Un modèle de bibliographie matérielle
Alain Riffaud, Répertoire du théâtre français imprimé, 1630-1660, Genève, Droz, 2009, 444-[2] p. (coll. « Travaux du Grand Siècle », XXXII). ISBN 978-2-600-01257-7
Jean-Dominique MELLOT
Paris
Précédé par plusieurs contributions et travaux remarqués d’Alain Riffaud, le Répertoire du théâtre français imprimé, 1630-1660 n’est pas seulement, sous sa sobre et élégante présentation, un « instrument de travail » comblant une lacune. Outre qu’il achève de consacrer son auteur comme l’un des meilleurs spécialistes internationaux de la bibliographie (y incluant, plutôt deux fois qu’une, la bibliographie matérielle) du théâtre de l’âge classique, cet ouvrage, aboutissement de recherches patientes et exemplaires, marque le lieu d’une authentique confluence des approches de l’histoire littéraire et de l’histoire du livre. Un demisiècle après les diatribes de Lucien Febvre contre les « historiens littéraires » dissertant « à longueur de journée sur leurs auteurs » et sur leurs textes canonisés et se préoccupant le moins du monde des conditions matérielles de leur mise en livre, Alain Riffaud contribue de belle manière à faire advenir cette convergence nécessaire entre deux disciplines qui se sont trop longtemps tourné le dos.
L’objectif de l’ouvrage est clairement annoncé pp. 7-8. Il s’agit de proposer une étude de la production imprimée théâtrale française, dans la période-clé de son essor et de sa reconnaissance sociale et culturelle. Une étude qui dépasse d’une part le simple recensement d’éditions, et d’autre part la compilation des monographies déjà consacrées à l’œuvre des grands dramaturges de la période (Pierre Corneille, Jean Mairet, Paul Scarron, Théophile de Viau…), afin d’offrir une vue d’ensemble inscrite dans une chronologie. De fait, grâce à la description bibliographique livre en main, « les chercheurs attentifs à la fortune et à l’évolution d’un texte trouveront ici des réponses à leurs questions » (p. 8), concernant par exemple la date de parution de l’édition originale de la pièce concernée, la détermination des contrefaçons, le libraire qui s’est chargé de l’édition, les dates exactes du privilège et de l’achevé d’imprimer, l’identité de l’atelier (ou des ateliers) responsable(s) de l’impression – « cette dernière précision n’est pas la moindre, observe judicieusement l’auteur, car jusqu’à présent les imprimeurs du théâtre, confondus régulièrement avec les libraires, demeuraient les grands inconnus de l’histoire littéraire et bibliographique » –, etc. Du même coup, les historiens du livre et de l’édition, ainsi que les libraires d’ancien et les bibliophiles, doivent trouver là également quantité de grain à moudre.
La présentation du corpus lui-même est précédée pp. 19-23 par « Quelques définitions utiles » ayant trait à la bibliographie matérielle (« édition », « émission », « état », « format »), à l’identité socioprofessionnelle des métiers intervenant dans la fabrication du livre (libraires, imprimeurs, relieurs, illustrateurs), au régime des privilèges et aux contrefaçons qui l’enfreignent. Ces mises au point claires et concises seront effectivement précieuses pour l’amateur ou le non-initié. Il y subsiste toutefois quelques maladresses et imperfections. «Depuis 1618 tous ces métiers, est-il par exemple indiqué p. 22, sont regroupés au sein d’une même communauté régie par un règlement » ; or les statuts (et non un unique règlement) de 1618 ne concernent que les professions parisiennes du livre ; dans les provinces, amplement concernées elles aussi par ce Répertoire, la réglementation a différé et d’autres statuts corporatifs ont précédé (par exemple à Rouen et Bordeaux) ou suivi (par exemple à Toulouse et Lyon) ceux de la communauté des imprimeurs, libraires et relieurs de Paris. De même, l’ordonnance « qui impose d’obtenir un privilège pour éditer un ouvrage » [il aurait été bon de préciser « ouvrage nouveau »], à savoir l’ordonnance de Moulins, date de 1566 et non de « 1556 » (pp. 22-23). En outre, ce n’est pas « pour encrer la planche gravée » (p. 22) que l’on recourt à une presse spéciale (en taille-douce, en l’occurrence), mais tout simplement pour imprimer, tirer des épreuves11.
Le cœur du Répertoire est constitué d’un imposant corpus d’éditions théâtrales (en tout 1 19 éditions12, soit plus de 3000 exemplaires examinés), présenté suivant deux approches complémentaires :
Le « Répertoire annuel des éditions, 1630-1660 » (pp. 29-301) recense les éditions de pièces année par année :
1) D’abord sous la forme d’une liste par ordre alphabétique des auteurs, indiquant titre abrégé, lieu d’édition, nom du libraire (mais pas son adresse, hélas), date, format, nombre de pages, date de l’édition originale le cas échéant et localisations d’exemplaires consultés. 2) Puis sous la forme de deux tableaux annuels successifs. Le premier classe les pièces parues en première édition dans l’ordre chronologique de parution, en se fondant sur l’achevé d’imprimer lorsqu’il existe ou sur la date d’obtention du privilège. Il indique successivement : auteur, titre abrégé et genre, nom du (ou des) libraire(s), avec mention éventuelle de partage ou de cession, renseignements sur le privilège (date, lieu, bénéficiaire, nom du secrétaire du Roi signataire), type d’édition, achevé d’imprimer, date en page de titre, imposition choisie (ex. : in-8° par demi-feuille), atelier responsable de l’impression – sans distinguer par des crochets ceux qui ont pu être restitués de ceux qui apparaissent explicitement – avec collation des cahiers de l’édition (ex. : a4 A-K4). Le second présente les réimpressions, nouvelles émissions et contrefaçons éventuelles de la même année, suivant des rubriques identiques, en remplaçant simplement le privilège par la date de l’édition originale. 2) Le « Répertoire des auteurs » (pp. 303-370) propose un tableau chronologique suivant les mêmes rubriques (titre et genre, libraire, privilège…) pour chacun des dramaturges concernés (36), ceux-ci étant classés par ordre alphabétique, de l’abbé d’Aubignac à Vion d’Alibray (pp. 304-366) ; les anonymes et les 128 auteurs n’ayant publié qu’une, deux ou trois pièces sont regroupés à la suite dans une liste simplifiée, avec renvois vers les dates concernées dans la liste chronologique (pp. 367-370).
Suivent, à la façon d’annexes :
1) Un répertoire alphabétique des titres (pp. 371-384), renvoyant simplement vers les dates concernées.
2) Un répertoire des imprimeurs du théâtre français 1630-1660 (pp. 385-410), consistant d’abord en une liste alphabétique des imprimeurs impliqués dans la publication des pièces (41 à Paris, pp. 385-396 ; 7 en province et 8 à l’étranger, pp. 396-400), avec pour chacun dates d’activité, adresse de l’atelier et caractéristiques (concises mais du plus grand intérêt) du travail d’impression. Ainsi, pour Jean Laquehay à Paris :
N’imprime que quelques pièces au début de la période ; son travail est convenable. L’atelier utilise plusieurs ornements signés (I/L) ; le matériel de Jean Laquehay sera divisé et repris par Guillaume Sassier et Jean Roger.
Ou pour Laurent II Maurry à Rouen :
Imprime surtout le théâtre de Corneille à partir de 1642 en donnant un travail soigné13 et dont la qualité progresse nettement après 1660. Le matériel est riche et de qualité ; il comprend plusieurs ornements signés (L/M).
Puis un petit exposé bien illustré d’exemples (pp. 401-408) donne un aperçu général de ce à quoi la « méthode Riffaud » permet d’aboutir en termes d’identification du « matériel des imprimeurs ». Quelques observations y sont particulièrement avisées, ainsi :
La vigilance de l’archéologue s’impose pour distinguer le matériel propre à un atelier et celui qui provient d’un autre pour un emploi occasionnel (p. 401).
La perfection d’un travail d’impression n’est pas en lien avec la notoriété de l’auteur, le succès d’une pièce ou encore le caractère licite ou non de l’édition. Seule l’officine requise pour le travail détermine la valeur typographique de la pièce imprimée. Un très bon atelier (…) de Leyde marquait de si belle empreinte la contrefaçon d’un auteur de second rang, tandis que l’édition originale du Cid, imprimée dans de piètres conditions à Paris, garda le sceau indélébile de son mauvais traitement (p. 405).
3) Un répertoire des libraires du théâtre français 1630-1660 (pp. 41-432), qui comprend d’abord 9 notices pour les principaux libraires parisiens, puis une liste de 63 autres libraires parisiens, de 24 rouennais, de 24 lyonnais et de 40 libraires d’autres villes de province (Angers, Auxerre, Béziers, Bordeaux, Caen, Châlons, Dijon, Grenoble, Montpellier, Orléans, Poitiers, Toulouse, Troyes et Vendôme) ou de l’étranger (Amsterdam, Avignon, Bruxelles, Douai, Genève, La Haye, Leyde et Tournai), avec simples renvois vers les dates correspondantes dans la liste chronologique des éditions.
L’auteur y a encore placé (pp. 419-420) deux tableaux proposant une éclairante reconstitution de la conjoncture de l’édition théâtrale : l’essor des années 1630-1640, caractérisé par la part considérable des nouvelles éditions lancées à Paris, est relayé dès la fin des années 1630 par un cycle de reprises – réimpressions mais aussi contrefaçons – qui permettra de compenser le fléchissement sensible des années 1650. Un troisième tableau (p. 420) met en évidence la prépondérance acquise à la fin des années 1630 et conservée ensuite par trois grands libraires du Palais de la Cité, Augustin Courbé, Antoine de Sommaville et Toussaint Quinet (puis son gendre, et non son « neveu », Guillaume de Luynes). Entre 1637 et 1659, ils publient, sauf exception notable en 1651, entre 75% et 100% du théâtre imprimé à Paris.
Dans cette même section consacrée aux libraires se trouvent mentionnées (pp. 421-423) d’intéressantes données sur les privilèges, données qui auraient mérité de faire l’objet d’une subdivision particulière et d’un exposé plus développé. L’auteur y présente d’abord la liste alphabétique des secrétaires du Roi ayant signé les lettres de privilège octroyées pour les pièces de théâtre par la Grande Chancellerie. Certes, les personnages n’y sont pas identifiés (ni prénoms, ni patronymes complets, ni qualificatifs ou éléments biographiques), mais, parmi cette soixantaine de noms, on distingue bien ceux qui ont exercé durant la période un véritable suivi de la production théâtrale : l’académicien Valentin Conrart au premier chef, mais aussi les nommés Demonceaux, Le Brun, Renouard ou encore Simon, que l’on aimerait pouvoir mieux cerner. Viennent ensuite deux brèves mais utiles mises au point, d’une part sur la durée des privilèges (de 3 à 20 ans en amplitude, mais en fait entre 5 et 7 ans pour 58%, entre 10 et 20 ans pour 10% seulement, notamment en faveur d’œuvres d’auteurs consacrés tels que Pierre Corneille), d’autre part sur « l’initiative des privilèges ». Celle-ci revient d’abord aux libraires (le dramaturge le mieux représenté de la période, Jean de Rotrou, n’obtient jamais lui-même les privilèges de ses 35 pièces), même si certains auteurs comme les frères Corneille, Mairet, Desmarets ou Boisrobert se sont souvent fait établir à leur nom les privilèges de leurs pièces pour pouvoir ensuite les négocier au meilleur prix avec les libraires.
Enfin, pp. 423-432 de cette même section dévolue aux libraires, figure un développement très bien venu sur les contrefaçons, qui aurait lui aussi mérité d’être présenté à part. D’intéressants exemples illustrés permettent de mesurer l’investissement méthodologique de l’auteur : « chaque contrefacteur, note-t-il, conserve ses habitudes typographiques (…), qui permettent de repérer son travail ». Certes, mais encore faut-il mener cette patiente campagne de repérage et de recoupement sur un vaste corpus dont les exemplaires se trouvent dispersés entre quelque 55 bibliothèques, dont 1 à l’étranger. Même si l’usage de la photographie numérique simplifie les prises de vue, leur gestion et leur rapprochement, rares sont les chercheurs qui ont jusqu’ici mené ce genre d’enquête jusqu’au bout et sur une échelle aussi étendue. On ressort de celle d’Alain Riffaud avec des idées claires et des enseignements solidement étayés sur les principaux contrefacteurs du théâtre classique (voir les exemples relatifs aux imprimeurs Jacques et Éléazar Mangeant de Caen, Jean Piot d’Avignon, Philippe Charvys de Grenoble, dont les pratiques et le matériel ornemental ont été identifiés de façon convaincante). L’auteur livre même (pp. 426-432) un tableau chronologique et une courbe qui ébauchent la reconstitution d’une conjoncture de la contrefaçon en matière d’édition théâtrale.
L’ouvrage s’achève sur une section consacrée aux illustrateurs du théâtre français pendant la période (pp. 433-444). Grâce au parti d’exhaustivité de son enquête, l’auteur dégage le petit groupe (25, parmi lesquels se détachent François Chauveau, Jean Daret, Jérôme David, Michel Lasne et Claude Vignon) des artistes qui ont pris part à l’illustration des éditions théâtrales. Pourtant, seule une faible proportion (1 %) de pièces a été illustrée, et Alain Riffaud s’efforce d’éclairer les motivations (retentissement, intervention d’un protecteur, attention particulière de l’auteur…) ayant présidé à l’insertion des relativement rares frontispices et autres planches gravées. A l’aide d’exemples, il esquisse ensuite l’étude de l’évolution des styles et du rapport texte-image dans le domaine théâtral, soulignant entre autres le faible nombre de portraits de dramaturges figurant au seuil de leurs pièces (p. 439). L’attention portée aux techniques de réemploi (pp. 440-442), que seule la prise en compte d’un corpus étoffé pouvait rendre fructueuse, donne lieu à d’intéressantes observations, à la lumière desquelles d’autres domaines de la production imprimée contemporaine pourraient être envisagés.
En somme, ce Répertoire, on l’aura compris, est bien plus qu’un répertoire. Sur un domaine particulièrement emblématique de la production imprimée de l’âge classique, il offre une enquête approfondie et multiplie les angles d’approche, sans toutefois se départir d’une sobriété toute pédagogique. L’un des grands mérites de son auteur est de livrer tout à la fois une masse de données concrètes et fiables, ainsi qu’un aperçu de sa méthode – même si les spécialistes auraient pu souhaiter davantage encore d’illustrations de celle-ci et de dévoilement des « coulisses » du travail d’identification – et les premières conclusions auxquelles son étude permet d’aboutir. La vision dynamique de la bibliographie que présente Alain Riffaud et l’exigence de renouvellement que cette vision impose marquent à cet égard une sorte de point de non-retour : à moins d’ignorance caractérisée de ses travaux, on ne pourra bientôt plus se contenter de listes brutes et « acritiques » d’éditions repérées de tel ou tel auteur ou domaine, comme cela était encore récemment la norme. Avec sa « méthode de description complète », à la fois « généalogique » (ensemble des éditions) », « panoramique (ensemble des exemplaires) » et « archéologique » (de bibliographie matérielle), l’auteur a ouvert aux bibliographes et aux historiens une voie exigeante mais pleine de promesses. Elle laisse en tout cas espérer que l’on puisse prochainement disposer d’autres « instruments de travail » aussi riches et éclairés pour d’autres périodes et d’autres genres ou domaines où une bonne connaissance croisée du fond et des conditions de la mise en forme est au moins autant nécessaire. On se doit, par conséquent, non seulement de louer ce travail et d’en encourager les prolongements, mais encore de souhaiter qu’il fasse incessamment école… en littérature et au-delà.
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11 Autres petites erreurs pouvant être signalées : pp. 27-28 par exemple « Le Preux » au lieu de « Lepreux » et « Louis de Saint-Charles Jacob » au lieu de « Louis Jacob de Saint-Charles » ; « Chernault » au lieu de « Chesnault » p. 402 ; « La présence […] d’illustrations s’expliquent » p. 434 ; « Chalons » au lieu de « Châlons », etc.
12 Afin de situer l’importance de ce corpus, rappelons que la production imprimée, tous domaines confondus, est évaluée à 17 500 éditions à Paris et à quelque 6000 éditions tant à Rouen qu’à Lyon pour l’ensemble du XVIIe siècle.
13 Ici l’auteur omet tout de même de signaler l’importante et originale contribution de Laurent II Maurry à la diffusion des modèles ornementaux des Elzevier en France.