages cumulatifs d’innovations. Les nouveaux internautes d’aujourd’hui entrent de plain-pied dans l’univers du « Web » sans revivre les premiers balbutiements du système, à l’égal des artisans qui ont vu l’arrivée des premières presses mécaniques au XIXe siècle : ils ont fait l’économie du travail des protes et des pressiers du XVe siècle et ont adopté d’emblée la nouvelle donne de l’invention de Gutenberg, ses progrès et ses améliorations.

La Bataille de l’imprimé nous révèle aussi que cette nouvelle révolution du livre est une étape qui s’inscrit dans la continuité à la façon du tube d’un télescope qui émerge de la partie précédente. On nous rappelle que les médias se conjuguent plutôt qu’ils ne se combattent. Comme par le passé, on constate que la radio n’a pas « tué » le journal imprimé, que la télévision n’a remplacé ni la radio ni le cinéma, et qu’Internet n’a pas mis fin au règne de la télévision. De plus en plus, tous ces médias convergent, s’intègrent et s’alimentent. A ce qui n’était au début que l’univers de l’audio-visuel s’ajoute à présent l’écrit lui-même, ce qui révolutionne les pratiques de lecture et, surtout, les diversifie. Ainsi, les nouveaux médias ne détruisent pas nécessairement leurs aînés, mais ils en bousculent les pratiques et provoquent une nécessaire réflexion et une redéfinition de leurs rôles.

Jean-Paul Lafrance a raison de souligner que les nouvelles technologies bouleversent les habitudes de lecture et d’écriture (p. 12). L’information, la culture, les loisirs, les apprentissages apparaissent de plus en plus comme des activités intégrées où se superposent divers média. Par exemple, une encyclopédie est aujourd’hui un immense chantier virtuel, en mise à jour perpétuelle et pouvant contenir du texte, des images fixes, du son, du film, et qui propose en outre un accès à des sources numériques d’archives, à des banques bibliographiques et à des catalogues de bibliothèques. Son accès sera de plus en plus intégré à un environnement multimédia et multiplateforme reliant l’ordinateur à la télévision et au téléphone, et permettant toujours l’impression d’extraits ou de documents papier.

La quatrième partie consacrée à la presse périodique et à son environnement nous présente un des secteurs les plus touchés par la nouvelle technologie. Du côté des entreprises de presse, la publicité est le grand facteur de rentabilité : c’est elle qui va forcer l’orientation des médias de presse à diffuser toujours plus et toujours plus vite au risque peut-être – et c’est là un réel danger – de sacrifier la qualité du contenu et de l’analyse. Le journal, qu’il soit en ligne ou sur papier, pourrait alors devenir une source d’information rapide et superficielle. On risque de faire fond sur la primeur au détriment de la compréhension de la nouvelle. Quant au journaliste, ce paradigme qui s’impose déjà pourrait faire de lui un mercenaire évalué davantage en fonction de la quantité de ce qu’il produit plutôt que de sa qualité.

Une chose est certaine, le paysage documentaire de la presse et du livre va connaître de grands changements au cours des prochaines années en raison des nouveaux supports documentaires. Après les débuts hésitants du livre électronique, et avec les innovations remarquables du papier électronique et de l’autre ingrédient fondamental qu’est l’encre électronique, il est à prévoir que la « chaîne numérique », comme la nomme Jean-Sébastien Trudel, pourra offrir toute sa mesure. Dès lors, la presse et l’imprimé deviendront des marchés de plus en plus « immatériels » et l’imprimé classique sera appelé à redéfinir sa fonction et sa vocation pour conserver sa place dans l’univers des communications.

L’intérêt de ce livre, lequel doit beaucoup à l’énergie confiante d’Éric Le Ray, est de faire comprendre qu’au-delà de l’apparente rupture des technologies, il existe des continuités ; qu’au-delà des nouveautés, il y a des permanences, des habitudes, des contraintes économiques ; et qu’au-delà de la révolution du livre, il y a l’évolution même de la communication entre les humains. La lecture de ces textes nous fait découvrir plusieurs facettes de ce qu’elle est aujourd’hui et de ce qu’elle sera demain.