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1958-2008. Cinquante ans de recherche en histoire allemande du livre Principaux développements d’ensemble

Ursula RAUTENBERG

Professeur de science du livre, Université d’Erlangen

NdlR.: Traduction d’Iris Papouschek, revue par la rédaction

Présenter un demi-siècle de la recherche allemande sur l’histoire du livre est difficile et supposerait des connaissances bibliographiques très solides, s’agissant d’un domaine dans lequel les avancées ont été importantes – notamment grâce au concept de livre « moderne », élaboré avec succès par Fevbre et Martin en 1958 dans leur Apparition du livre. La perspective à la fois sociologique et orientée vers l’histoire de la lecture et de la réception qui caractérise ce livre a eu une influence certaine sur la science allemande du livre. Des paradigmes nouveaux se sont alors imposés : la sociologie de la littérature dans les années soixante-dix, la question de la matérialité des textes et de leur transmission depuis les années quatre-vingts, la discussion autour de la « médialité » du livre qui se développe à partir du milieu des années quatre-vingt-dix. Par suite, la recherche allemande sur l’histoire du livre s’est métamorphosée d’une science auxiliaire de l’histoire en une direction de recherche travaillant d’abord dans une perspective interdisciplinaire.

Je vais m’efforcer de présenter ici quelques-uns des courants et des résultats les plus importants de cette « nouvelle science allemande du livre ». Ce domaine est devenu trop riche pour pouvoir être pris en compte par une personne isolée. C’est pourquoi je me référerai à deux recueils, dont un certain nombre de contributions concernent notre période. Le recueil Die Erforschung der Buchund Bibliotheksgeschichte in Deutschland [La recherche allemande sur l’histoire du livre et des bibliothèques]1 a été publié en 1987 sous forme de mélanges offerts à Paul Raabe, l’ancien directeur de la bibliothèque Herzog August de Wolfenbüttel. Ce recueil présente des synthèses significatives, notamment sur l’imprimerie typographique à l’aube de l’époque moderne, sur l’histoire de la librairie et sur la recherche d’histoire de la lecture et de la censure jusqu’au milieu des années quatre-vingts. J’y ajoute le manuel Buchwissenschaft in Deutschland2. Quoique rédigée dans une autre conception et en mettant l’accent sur d’autres perspectives, cette dernière publication donne une synthèse de la recherche jusqu’à aujourd’hui.

LES « RÉVOLUTIONS DES MÉDIAS » ET LA « MÉDIALITÉ » DU LIVRE

L’année 2000 a été marquée par l’attention donnée par certains grands titres de la presse quotidienne à l’histoire du livre, qui a attiré un public un peu plus large que celui de sa communauté scientifique ordinaire. Plusieurs facteurs ont contribué au fait. D’abord, la commémoration de l’invention de Gutenberg, en 1450, a donné l’occasion au Gutenberg Museum de Mayence de présenter une exposition ambitieuse, accompagnée d’un très riche catalogue sous le titre de Gutenberg und seine Zeit3. Nous avons là un état précis de la recherche la plus actuelle sur Gutenberg et son temps. Un autre motif de curiosité vient de la prise de conscience, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, de ce que nous sommes engagés aujourd’hui dans une nouvelle révolution des médias, avec le développement de l’électronique (le livre électronique, etc.) et d’Internet. Mais un troisième facteur doit encore être mentionné : depuis la publication de The Gutenberg-Galaxy. The Making of Typographic Man par Marshall McLuhan en 1962 – ouvrage traduit en allemand en 1968, avec en sous-titre Das Ende des Buchzeitalters [= La fin de l’époque du livre] –, la thèse, souvent rappelée mais rarement analysée, prétendant que nous sortons de la civilisation gutenbergienne est devenue banale : le point principal reste que les « nouveaux médias » associent la vue et l’ouïe, jusque là dissociées par l’imprimerie, ce qui pousserait à l’abandon de cette dernière4.

Ces trois facteurs se sont combinés en 2000, pour faire ressortir l’idée que l’année du millénaire marquait une césure entre le temps de Gutenberg et celui des nouveau médias fondés sur la digitalisation. Dès 1997, le magazine Time Life avait désigné Gutenberg comme « L’homme du millénaire » (Man of the Millenium), avant Christophe Colomb et Martin Luther. Dans cette perspective a posteriori, l’imprimerie typographique devient une métaphore pour le progrès : l’invention de Gutenberg aurait déclenché la « première révolution des médias », et le livre imprimé aurait assuré la diffusion la plus large des lumières et des connaissances. L’année 2000 serait le temps d’une « deuxième révolution des médias », avec le passage à la technologie digitale de l’information. Ses conséquences culturelles et sociales sont décrites de manière sommaire, mais divergente : les uns la considèrent comme le moment libérateur par rapport à la culture d’imprimerie très hiérarchisée, les autres comme la marque d’un déclin culturel caractérisé par la fin de la lecture.

On se demandera pourquoi ouvrir un tableau d’ensemble à partir précisément de cette année 2000. Il me semble que cette interprétation « populaire » d’une constellation de phénomènes propres à l’histoire des médias témoigne de la manière dont des processus relevant de l’histoire technique des médias – qui bien évidemment ont toujours été pris en compte en histoire du livre, qu’il s’agisse de production ou de distribution – sont considérés comme permettant d’interpréter une mutation du système des médias et les conséquences d’ordre culturel et social qui en découlent, éventuellement avec une perspective prédictive. Un travail scientifique avait renforcé cette thèse, en l’occurrence le livre théorique de Michael Giesecke, publié en 1991, Der Buchdruck in der frühen Neuzeit. Eine historische Fallstudie über die Durchsetzung neuer Informationsund Kommunikationstechnologien5.

La mutation des médias entre le manuscrit et l’imprimé est analysée par Giesecke à la lumière des processus contemporains relatifs à la digitalisation, et en utilisant le vocabulaire des technologies de l’information. L’auteur voit « des parallèles structurels vraiment étonnants » entre le phénomène historique du XVe siècle et « l’introduction des médias électroniques contemporains »6. Ce point, et le fait que Giesecke attribue – à la suite d’Elizabeth Eisenstein7 – pratiquement tout les phénomènes relevant de l’histoire culturelle de l’époque moderne – dont la Réforme et la naissance d’une conscience nationale des peuples européens – à la technique de l’imprimerie8, expliquent le succès de son livre auprès d’un public intéressé par les problèmes relatifs à la culture. La réception a été plus critique de la part des historiens du livre : elle va d’un rejet d’une terminologie considérée comme imprécise et non scientifique, jusqu’à une énumération de nombreuses insuffisances sur le contenu. Un des critiques les plus sévères écrit

Les conceptions de Giesecke, son utilisation de certains résultats scientifiques et ses conclusions constituent globalement un mélange de données à moitié vraies, sinon fausses sur tout ce dont il traite9.

Giesecke se place dans la tradition des théories sur l’écriture et sur les médias développées de McLuhan à Derrida, qui ont une grande influence jusque sur les manuels d’introduction à la science des médias. Dans une conception de celle-ci qui se concentre sur les systèmes de codification que sont l’écriture, la musique et l’image, et sur les effets exercés par les logiques techniques, la logistique et les structures de production, l’invention de l’imprimerie devient le premier exemple de changement du système d’ensemble. L’invention prend le statut de figure technique et matérielle fondatrice d’une constellation relevant de l’histoire culturelle10. Ces théories simplificatrices ont en commun de ne tenir compte ni des constatations historiques ni des résultats d’une recherche érudite minutieuse.

Les spécialistes allemands du livre répondent à ces propositions rassasiées de théorie mais qui ne s’appuient pas sur la recherche historique et en règle générale ne sont pas produites par la communauté des historiens, avec des monographies précises et des ouvrages de référence sur l’histoire du livre et de la librairie. Ces travaux ne se prêtent ni à une généralisation rapide, ni au développement d’un processus de vulgarisation sur les phénomènes en cours aujourd’hui relativement au système des médias. Pour autant, la recherche sur la science du livre ne peut – et ne devrait – pas se fermer au nouveau paradigme de la comparaison entre les médias, mettant en évidence des ruptures et des convergences. La construction d’un modèle inspiré de la théorie des médias et appliqué à la communication par l’imprimé ouvre une perspective nouvelle, plus ou moins prometteuse, sur l’histoire des médias entre le manuscrit et l’imprimé, et sur le jeu complexe des connexions technologiques, économiques, sociales et communicationnelles qui s’y rapportent. Il est possible aussi pour le livre de décrire des fonctions spécifiques et des résultats, l’organisation de sa production et sa diffusion, les institutions de son contrôle et son potentiel fonctionnel ou disfonctionnel de résoudre ou de créer des problèmes11. Une histoire du livre aussi complexe peut recourir aux études déjà existantes et multiples mettant en œuvre des approches méthodiques différentes.

ÉCONOMIE DU LIVRE : PRODUCTION ET COMMERCE

La recherche allemande en histoire du livre a traditionnellement mis l’accent sur l’histoire « matérielle » du livre, sur l’élaboration de bibliographies et de catalogues de livres, sur l’exploration des techniques de production du livre et sur l’histoire des officines. Ce choix vient notamment de ce que notre domaine trouve historiquement ses sources dans la bibliothéconomie et dans l’étude des incunables.

C’est ainsi que les grandes bases de données bibliographiques nationales sont aujourd’hui très avancées, s’agissant de la période prise ici en compte. Il convient de citer d’abord le projet séculaire, toujours inachevé mais avançant aujourd’hui plus vite, du Gesamtkatalog der Wiegendrucke (GW)12. Le Verzeichnis der im deutschen Sprachbereich erschienenen Drucke des 16. Jahrhunderts (VD16) a été publié de 1983 à 2003 en 26 volumes13. Le Verzeichnis der im deutschen Sprachraum erschienenen Drucke des 17. Jahrhunderts (VD17) est pratiquement terminé, tandis que le travail est en cours pour le XVIIIe siècle. Le GW et le VD16 ont encore été publiés sous forme imprimée, mais également accessible sous forme électronique comme bases de données, tandis que le VD17 et le VD18 ne sont plus élaborés que sous forme électronique.

Ces répertoires ont apporté un progrès immense pour la connaissance des sources relatives à la production de livres. Pour la première fois, ils assurent une base fiable à l’étude de cette industrie à l’époque moderne. Des fonctions multiples permettent de poser toutes sortes de questions d’ordre qualitatif ou quantitatif aux bases de données. De plus, ces bases renvoient les catalogues de foires au second plan, en tant que sources bibliométriques les plus importantes. Horst Meyer, après Max Spirgatis, a souligné les insuffisances des anciens catalogues, s’agissant de l’offre faite aux foires de Francfort et de Leipzig. Pour autant, beaucoup de recherches les prennent comme base, la plupart du temps sans beaucoup de critique14.

Depuis environ une demie décennie, ces bases de données sont enrichies de fac-similés électroniques ou de reproductions digitalisées de manuscrits médiévaux ou d’incunables et d’ouvrages anciens jusqu’au XVIIIe siècle. Les chercheurs qui s’intéressent au livre comme objet demandent, contrairement à ceux qui se concentrent sur le texte, de hautes exigences concernant la reproduction en couleurs et la résolution15. La Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG), principale agence de moyens en Allemagne s’agissant de projets de digitalisation de grande envergure, a dès 1997 fixé des standards dans ce domaine, avec ses Règles pratiques16, et a conditionné l’octroi du financement au respect de ces mesures. Nous ne citerons parmi ces nombreux projets que la Verteilte digitale Inkunabelbibliothek (vdIb)17 : ce portail propose déjà 1200 incunables de la Herzog August Bibliothek de Wolfenbüttel et de la Bibliothèque universitaire de Cologne.

La reprise de l’ouvrage de référence Die Buchdrucker des 16. und 17. Jahrhunderts im deutschen Sprachgebiet [Les imprimeurs des XVIe et XVIIe siècles dans l’espace germanophone] (1952 ; 2e tirage 1982) de Josef Benzing par Christoph Reske, éditée en 2007, montre les avancées de la recherche sur la production du livre du XVIe et du XVIIe siècle depuis cinquante ans. Reske a exploité la possibilité de recourir aux bases de données des bibliographies nationales rétrospectives VD16 et VD17. Sa liste réunit des biographies d’imprimeurs, des programmes éditoriaux et de la littérature secondaire, et comprend plus de 1000 pages – un tiers de plus que le deuxième tirage de Benzing de 198218.

A l’étude traditionnellement poussée de la production de livres doit répondre celle du commerce de livres à l’époque moderne. La recherche met ici en œuvre des sources rares, livres de comptes, enregistrements d’actes, correspondances, catalogues d’assortiment ou dossiers de l’administration municipale, pour la plupart encore non éditées. Le répertoire monumental consacré par Heinrich Grimm dans les années soixante aux vendeurs de livres dans l’espace germanophone jusqu’en 1550 reste absolument indispensable19. Il est complété par des monographies plus récentes, dont je ne peux ici mentionner que certaines : Hans-Jörg Künast a donné une présentation impressionnante du spectre des entreprises de librairie et de leurs relations d’affaires à Augsbourg dans la première moitié du XVIe siècle20. Sa recherche témoigne de manière exemplaire du caractère fructueux du travail sur les sources archivistiques, notamment lorsqu’il s’agit de reconstruire des réseaux régionaux et supra-régionaux de libraires.

Le livre de comptes de Peter Drach à Spire a été édité et commenté par Ferdinand Geldner dès 196421. En 2005, Hendrik Mäkeler a repris ce dossier selon une problématique d’histoire économique. Il a pu donner une description précise du commerce du livre de Drach, qui d’une part servait les petits clients au niveau régional, mais qui disposait aussi d’un réseau de diffusion lui permettant de toucher, pour ses propres titres ou ceux de ses confrères, jusqu’à la Bohême et à la Moravie22. Cette source nous donne une image détaillée des voyages et des pratiques d’affaires des marchands de livres, des procédures de règlement et de l’importance des foires. Avec d’autres, cette étude démontre qu’il existait au XVIe siècle une mise en réseau du commerce supra-régional du livre, que les activités d’édition et de distribution se développaient indépendamment de la production elle-même, que des entreprises s’associaient pour des opérations d’édition nécessitant des capitaux importants, et que l’importance des foires régionales et suprarégionales allait croissant23. On citera, parmi les bons exemples de monographies récentes sur des imprimeurs-libraires celle d’Oliver Duntze sur Matthias Hupfuff, actif dans les deux premières décennies du XVIe siècle à Strasbourg24. Duntze montre comment la dynamique du développement économique de l’entreprise est étroitement liée à sa politique éditoriale et à la mise en place de canaux de diffusion au niveau suprarégional. L’exemple précoce de Hupfuff montre comment le libraire de fonds « cherche » à attirer son public en lui proposant certaines lectures.

Aujourd’hui comme hier, le XVIIe siècle constitue la période la plus mal connue de l’histoire allemande du livre : Horst Meyer qualifie même les premières décennies du XVIIIe siècle de « terra incognita »25. Notre information vient ici d’un petit nombre de travaux anciens.

La recherche portant sur la diffusion du livre et sur la lecture, dans une perspective d’histoire sociale, ne reprend, avec de nombreux travaux suggestifs, qu’avec la formation d’un marché littéraire à la fin du Siècle des Lumières et avec la « Première révolution de la lecture ». La Geschichte des Deutschen Buchhandels im 19. und 20. Jahrhundert [Histoire de la librairie allemande aux XIXe et XXe siècles]26, financée par la Commission historique du Börsenverein, commence même plus tard, avec la fondation de l’Empire en 1871. La reprise de l’ancienne Geschichte des deutschen Buchhandels [Histoire de la librairie allemande] de Friedrich Kapp et Johann Goldfriedrich, sur la base de sources d’archives étudiées de près, reste toujours un desiderata de la recherche sur la période moderne27.

LECTEUR ET LECTURE : LES ORDRES DU SAVOIR

La recherche sur la lecture et sur le lecteur, ainsi que la mise en livre et l’histoire des bibliothèques ont connu un puissant développement en Allemagne pendant ces dernières décennies.

Notons d’abord que, pour l’époque du manuscrit28, il n’existe pas d’école allemande à proprement parler, mais que la médiévistique est traditionnellement une discipline qui considère plus volontiers le contexte européen d’ensemble que ne le font les travaux sur la période moderne – dont le cadre de référence est plutôt le cadre national. Plusieurs études ont eu une influence très grande : Orality and Literacy (1982) de Walter Ong, Silent Reading. Its Impact on Late Medieval Script and Society (1982) de Paul Saenger, et Im Weinberg des Textes [Dans la vigne du texte] (1991) d’Ivan Illich, pour n’en citer que quelques-uns. Nous ne rappellerons que brièvement les principaux points de la recherche sur l’histoire de la lecture au Moyen Âge : ils s’organisent en champs de tensions entre les monastères et les universités, entre les laïcs et les clercs, ou encore entre le latin et les langues vernaculaires, mais il intervient aussi la question de la lecture par genres (la lecture féminine), ainsi que le rôle des villes du bas Moyen Âge dans le développements des pratiques de lecture. A côté de ces approches plutôt traditionnelles, on mentionnera l’articulation de l’oral et de l’écrit, et le caractère du texte comme élément de représentation. L’étude de la « performance » a été impulsée et développée par le médiéviste Horst Wenzel, en liaison étroite avec des collègues américains comme Stephen Jaeger, Kathryn Starkey et Jeffrey Hamburger. La monographie consacrée par Wenzel à Hören und Sehen, Schrift und Bild [Entendre et voir. L’écrit et l’image] en 1995 a eu une grand influence : elle organise selon des espaces de perception complexe l’articulation entre mémoire du corps et mémoire de l’écrit, l’ouïe et la vue, texte et image, le tout dans le cadre de la civilisation de cour29.

Les ordres du savoir et de l’érudition sont au centre d’une autre direction de recherche, qui prend pour objet le stockage, l’ordonnancement et la construction des savoir dans le livre du début de l’époque moderne. Helmut Zedelmaier analyse par exemple la mutation du livre

d’un médium de stockage peu structuré (…) en un instrument d’appropriation et de traitement de savoir mettant à disposition des structures référentielles30.

Les différents index et tables sont essentiels pour l’architecture des savoir dans le livre. Quel est le matériau compilé dans les tables de toutes sortes, quelles autres formes le savoir savant peut-il prendre – par exemple des tableaux ou des formulaires ? Mais les autres éléments du paratexte attirent de plus en plus l’attention : un travail récent décrit l’émergence de la page de titre imprimée au XVe siècle, pour faciliter le repérage et l’utilisation des volumes. Il analyse ce phénomène dans le contexte de la production et de la diffusion du livre à l’époque, et montre comment la page de titre s’impose comme élément indispensable du livre « moderne »31.

Mais surtout, dans la lignée de chercheurs comme Henri-Jean Martin, Roger Chartier et Robert Danton, la recherche allemande d’histoire du livre a abordé la question du complexe articulant la matérialité du livre (la mise en livre) et les pratiques de lecture. Un projet de recherche en cours à Erlangen envisage cette question dans le cadre de la « littérature populaire », en étudiant les éditions successives de la Mélusine depuis l’original bâlois de 1473-1474 jusqu’au XIXe siècle : il s’agit de mettre en corrélation les logiques de la production avec la celles de la mise en livre et de la mise en texte, de la lecture, des publics et de la diffusion32.

Cette problématique suppose que le lecteur ait une influence sur sa pratique individuelle de lecture, et que celle-ci varie à la fois d’une personne à l’autre, mais aussi dans le temps. L’esthétique de la réception, fondée avec Der Implizite Leser [Le lecteur implicite] (1972) et Der Akt des Lesens [L’acte de lire] (1976) de Wolfgang Iser, et avec Ästhetische Erfahrung und literarische Hermeneutik [Expérience esthétique et herméneutique littéraire] (1er vol., 1977) de Hans Robert Jauß, a eu une grande influence en Allemagne. Pourtant, ces travaux traitent de la seule réception d’œuvres littéraires, et ils doivent être élargis à une histoire générale de la lecture. La recherche moderne sur la cognition moderne pose, au contraire, le principe que la compréhension d’un texte en tant que représentation cohérente par un lecteur est indépendante du type de textes. Elle s’appuie entre autres sur les théories du psychologue empiriste Hans Hörmann relativement à un « constructivisme cognitif », d’où il découle que la compréhension d’un texte est dépendante du savoir et de la compréhension générale de son lecteur. Sur cette base, Sabine Gross a mis en évidence, avec son petit livre Lese-Zeichen. Kognition, Medium und Materialität im Leseprozeß (1994), l’existence de stratégies de lecture, et montré comment un lecteur se rendra accessibles mêmes des textes inintelligibles. Elle a prouvé ainsi l’intérêt de théories apparemment éloignées de nos domaines, et il serait certainement profitable d’appliquer systématiquement ces idées à l’histoire de la lecture.

Susanne Wehde suit une approche différente dans sa monographie innovatrice, malheureusement peu remarquéz hors d’Allemagne: Typographische Kultur. Eine zeichentheoretische und kulturgeschichtliche Studie zur Typographie und ihrer Entwicklung [La culture typographique. Étude de sémiologie et d’histoire culturelle appliquée à la typographie et à ses développements] (2000). Sur la base de la sémiologie (Umberto Eco notamment), elle envisage les caractéristiques matérielles des signes et leurs fonctions communicatives :

La typographie peut être considérée (…) comme un système d’expression et de signification visuel indépendant du langage, qui développe une sémiotique de la connotation33.

Le choix des caractères au sens strict, mais aussi toute la disposition typographique entière d’un livre, sont déterminants pour sa réception. Wehde réussit ainsi, pour la première fois, à présenter grâce à sa théorie la typographie comme un système de connotation visuelle.

Alfred Messerli étudie les représentations différenciées et les « cultures de la lecture » à travers l’exemple du monde rural suisse et de ses lectures au début de l’époque moderne, mais ces travaux s’insèrent plutôt dans le cadre d’une histoire sociale de la lecture34. La thèse célèbre de Rolf Engelsing, très influente dans les années 70, sur le passage dans la seconde moitié du XVIIIe siècle d’une lecture intensive répétitive à une lecture extensive de textes toujours nouveaux, est ici mise en question. On a noté de manière critique le fait qu’Engelsing a appuyé sa théorie sur le seul exemple d’habitants de Brême, dans la géographie réformée la plus moderne de l’Allemagne. La périodisation précise proposée par Engelsing est mise en cause par les monographies les plus récentes, qui soulignent l’importance des différenciations régionales et sociales. Mais Engelsing est aussi à l’origine d’un autre mot-référence souvent utilisé : il introduit en effet, dans son étude Die Perioden der Lesergeschichte in der Neuzeit [Les périodes de l’histoire de la lecture à l’époque moderne]35 (1970), la formule de « révolution de la lecture » pour désigner l’inflexion fondamentale du rôle et des fonctions de la lecture dans la bourgeoisie allemande de la fin de XVIIIe siècle. Après trois décennies de recherches en histoire de la lecture, Reinhard Wittmann a posé la question, dans un article publié en 1999 : Gibt es eine Leserevolution am Ende des 18. Jahrhunderts ? [Y a-t-il une révolution de la lecture à la fin du XVIIIe siècle ?]36. Sa réponse est « oui », avec des réserves. Le public moderne, anonyme et dispersé, se forme vers 1800. Les lecteurs ne déterminent plus leur choix en fonction de ce qui a été recommandé des siècles pour durant asseoir une vision du monde associant l’Église et l’État, mais ils lisent ce qui satisfait leurs besoins sociaux, intellectuels et émotionnels.

Cette rapide vue d’ensemble ne peut qu’être incomplète. Elle s’est limitée à quelques tendances et résultats pour un domaine que sa richesse rend de plus en plus difficile à maîtriser – et il conviendrait de la prolonger en se plongeant dans la littérature de recherche elle-même. Mais ce tableau partiel témoigne aussi de l’influence de la « nouvelle histoire du livre » de Febvre et Martin sur le travail de recherche non pas allemand en soi, mais poursuivi en Allemagne en échange constant avec l’extérieur.

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1 Die Erforschung der Buchund Bibliotheksgeschichte in Deutschland, éd. Werner Arnold, Wolfgang Dittrich, Bernhard Zeller, Wiesbaden, 1987.

2 Buchwissenschaft in Deutschland. Ein Handbuch, éd. Ursula Rautenberg, Berlin [et al.], De Gruyter, 2009.

3 Gutenberg – Aventur und Kunst. Vom Geheimunternehmen zur ersten Medienrevolution, Mainz, 2000.

4 Vgl. dazu und zum Folgenden : Arno Mentzel-Reuters, « Das Nebeneinander von Handschrift und Buchdruck im 15. und 16. Jahrhundert », dans Buchwissenschaft in Deutschland, ouvr. cité.

5 Michael Giesecke, Der Buchdruck in der frühen Neuzeit. Eine historische Fallstudie über die Durchsetzung neuer Informations- und Kommunikationstechnologien. Mit einem Nachwort zur Taschenbuchausgabe, nelle éd., Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1998 (« Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft », 1357). 1re éd., Frankfurt a. M. 1991.

6 Ouvr. cité, p. 34.

7 Elizabeth L. Eisenstein, The Printing press as an agent of change. Communications and cultural transformations in early-modern Europe, Cambridge [et al.], 1979.

8 Mentzel-Reuters (cf. n. 4).

9 Ulrich Knoop, dans Zeitschrift für deutsches Altertum, 124 (1995), pp. 463-469, ici p. 466.

10 Sven Grampp, « Das ›Buch‹ der Medientheorie : zum Jargon der Uneigentlichkeit », dans Buchwissenschaft in Deutschland, ouvr. cité.

11 Ulrich Saxer, « Buchwissenschaft als Medienwissenschaft », ibid.

12 Éd. Kommission für den Gesamtkatalog der Wiegendrucke, [puis] Deutsche Staatsbibliothek zu Berlin, [puis] Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, vol. 1-10, Leipzig, 1925-2000.

13 Éd. Bayerische Staatsbibliothek München et Irmgard Bezzel, vol. 1-26, Stuttgart, 1983-2003.

14 Horst Meyer, « Buchhandel », dans Die Erforschung der Buchund Bibliotheksgeschichte, ouvr. cité, pp. 206-214.

15 Thomas Stäcker, « Erschließungsformen Alter Drucke im Internet », dans Buchwissenschaft in Deutschland, ouvr. cité.

16 http://www.dfg.de/forschungsfoerderung/formulare/download/12_151.pdf

17 http://inkunabeln.ub.uni-koeln.de

18 Christoph Reske, Die Buchdrucker des 16. und 17. Jahrhunderts im deutschen Sprachgebiet auf der Grundlage des gleichnamigen Werkes von Josef Benzing, Wiesbaden, Harrassowitz, 2007. Voir le compte rendu français de Frédéric Barbier dans Histoire et civilisation du livre, 5 (2009), pp. 409-410.

19 Heinrich Grimm, « Die Buchführer des deutschen Kulturbereichs und ihre Niederlassungsorte in der Zeitspanne 1490 bis um 1550 », dans AGB, 7 (1967), col. 1153-1772.

20 Hans-Jörg Künast, Getruckt zu Augspurg. Buchdruck und Buchhandel in Augsburg zwischen 1468 und 1555, Tübingen, Niemeyer, 1997.

21 « Das Rechnungsbuch des Speyrer Druckherrn, Verlegers und Großbuchhändlers Peter Drach mit Einleitung, Erläuterungen und Identifizierungslisten », dans AGB, 5 (1964), col. 1-196.

22 Hendrik Mäkeler, Das Rechnungsbuch des Speyerer Druckherrn Peter Drach d. M. (um 1450-1504), St. Katharinen, 2005 (« Sachüberlieferung und Geschichte », 38).

23 Voir le rapport de Oliver Duntze, « Verlagsbuchhandel und verbreitender Buchhandel von der Erfindung des Buchdrucks bis 1700 », dans Buchwissenschaft in Deutschland, ouvr. cité.

24 Oliver Duntze, Ein Verleger sucht sein Publikum. Die Straßburger Offizin des Matthias Hupfuff (1497/98-1520), München, 2007 (« Archiv für Geschichte des Buchwesens. Studien », 4).

25 Horst Meyer, « Buchhandel », dans Die Erforschung der Buch- und Bibliotheksgeschichte, ouvr. cité, p. 235.

26 Geschichte des deutschen Buchhandels im 19. und 20. Jahrhundert. Im Auftrag des Börsenvereins des Deutschen Buchhandels hrsg. von der Historischen Kommission. Sont parus : t. I, Das Kaiserreich 1870-1918, 1re partie, 2001, 2e partie, 2003. T. 2, Weimarer Republik, 1re partie, 2007.

27 Friedrich Kapp, Geschichte des deutschen Buchhandels bis in das 17. Jahrhundert, Leipzig, Verlag des Börsenvereins, 1886 (« Geschichte des deutschen Buchhandels », 1). Johann Goldfriedrich, Geschichte des deutschen Buchhandels vom Westfälischen Frieden bis zum Beginn der klassischen Litteraturperiode, ibid., 1908 (« Geschichte des deutschen Buchhandels », 2).

28 Sonja Glauch, Jonathan Green, « Lesen im Mittelalter. Forschungsergebnisse und Forschungsdesiderate », dans Buchwissenschaft in Deutschland, ouvr. cité.

29 Horst Wenzel, Hören und Sehen. Schrift und Bild. Kultur und Gedächtnis im Mittelalter, München, 1995, p. 9.

30 Helmut Zedelmaier, « Buch und Wissen in der Frühen Neuzeit », dans Buchwissenschaft in Deutschland, ouvr. cité.

31 Ursula Rautenberg, « Die Entstehung und Entwicklung des Buchtitelblatts in der Inkunabelzeit in Deutschland, den Niederlanden und Venedig – quantitative und qualitative Studien », dans AGB, 62 (2008), pp. 1-105. Johanna-Christine Gummlich-Wagner, « Das Titelblatt in Köln : Uniund multivalente Titelholzschnitte aus der rheinischen Metropole des Inkunabeldrucks », ibid., 62 (2008), pp. 106-149.

32 Die Melusine des Thüring von Ringoltingen in der deutschen Drucküberlieferung von ca. 1473/74 bis ins 19. Jahrhundert – Buch, Text und Bild. Projet soutenu par la Deutsche Forschungsgemeinschaft.

33 Susanne Wehde, Typographische Kultur. Eine zeichentheoretische und kulturgeschichtliche Studie zur Typographie und ihrer Entwicklung, Tübingen, Niemeyer, 2000 (« Studien und Texte zur Sozialgeschichte der Literatur », 69), p. 87.

34 Alfred Messerli, Lesen und Schreiben 1700 bis 1900. Untersuchung zur Durchsetzung der Literalität in der Schweiz, Tübingen, Max Niemeyer, 2002 (« Reihe Germanistische Linguistik », 229).

35 Rolf Engelsing, « Die Perioden der Lesergeschichte in der Neuzeit. Das statistische Ausmaß und die soziokulturelle Bedeutung der Lektüre », dans AGB, 10 (1970), col. 945-1002, ici 982.

36 Reinhard Wittmann : « Gibt es eine Leserevolution am Ende des 18. Jahrhunderts ? », dans Die Welt des Lesens. Von der Schriftrolle zum Bildschirm, Frankfurt [et al.], 1999, pp. 419-454.