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1909-2009. Du bon usage des commémorations

La Rédaction

Lucien Febvre, Henri-Jean Martin, L’Apparition du livre, 1re éd., Paris, Albin Michel, 1958 (Coll. Quelleriana).

Alban Cerisier nous le rappelle, dans son commentaire du premier numéro de la Nouvelle Revue française, à la date de février 19091 : il y a toujours, dans toute commémoration, une part de factice, et le premier numéro de la NRF a bel et bien été précédé d’un numéro de quelques mois antérieur (novembre 1908). Pour autant, il eût été dommage de passer sous silence la NRF, en cette année de son centenaire et dans la livraison de Histoire et civilisation du livre. Revue internationale consacrée au rôle de Paris dans l’économie de l’édition moderne et contemporaine. La NRF, qui sera bientôt confiée à Gaston Gallimard, constitue en effet l’un des fleurons du magistère exercé encore par la capitale sur les lettres – et sur les livres – durant une grande partie du XXe siècle.

L’année 2009 marque aussi une date certes moins spectaculaire, mais importante pour nous. Il y a cinq ans en effet, une nouvelle revue d’histoire du livre a été fondée à Paris et à Genève, sous le titre de Histoire et civilisation du livre. Revue internationale. Se plaçant dans la tradition de l’ancienne Revue française d’histoire du livre et bénéficiant de la participation d’une grande partie de l’équipe rédactionnelle de celle-ci, le titre nouveau voulait, sans rien renier de l’apport de l’école d’histoire du livre fondée par Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, s’inscrire dans la conjoncture du début du IIIe millénaire : une conjoncture dominée par la « révolution » des « nouveaux médias » et par une profonde reconfiguration du paysage politique, économique et intellectuel le plus large. Histoire et civilisation du livre se devait d’être d’abord une Revue internationale, majoritairement en langue française, à l’heure où la conjoncture générale impose de reconsidérer la place du livre dans le devenir historique, et de réactualiser celle de l’histoire du livre dans la recherche scientifique.

Cinq ans après, le bilan est des plus positifs. Coordonnées par le Comité scientifique et par le Comité de lecture, cinq livraisons, dont celle de 2009, ont été publiées, pour un total de plus de 2000 pages illustrées. Chaque livraison propose un important dossier thématique, une partie d’« Études d’histoire du livre » et une partie de « Mélanges, travaux et rencontres » consacrée aux recensions bibliographiques, aux comptes rendus de manifestations et à des articles plus brefs d’information. Le dossier des « Langues imprimées », publié sous le patronage de la Commission française pour l’UNESCO dans la livraison de 2008, a suscité de nouveaux travaux que le lecteur découvrira dans le présent numéro, qu’il s’agisse de l’histoire des langues en Slovénie actuelle, de leur usage analysé à travers la bibliothèque d’un aristocrate tchèque des Lumières, ou encore du problème spécifique qui est celui, en France, des langues régionales en tant que langues imprimées. L’épistémologie et l’historiographie de l’histoire du livre ont aussi vocation à constituer un pôle des contributions à la revue : cette livraison propose notamment une contribution sur « Transferts culturels et histoire du livre » et un tableau de la recherche récente outre-Rhin. Le souci de conserver une perspective à la fois comparatiste et interdisciplinaire est sensible à travers des articles sur l’histoire technique de l’invention de Gutenberg en Europe, sur le rôle des libraires hollandais entre Paris et Berlin au XVIIIe siècle, ou encore sur une bibliothèque italienne emblématique du despotisme éclairé (la Palatina de Parme, où les influences françaises sont très grandes). Sans oublier notre dossier principal, consacré au rôle de Paris comme « capitale internationale du livre » du XVIIe au XXe siècle.

D’autres anniversaires se présentent encore, qui influent sur la conjoncture scientifique de notre domaine de recherche. Il y a pratiquement cinquante ans en effet, en 1958, la publication de l’Apparition du livre, de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, marquait à la fois la réalisation et l’aggiornamento du programme lancé par Henri Berr dès les années 1900 : élaborer une histoire psychologique et une histoire des idées, et intégrer par ce biais l’histoire du livre dans les catégories d’une histoire sociale « à la française ». Le dossier de l’Apparition du livre a été présenté à l’occasion de la sortie de la troisième édition (1999) de ce qui était dans l’intervalle devenu un classique2, et l’anniversaire commémoré par deux colloques internationaux, tenus en 2008 à Budapest et à Lyon/Villeurbanne3. Un riche dossier de pièces inédites est aussi en cours d’exploitation.

Pourtant, le développement d’une histoire du livre construite dans la perspective ouverte des fondateurs de 1958 reste toujours à assurer, et aujourd’hui peut-être plus qu’hier. La tentation du repli sur soi demeure forte – se retrouver entre spécialistes des livres et des bibliothèques, dans la délectation d’un monde à la fois nostalgique et fermé sur lui-même. Mais la tentation inverse est forte elle aussi, de voir l’histoire du livre se dissoudre dans les catégories d’une histoire générale aux problématiques plus ou moins maîtrisées – sans parler de l’omniprésence de ce qu’il est convenu d’appeler les « nouveaux médias », et notamment de processus de numérisation dont les bibliothèques commencent seulement à percevoir les incertitudes et les dangers. Spécialistes de l’histoire et spécialistes de la chose imprimée, voire du manuscrit, les historiens du livre doivent continuer à bénéficier de cette double compétence qui seule donne la profondeur nécessaire à la fois à la compréhension éclairée du passé et à l’évaluation raisonnée des phénomènes en cours. Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, à la fondation de laquelle Henri-Jean Martin a participé de manière décisive, veut s’inscrire dans cette logique, qui est la nôtre depuis cinquante ans et que nous nous efforçons toujours de promouvoir.

Un dernier anniversaire se profile : en 1989, l’Europe a été le théâtre d’événements exceptionnels. Avec la chute du Mur de Berlin, dans la nuit du 9 au 10 novembre, suivie par la dislocation étonnamment rapide du bloc de l’Est, c’est non seulement l’ordre de 1945 qui est en partie liquidé, mais aussi, comme on s’en rend bientôt compte, une partie de l’ordre issu de la Première Guerre mondiale. L’histoire du livre, à son niveau, s’est trouvée engagée dans la nouvelle problématique. Même si L’Apparition du livre se plaçait dans une perspective occidentale large, l’élaboration traditionnelle de l’histoire du livre s’articulait toujours fortement avec les catégories de la langue et de la littérature nationales, pour aboutir en dernière analyse à celle même de nation. La publication de l’Histoire de l’édition française a marqué un point d’aboutissement de cette problématique indispensable, mais qui apparaît comme de moins en moins suffisante4.

Depuis les années 1980, des recherches ont été poursuivies dans le domaine de l’histoire comparée, surtout entre la France et les pays germaniques, mais aussi avec l’Espagne et avec l’Italie. L’ouverture de l’Europe a rendu possible d’élargir cette problématique à une géographie jusque-là plus difficile à toucher, celle des pays d’Europe centrale et orientale, et de la Russie. Des colloques ont été organisés, des travaux publiés, des discussions et des collaborations engagées. Depuis quelques années, ces perspectives ont été encore élargies à de nouveaux horizons, ceux des anciens mondes coloniaux, ceux de l’histoire du genre, ceux aussi des civilisations extra-occidentales – monde arabo-musulman, Orient et Extrême-Orient. Sur tous ces dossiers qui restent ouverts et que la réflexion méthodologique et épistémologique actuelle sur la catégorie de « transnational » renouvelle largement, Histoire et civilisation du livre. Revue internationale veut continuer, si possible, à s’investir comme elle a commencé à le faire : en témoigne entre autres le riche ensemble d’articles publié en 2007, «Chine-Europe : histoires de livres ».

Factices, les commémorations le sont, mais elles marquent le temps d’utiles anamnèses : commémorer, c’est se souvenir dans la perspective d’une construction à poursuivre. Notre double Comité éditorial souhaite en effet poursuivre dans la voie qu’il a commencé à parcourir, en faisant de la revue aussi bien un espace de réflexion et de discussion qu’un usuel de travail et qu’un outil d’échanges et d’informations. La revue, qui paraît d’abord en français mais aussi dans les autres grandes langues de culture, est à l’écoute de ses lecteurs et de tous ceux qui sont concernés par l’histoire du livre, sous quelque forme que ce soit. Que cet espace devienne, encore plus qu’aujourd’hui, un espace vivant de débats et de contributions multiples, c’est le vœu que nous formulons pour ce cinquième anniversaire.

Collaborateurs des cinq premières livraisons

Vanessa AlbertiMax EngammareAnne-Laure Mennessier
Brigitte BacconnierMichel EspagneGaël Mesnage
Bernard BarbicheClaudette FortunyVirginie Meyer
Frédéric BarbierMartine FurnoSheza Moledina
Jean-François BelhosteDenis GalindoJean-Yves Mollier
Hélène-Sybille BeltranAnthony GlinoërIstván Monok
Christiane Berkvens-Stevelinck Juliette GuilbaudMateus H. F. Pereira
Anne BéroujonPascale IssartelMarianne Pernoo
Joyce BoroClémence JosteNathalie Pineau-Farge
Jean-François BotrelSabine JuraticJean-Paul Pittion
Yves-Bernard BrissaudGreta Kaucher Veronika Prochazkova
Michela BussottiWilliam KempHan Qi
Caroline CalameMarcel LajeunesseUrsula Rautenberg
Daniela CamurriJacques LandreciesAlain Riffaud
Pierre CasselleOtto LankhorstMathilde Thorel
Alban CerisierCéline LèbreIstván György Tóth
Christophe CharleMarie-Dominique LeclercDominique Varry
Diana Cooper-RichetAnne Lefebvre-TeillardRémi Verron
Aurélie DarbourClaire MadlNatalia Viola
Andrea De PasqualeCatherine MagnienMichael Wögerbauer
Marie-Pierre Dion-TurkovicsRafael Rodriguez MarínLudmila Wolzun
Jean-Pierre DrègeChristophe MarquetFang Yanshou
Anja DularJean-Dominique MellotZhang Zhiqing

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1 Ci-dessus, pp. 6-9.

2 Lucien Febvre, Henri-Jean Martin, L’Apparition du livre, 3e édition, postface de Frédéric Barbier, Paris, Albin Michel, 1999 (« Bibliothèque de l’Évolution de l’humanité »).

3 Premier volume sous presse : Cinquante ans d’histoire du livre : de L’Apparition du livre à 2008, éd. Frédéric Barbier, István Monok, à paraître dans la collection « Vernetztes Europa – L’Europe en réseaux » (Leipzig / Budapest). Deuxième volume en préparation, sous la direction de Dominique Varry, aux presses de l’Enssib.

4 Histoire de l’édition française, dir. Roger Chartier, Henri-Jean Martin, 2e édition, Paris, Fayard, 1990, 4 vol.