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Johann Wolfgang von Goethe, Faust. Urfaust, Faust I, Faust II

Éd. et trad. Jean Lacoste, Jacques Le Rider, Paris, Bartillat, 2009, 798 p., ill. ISBN 978-2-84100-440-9

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fontaines

Par bien des aspects l’étude des textes littéraires, et encore plus celle des textes consacrés, des « grands textes », touche à l’histoire du livre, et le Faust de Goethe illustre excellemment le fait. Jean Lacoste et Jacques Le Rider viennent d’en donner une élégante et savante traduction en français, qui coïncide à un an près avec l’anniversaire de l’édition définitive du Premier Faust, chez Cotta, en 180814. L’ouvrage constitue d’autre part la première traduction française donnant conjointement le texte des trois versions successives du chef d’œuvre de Goethe.

Sous un titre nietzschéen – « Un Faust pour notre temps » –, l’Avertissement, lui-même suivi par une introduction générale, rappelle un certain nombre d’éléments intéressant l’histoire du livre, mais aussi le travail même des éditeurs contemporains. Faust I et Faust II font aussi l’objet d’introductions circonstanciées par les deux éditeurs-traducteurs.

Faust constitue en effet, pour les éditeurs et encore plus pour les traducteurs, une œuvre problématique de par la succession de trois versions différentes : le Faust primitif (Urfaust) correspond à une version rédigée par Goethe au cours de ses premières années à Weimar, et lue par lui devant de petits cercles à partir de 1775 – une procédure éditoriale courante, mais qui ne laisse que rarement de traces écrites. Or, par miracle, ce texte est recopié par une des dames de la cour, Luise von Göchhausen, certainement avec l’assentiment de Goethe, mais il ne sera retrouvé qu’en 1887 dans les archives privées de la famille Göchhausen, et publié à Weimar. En 1786, Goethe entreprend de préparer l’édition de ses Œuvres (Schriften) chez Göschen à Leipzig (p. 129) : il reprend donc certains de ses textes antérieurs, et décide de terminer sa tragédie de Faust sur la base d’un manuscrit qu’il a conservé de son précédent travail (« le vieux manuscrit primitif, (…) si disloqué qu’on dirait le fragment d’un vieux codex »). C’est pour des raisons éditoriales – ne pas retarder la publication – qu’il se résoud finalement à laisser l’ensemble sous la forme inachevée d’un « fragment » (Faust. Ein Trauerspiel, 1790). Le Faust I ne sera enfin achevé qu’en 1806, et donné par Cotta à Tübingen deux ans plus tard. Mais, depuis 1800, Goethe réfléchit déjà et travaille à un Faust II, ouvrage constamment retardé par d’autres entreprises et qu’il ne terminera qu’en 1831-1832, quelques mois avant sa mort.

Un titre donc, mais plusieurs textes successifs : l’œuvre fonctionne pour l’auteur comme le miroir du monde, qu’il veut à la fois inscrire dans la mémoire collective, et voir répondre à ses propres conceptions, elles-mêmes mouvantes face à une époque particulièrement complexe. Les éditeurs de notre traduction signalent à plusieurs reprises, sans s’y attarder, les rapports entre l’écriture même et les nécessités éditoriales : le travail en vue de Faust II est ainsi repris par Goethe en 1824, au moment où Cotta prévoit une nouvelle édition de ses œuvres (p. 406).

L’exemple de Faust illustre ainsi de manière décisive combien peu le caractère mouvant d’un texte littéraire constituerait une nouveauté induite par ce qu’il est convenu d’appeler les « nouveaux médias », et notamment par l’utilisation du traitement de texte et d’Internet : tout au long de sa rédaction, Faust est travaillé par son propre intertexte. De plus, les éditeurs rappellent comment Faust s’inscrit dans la lignée d’une tradition ancienne : il remonte à un « livret populaire » (Volksbuch) publié en prose à Francfort, Hambourg et Lübeck en 158715. La discussion n’a pas à être conduite ici autour du paradigme du « populaire », mais le commentaire signale à juste titre que l’auteur « anonyme (…) est de toute évidence un lettré, qui n’ignore pas le latin. (…) Ce livre [est] de nature savante »16. En cette fin du XVIe siècle, il s’agit de défendre une position augustinienne contre la tentation pélagienne : admettre le péché originel et le rôle décisif de la Grâce, condamner le culte des lettres et la curiosité intellectuelle, et donner tout leur rôle aux autorités religieuses17. D’autres éditions sortent au XVIIe et au XVIIIe siècle, notamment à Nuremberg, tandis que l’histoire se développe peu à peu, avec l’apparition du personnage de la servante séduite par le magicien Faust (1674). C’est, pourtant, par un tout autre biais que Goethe aura connaissance de Faust.

En effet, la tragédie de Faust inspire une pièce de Marlowe (1564-1593), jouée à Londres au moins à partir de 1594 et qui sera publiée pour la première fois en anglais en 160418. Heinrich Heine explique comment elle est presque aussitôt reprise et adaptée par le théâtre de foire et par les marionnettes, d’abord à Londres, puis aux Pays-Bas et enfin en Allemagne. C’est une version dérivée de cette pièce « populaire » que Goethe aurait découvert, peut-être lors de son séjour à Strasbourg :

Les théâtres de marionnettes qui florissaient à Londres au temps de Shakespeare et qui s’emparaient aussitôt de toute pièce applaudie sur les grands théâtres ont dû certainement donner un Faust d’après le modèle de Marlowe. (…) C’est ce Faust de marionnettes qui passa d’Angleterre sur le continent, traversa les Pays-Bas, visita en Allemagne les baraques de la foire et là, traduit en un grossier patois et lesté de bouffonneries du cru, fit les délices des classes inférieures du peuple (…). C’est à une de ces comédies de marionnettes jouée à Strasbourg dans quelque coin de rue, en présence de Goethe, que le grand poète a emprunté la forme et le fond de son chef d’œuvre…19

On sait l’influence de Shakespeare et du théâtre anglais sur Goethe, mais le mythe de Faust fait précisément l’objet d’une réappropriation au moment même où les auteurs et les savants entreprennent de reconstruire la tradition littéraire et philologique allemande20.

Notre nouvelle édition de Faust en français invite en dernier lieu l’historien du livre à s’interroger sur le problème de la traduction : les éditeurs font remarquer que, alors que le texte original est figé dans une certaine version canonique, il ne saurait en être de même pour ses traductions successives. Bien au contraire, celles-ci incorporent nécessairement – et parfois inconsciemment –

deux siècles de lectures, de traductions et d’interprétations (…). Nulle traduction ne peut se prétendre définitive (…). Aucune nouvelle traduction n’est entièrement neuve (pp. 9-10).

Un problème spécifique très difficile est posé par l’Urfaust, sous-titré « Première version de Faust I » et dont nombre de passages se retrouvent de fait dans le Faust I de 1808. A partir de 1822, Faust I fait l’objet de plusieurs traductions et adaptations en français21, jusqu’à la célèbre traduction donnée en 1828 par le tout jeune Gérard de Nerval22. Goethe lui-même ne déclarera-t-il pas, en 1830, préférer cette version française à l’original allemand : il

avait pris en main la nouvelle traduction de son Faust par Gérard. Tout en la feuilletant, il semblait lire çà et là quelques passages (…). Quoique la plus grande partie fût en prose, elle fit l’objet des compliments de Goethe, qui la jugea fort réussi : « Je ne puis plus lire Faust en allemand, dit-il, mais dans cette version française tout reprend sa fraîcheur, sa nouveauté, son esprit »…23

Le rapprochement de l’Urfaust et du Faust I a imposé en définitive de reprendre très profondément le texte de Nerval pour la nouvelle édition française. Rappelons pour mémoire que, pour les historiens du livre, l’édition la plus célèbre reste celle publiée également en 1828, dans la traduction du Suisse Albert Stapfer, avec les gravures de Delacroix24. Faust II pose d’autres problèmes, moins parce que la publication intégrale, posthume, avait été précédée par l’édition d’un certain nombre de passages, que parce que l’ouvrage est considéré implicitement comme représentant la version du mythe la plus accomplie à laquelle Goethe a voulu aboutir. De fait, l’œuvre a fait l’objet de trois grandes traductions en français, en 1908 pour la première et en 1942 pour les deux suivantes, auxquelles les éditeurs de la version nouvelle se sont bien évidemment constamment reportés.

Les deux savants éditeurs n’y font pas allusion dans leur historique du personnage même de Faust (p. 25), mais les historiens du livre savent, malgré les admonitions contraires de Heine25, que Faust a parfois été identifié avec les inventeurs de l’imprimerie, et notamment avec Johann Fust. L’édition est complétée par une « bibliographie sommaire » et par un index nominum (y compris pour les noms des personnages apparaissant dans les trois Faust successifs).

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14 Bernhard Fischer, Der Verleger Johann Friedrich Cota. Chronologische Verlagsbibliographie, 1782-1832. Aus den Quellen bearbeitet, Marnach a/Necker, Deutsche Schillergesellschaft ; München, K. G. Saur, 2003, 3 vol. (I, nos 640 et 641).

15 Historia von D. Johan Fausten, dem weitbeschreyten Zauberer und Schwaerzkünstler…, Frankfurt a/Main, Johann Spies, 1587. VD16 F-657 (Lübeck), F-642 (Francfort) et F-644 (Hambourg).

16 Jean Lacoste, Préface, p. 24.

17 Jean-Marie Valentin, « Le diable, le savoir, le salut dans l’Histoire du docteur Faust (1587) », dans Jean-Marie Valentin, Minerve et les muses. Essais de littérature allemande, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2007.

18 Christopher Marlowe, The Tragical history of D. Faustus…, London, 1604.

19 Heinrich Heine, De l’Allemagne, Paris, Librairie générale française, 1981, pp. 346-347 (« Le Livre de poche »).

20 Karl Simrock, ancien condisciple de Heine à Bonn (où ils suivent tous deux l’enseignement de Schlegel), donnera une édition dans laquelle il s’efforce de rétablir le texte de la pièce pour marionnettes (Dr. Johannes Faust, Pupenspiel in vier Aufzügen, éd. Karl Simrock, Frankfurt a/M., 1846).

21 Bihl/ Epting, I, 1811-1820.

22 Johann Wolfgang von Goethe, Faust : tragédie. Nouvelle traduction complète en prose et en vers par Gérard, Paris, Dondey-Dupré, 1828, in-32.

23 Johann Wolfgang von Goethe, Conversations de Goethe avec Eckermann, trad. fr., nelle éd., Paris, Gallimard, 1990, p. 327 (à la date du dimanche 3 janvier 1830).

24 Johann Wolfgang von Goethe, Faust, tragédie de M. de Goethe. Traduite en français par M. Albert Stapfer, ornée d’un portrait de l’auteur et de 17 dessins composés d’après les principales scènes de l’ouvrage et exécutés sur pierre par M. Eugène Delacroix, Paris, Ch. Motte et Sautelet, 1828, 2o (BSG, Delta 1340 Rés.). Une fois encore, le transfert se fait de manière indirecte, puisque Delacroix a découvert Faust dans la version de Marlowe, au cours de son séjour à Londres en 1825, et qu’il n’a jamais lu un vers de l’original de Goethe (cf. lettre de Delacroix à J.-B. Pierret, 18 juin 1825, dans laquelle il apparaît que Delacroix connaissait déjà au moins la trame de Faust). L’exemplaire même de Goethe est conservé à Weimar, Goethe Nationalmuseum, Bestand Goethes Bibliothek, Ruppert 1826. On sait que Goethe découvre lui-même les premières lithographies apportées par l’architecte Clemens Wenzeslaus Coudray à la fin de 1826 (Eckermann, ouvr. cité, pp. 171-172 à la date du 29 novembre 1826).

25 De l’Allemagne, ouvr. cité, pp. 364-365 : les héros des théâtres de marionnettes placent toujours l’action à Mayence.