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Paris dans les livres au XIXe siècle

Christophe CHARLE

Professeur à l’Université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France, directeur de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine

Immensité du sujet et des sources

Dans son introduction au Guide bleu de 1921, Georges Lenôtre estimait à plus de deux cent mille le nombre de livres et d’articles consacrés à Paris à l’époque. Patrice Higonnet, dans son ouvrage de 2002, Paris capitale du monde, risque l’estimation de 10 000 pour les seuls livres1. Au vrai, ces ordres de grandeur, même impressionnants, oublient les extensions du livre que sont les revues et magazines dont le XIXe siècle a été l’inventeur et qui, publiés pour l’essentiel à Paris, multiplient les vues et analyses de la capitale au hasard des chroniques, des « premiers Paris », des articles thématiques, etc. Comme le héros de Balzac découragé à l’idée que, même en vivant plusieurs vies, il ne pourra jamais lire cette littérature infinie et donc sera incapable d’honorer le contrat ambitieux que supposerait le titre « Paris dans les livres » ici proposé, l’auteur devrait s’avouer vaincu face à cet himalaya de papier. Pour sumonter ce découragement initial et ne pas rester figé au pied de la montagne, deux choix stratégiques ont été adoptés.

En premier lieu, les études partielles existantes sur des échantillons de cette littérature consacrée à Paris, qu’il s’agisse des guides2, des romans et des enquêtes socials3, de la poésie4, des imprimés illustrés, de la littérature anecdotique5 démontrent toutes une certaine répétitivité des images consacrées de la capitale au cours du XIXe siècle et même une hysteresis de certaines représentations débordant d’un siècle à l’autre. Cette lenteur relative de l’évolution des représentations (ou des mythes) attachées à la ville lumière n’empêche pas des ruptures par à-coups, en fonction des grandes scansions de la vie politique, de la vie sociale ou de la vie urbaine. Mais, une fois ces nouvelles images ou ces nouveaux thèmes élaborés par quelques ouvrages phares, la masse du tout-venant des publications les ressassent ad nauseam ou les déclinent en des formats, des styles ou des présentations différenciées socialement ou culturellement sans les modifier vraiment, en attendant une prochaine rupture majeure. Cette double strate de l’imprimé consacré à Paris permet, d’une certaine façon, de faire l’économie de l’exhaustivité impossible évoquée précédemment. Ce qu’il faut repérer ce sont les moments fondateurs d’un nouveau discours sur Paris inscrits dans quelques publications phares qui servent de sources à des centaines de variations, intéressantes surtout pour mesurer la diffusion sociale large ou les hiérarchies culturelles à l’œuvre dans le monde des livres du XIXe siècle.

Pour autant, et c’est le second parti qui sera adopté ici, il ne faut pas, à l’inverse, se restreindre, comme le font trop d’études6, aux seules grandes œuvres ou grands auteurs identifiés à un panthéon de l’histoire littéraire actuelle. Pour une part en effet, ceux-ci ne sont pas forcément ni toujours les créateurs d’images nouvelles ou les enregistreurs de ruptures dans la représentation livresque de Paris. Comme les auteurs secondaires ou spécialisés, ils sont parfois les simples vulgarisateurs d’images ou de description inaugurées avant eux et qui font partie de la culture commune d’une époque. Ils sont prisonniers aussi, comme tout un chacun, de leur trajectoire biographique qui leur a permis ou non d’avoir une vue plus ou moins complète d’une ville insaisissable et en perpétuel mouvement. Si leur propos littéraire n’est que d’utiliser la ville comme un décor et de centrer leur effort sur les relations humaines entre leurs personnages ou sur un milieu restreint, ces auteurs célèbres tombent aussi facilement que des auteurs secondaires dans les stéréotypes ou les représentations surannées familières aux lecteurs. Inversement, des auteurs oubliés ou sans statut littéraire relevant de genres austères et peu populaires produisent parfois des tableaux ou des images plus originaux, précisément parce qu’ils ne sont pas prisonniers des conventions littéraires établies ou parce que, conscients de leur faible talent de plume, ils compensent leur manque d’aura stylistique par des efforts d’enquête ou d’invention de points de vue inédits susceptibles d’attirer l’attention du lecteur curieux de Paris d’une autre manière.

Reste un dernier point, qui nous ramène au constat de découragement devant l’immensité bibliographique déjà citée. Même en adoptant ces deux partis : choisir les livres qui évoquent Paris en introduisant des innovations ou des ruptures dans les représentations conventionnelles antérieures et ne pas se limiter aux « grandes » œuvres littéraires, ne sait-on pas d’avance ce qu’on va trouver et qui est plus ou moins déjà transcrits dans les livres classiques sur l’histoire de Paris qui consacrent, çà et là, un passage aux représentations livresques de la capitale ? Le passage de l’ombre à la lumière, de la ville médiévale et inquiétante à la ville moderne et policée d’Haussmann, de la ville resserrée et conflictuelle des barricades, à la ville ségrégée et dissociée des manifestations de masse et des mondes qui s’ignorent, de la jungle impénétrable et mystérieuse d’Eugène Sue ou de Victor Hugo au rêve de la transparence statistique qui prévient les maux sociaux de la ville saint-simonienne, de la capitale éruptive des barricades entre 1827 et 1871 à la ville en fête et en représentation des expositions et du tourisme international de la Belle époque, etc.

Tous les auteurs que nous allons utiliser sont évidemment fils de leur temps et n’échappent pas à la diffusion de ces lieux communs ni aux grandes ruptures auxquelles ils ont assisté et qu’ils ont dû accepter, bon gré mal gré, parfois avec retard ou réticence, si l’on se souvient du discours nostalgique de Baudelaire ou, plus récemment, de Louis Chevalier. Mais ce que nous rechercherons ici, ce sont moins les vérifications de ces grands mouvements bien connus de l’histoire parisienne que les décalages, les débats, les tensions, les discordances qu’en une séquence donnée de temps, ces écrits parisiens nous révèlent, puisque Paris est aussi, par excellence, la ville de la discorde, du combat, de la polémique et du scandale. Même les périodes apparemment heureuses ou d’avènement de la modernité et du progrès, cette immense population dans sa diversité ne les a nullement vécues à l’unisson et a trouvé chez les faiseurs de livres (inégalement certes mais suffisamment pour qu’il en reste des traces) des porte parole restituant la diversité des expériences vécues et des points de vue par les divers groupes.

LE PARIS DES « MYSTÈRES »

Le Paris du premier XIXe siècle juxtapose des images particulièrement contrastées et incompatibles produites par une ville en croissance rapide, où la presse et la littérature mais aussi les premiers enquêteurs sociaux rivalisent pour essayer de donner aux contemporains des clés de compréhension tout en partageant une sensibilité inquiète qui les porte à l’exagération, au grossissement mélodramatique, au choix du spectaculaire au détriment du banal, aux tableaux des extrêmes (monde des salons et des bas-fonds, du luxe et de la misère, des marginaux et des aristocraties de l’argent, du sang ou de l’esprit), plutôt qu’aux Parisiens « moyens » réservés aux caricaturistes, aux vaudevillistes ou à la littérature panoramique. Pour saisir ces mondes disparates, les panoramas ou les vues d’en bas s’imposent comme les procédés privilégié des auteurs à la recherche de la sténographie du Paris des mystères.

Panoramas

Dans la plupart des ouvrages de cette période, Paris est toujours entrevu sous deux angles : en général de manière fragmentée à travers des lieux symboliques, spécifiques ou fortement chargés de sens qui sont des « lieux communs » ou des passages obligés. Certaines parties de la ville sont très surrepresentées, que ce soit dans les guides ou dans les romans : le centre (notamment le Palais-Royal et les boulevards) et les marges (les barrières, certains faubourgs), les traces du passé le plus ancien ou mystérieux (catacombes, égouts, souterrains, édifices antiques, ruines, vieilles maisons) ou de la modernité et de la nouveauté qui produit le sentiment de l’accélération du temps propre à la grande ville. C’est évidemment dans les guides, axés sur la nouveauté, ou chez Zola et les écrivains de la transformations haussmanienne que ce sera le plus présent.

Même à la génération romantique, on trouve cette utilisation du heurt temporel à partir de certains lieux névralgiques. Le début de Notre-Dame de Paris part de la trace actuelle du passé dans la cathédrale (un mot grec ANANKE, qui signifie destin, laissé par un prêtre sur un mur) pour opérer la plongée arrière dans l’histoire. Inversement, certains chapitres du roman donnent la perspective aval depuis le Moyen Âge finissant vers les temps modernes, comme si l’auteur donnait à certains personnages la préscience de l’inéluctabilité de l’histoire à venir. C’est le célèbre chapitre « ceci tuera cela » où est mise en parallèle la bible de pierre qu’est la cathédrale et la bible de papier qui naîtra de l’imprimerie en train d’apparaître au moment où se déroule le roman (1482).

Les panoramas visuels sont, à l’inverse, un moyen de faire saisir simultanément les contrastes qui coexistent dans la grande ville en s’ignorant le plus souvent, mais qui apparaissent enfin grâce au pouvoir évocateur du point de vue de l’auteur ou du personnage porte parole devenu omniscient. Il s’empare de la ville par l’ascension soit d’un monument (les tours de Notre-Dame), soit sur un lieu élevé à l’écart comme le Père Lachaise (Le Père Goriot):

Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel et dit ces mots grandioses : « A nous deux maintenant !»7

La vision de Paris que nous offre ici Balzac est très simplifiée puisque résumée à ses beaux quartiers de l’ouest, eux-même signalés par les lumières, symboles du luxe et de la modernité, (c’est là que s’implante à l’époque en premier l’éclairage au gaz), du pouvoir attractif qu’ils exercent sur les obscurs, et par deux monuments historiques qui émergent de la mer des toits. Ce sont les deux hommages à la gloire militaire présents alors dans la ville, puisque l’Arc de triomphe de l’Étoile est, à l’époque où se déroule le roman, encore inachevé. L’un, construit par Louis XIV, évoque l’ancienne France, l’autre, par Napoléon, la nouvelle. La conquête sociale envisagée par Rastignac comme une bataille de l’individu solitaire contre le monde remplace dans la société moderne la conquête du pouvoir ou de la gloire des anciens héros de la monarchie ou de l’empire contre l’Europe.

L’adjectif choisi par Balzac pour qualifier la phrase de Rastignac, « mots grandioses », par sa grandiloquence et sa proximité subliminale avec ces souvenirs historiques inscrits dans la trame urbaine est chargé une certaine dose d’ironie : le romancier qui partage avec son héros la fascination pour les milieux aristocratiques souligne en même temps la rétraction des ambitions de la nouvelle génération sur des objectifs limités d’une époque mercantile et publicitaire. Dans le Paris moderne, les batailles ne peuvent plus se livrer qu’autour des intérêts et des vanités mondaines alors qu’aux générations précédentes, comme pour le héros du Colonel Chabert, il s’agissait de vraies batailles, comme à Eylau, où l’on risquait sa vie.

La métaphore de la ruche bourdonnante renforce cette dimension ironique, puisque les épisodes mondains présents dans le roman ont souligné surtout l’oisiveté du monde et sa préoccupation pour des enjeux le plus souvent médiocres. On ne peut s’empêcher de penser que Balzac, ici, inverse sciemment la célèbre parabole de 1820 d’Henri de Saint Simon sur les abeilles et les frelons où ce dernier évoquait, sans crainte de choquer, l’hypothèse de la disparition de la haute société et n’y voyait nul péril pour la prospérité de la France, puisqu’elle ne mène qu’une existence parasitaire comme les frelons alors qu’il importerait au contraire de soutenir les abeilles industrieuses, les industriels garants de l’expansion du pays.

Victor Hugo propose aussi des vues panoramiques dans ses deux principaux romans sur Paris, Notre-Dame de Paris (« Paris à vol d’oiseau ») et Les Misérables (« Paris à vol de hibou »). A la différence de Balzac, il n’emploie plus le masque fictionnel du regard du personnage censé justifier l’excursus descriptif et reprend ses droits souverains de créateur. Il entend ainsi donner au lecteur un don de double vue, l’arracher à son horizon borné spatialement ou chronologiquement et lui faire partager l’omnipotence et l’omniscience de l’auteur de la bible de papier capable d’opérer la résurrection d’une ville disparue. Chez Hugo, le panorama est dynamique : le mouvement du regard fait revivre en même temps le mouvement de l’histoire. La ville est une sorte de fossile qu’il ressuscite et fait grandir en accéléré, comme un insecte qui change de peau, un enfant « qui crève ses vêtements de l’an passé »8. Cette ville en croissance perpétuelle est aussi comme une forêt de pierre, une jungle inextricable, une stratification de styles et d’époques :

Pour le spectateur qui arrivait essouflé sur ce faîte, c’était d’abord un éblouissement de toits, de cheminées, de rues, de ponts, de places, de flèches de clochers. Tout vous prenait aux yeux à la fois, le pignon taillé, la toiture aiguë, la tourelle suspendue aux angles des murs, la pyramide de pierre du onzième siècle, l’obélisque d’ardoise du quinzième, la tour ronde et nue du donjon, la tour carrée et brodée de l’église, le grand, le petit, le massif, l’aérien. Le regard se perdait longtemps à toute profondeur dans ce labyrinthe, où il n’y avait rien qui n’eût son originalité, sa raison, son génie, sa beauté…9

Ombres et lumières

Vus de près, les contrastes du Paris de l’époque apparaissent peut-être encore mieux à échelle réduite dans certains lieux où ils se concentrent. C’est sans doute le Palais-Royal qui rassemble le mieux ces extrêmes dans la première moitié du XIXe siècle : il est le centre de divers commerces de luxe, des maisons de jeux, des librairies, proche du siège des principaux journaux et des lieux de rassemblement politique. C’est aussi un des hauts lieux de la prostitution. Il focalise alors les descriptions de la littérature pittoresque et panoramique avant d’être peu à peu détrôné par les Boulevards plus au nord :

Depuis qu’on a découvert le moyen de donner un fluide invisible pour aliment à la flamme et de conduire le gaz dans les tuyaux, comme l’eau de la Seine, pour le répandre en flots lumineux jusqu’au sommet des édifices, le Palais-Royal a reçu un éclat nouveau qui ne permet point de comparaison avec son éclairage d’autrefois. Plus de deux cents jets d’une lumière aussi limpide qu’abondante, plus douce, plus égale et plus vive en même temps que son ancienne et ignoble rivale, dessinent les cintres d’un même nombre d’arcades et versent un jour pur sous les portiques. A cette clarté vient se mêler celle des magasins qui s’échappe par des issues dix fois plus nombreuses ; elle glisse, s’étend et rayonne sur les étalages où tout est acier, or, soie, argent, cristal ou pierres précieuses ; mille feux en jaillissent et sons réfléchis par les surfaces d’acajou poli ou les parois de glace étamée.

Tous les magasins sont consacrés, dans ce riche bazar, aux objets de luxe et aux brillantes superfluités…10

Cette description enthousiaste d’un publiciste de 1832 est suscitée par une révolution technique toute récente : l’installation de l’éclairage au gaz mais aussi l’assainissement progressif des commerces et l’expulsion des populations les plus douteuses, chassées des abords du Palais du futur roi des Français début 1830 avec le remplacement des anciennes galeries de bois par la nouvelle galerie d’Orléans toute en pierre et en vitre. A l’inverse, Balzac, dans Illusions perdues, fait resurgir devant le lecteur de 1837 le Palais-Royal douteux des années 1820, ce quartier de la débauche et de la dépense où le meilleur (le commerce des livres ou des modes et des objets précieux) et le pire (le jeu, le charlatanisme, la prostitution) se côtoient et s’attirent cyniquement :

A cette époque les Galeries de Bois constituaient une des curiosités parisiennes les plus illustres. Il n’est pas inutile de peindre ce bazar ignoble ; car pendant trente-six ans, il a joué dans la vie parisienne un si grand rôle, qu’il est peu d’hommes âgés de quarante ans à qui cette description incroyable pour les jeunes gens ne fasse encore plaisir. En place de la froide, haute et large galerie d’Orléans, espèce de serre sans fleurs, se trouvaient des baraques, ou, pour être plus exact, des huttes en planches, assez mal couvertes, petites, mal éclairées sur la cour et sur le jardin par des jours de souffrance appelées croisées, mais qui ressemblaient aux plus sales ouvertures des guinguettes hors barrière11.

On est à l’opposé du luxe et de la lumière rayonnante du texte précédent. Balzac le connaissait bien puisqu’il avait collaboré à l’ouvrage collectif dont il est extrait, Le Livre des Cent et un, et on peut imaginer qu’il prend un malin plaisir à en dresser le négatif point par point. Son tableau sombre d’un des mystères de Paris s’inspire aussi d’une intention politique à peine masquée. Opposant déclaré au régime de Louis-Philippe, il rappelle ici un trait peu reluisant de la nouvelle dynastie dont le chef, bourgeois spéculateur madré avant d’être roi, n’hésitait pas à louer son domaine à divers commerces, même douteux, pour en tirer profit :

De toutes rues adjacentes allaient et venaient un grand nombre de filles qui pouvaient s’y promener sans rétribution. De tous les points de Paris, une fille de joie accourait « faire son Palais ». Les galeries de pierre appartenaient à des maisons privilégiées qui payaient le droit d’exposer des créatures habillées comme des princesses, entre telle ou telle arcade et à la place correspondante dans le jardin ; tandis que les Galeries de Bois étaient pour la prostitution un terrain public, le Palais par excellence, mot qui signifiait alors le temple de la prostitution12.

En mêlant à dessein le vocabulaire pompeux de l’architecture palatiale (« galerie », « princesse », « arcade », « palais ») et le sordide d’un lieu voué à l’amour vénal avec la tacite autorisation du propriétaire devenu, entretemps, le roi des Français grâce à l’onction des barricades, Balzac souligne à la fois les tares impudiques de cette société parisienne disparue (mais en fait seulement déplacée vers d’autres lieux à l’époque où il écrit) et la profonde hypocrisie du roi bourgeois qui affiche une vie de famille patriarcale tout en s’enrichissant indirectement avec les vices de ses concitoyens.

C’est Eugène Sue, avec Les Mystères de Paris en 1842-1843, qui exploitera de manière encore plus manichéenne ce heurt des extrêmes, cette menace des bas-fonds contre les honnêtes gens, cette barbarie présente au cœur du lieu le plus raffiné et le plus civilisé de la terre, ce qui justement attire tous les éléments irrécupérables prêts à tout pour s’approprier les richesss étalées par les classes supérieures. Le roman s’ouvre sur les descriptions grandiloquentes des bouges de l’île de la Cité où, par la grâce de l’arbitraire du feuilletonniste, des repris de justice, une prostituée et un prince masqué se livrent un premier combat physique puis symbolique qui sera repris et amplifié tout au long des épisodes :

Le quartier du Palais de Justice, très circonscrit, très surveillé, sert pourtant d’asile ou de rendez-vous aux malfaiteurs de Paris. N’est-il pas étrange, ou plutôt fatal, qu’une irrésistible attraction fasse toujours graviter ces criminels autour du formidable tribunal qui les condamne à la prison, au bagne, à l’échafaud !

Cette nuit donc, le vent s’engouffrait violemment dans les espèces de ruelles de ce lugubre quartier ; la lueur blafarde, vacillante des réverbères agités par la bise, se reflétait dans le ruisseau d’eau noirâtre qui coulait au milieu des pavés fangeux.

Les maisons, couleur de boue, étaient percées de quelques rares fenêtres aux châssis vermoulus et presque sans carreaux. De noires, d’infectes allées conduisaient à des escaliers plus noirs, plus infects encore, et si perpendiculaires que l’on pouvait à peine gravir à l’aide d’une corde à puits fixée aux murailles humides par des crampons de fer13.

La même culmination aux extrêmes réapparait à la fin du livre, lors de la saturnale dans une guinguette de la barrière Saint-Jacques où la foule du faubourg misérable, qui n’a pas quitté ses déguisements de carnaval, converge pour aller se repaître du spectacle d’une exécution capitale au lendemain de la mi-carême comme aux époques les plus violentes de l’Ancien Régime ou de la Terreur :

Il faudrait le pinceau de Callot, de Rembrandt ou de Goya pour rendre l’aspect bizarre, hideux, presque fantastique, de cette multitude. Presque tous, hommes, femmes, enfants étaient vêtus de vieux costumes de mascarades (…) tous ces visages, flétris par la débauche et par le vice, marbrés par l’ivresse, étincelaient d’une joie sauvage en songeant qu’après une nuit de crapuleuse orgie, ils allaient voir mettre à mort deux femmes dont l’échafaud était dressé.

Écume fangeuse et fétide de la population de Paris, cette immense cohue se composait de bandits et de femmes perdues qui demandent chaque jour au crime le pain de la journée (…) et qui chaque soir rentrent largement repus dans leurs tanières14.

Luxe et misère

Ces antithèses, en accord avec la sensibilité et le pathos romantique ou mélodramatique, ne se réduisent pas à ces effets d’ombre et de lumière. La plupart des écrits sur le Paris d’avant 1848 dessinent une nouvelle géographie sociale plus complexe produite par une ville dont la population double, qui débordedéjà hors de ses limites officielles en direction de la « petite banlieue » maintenant enserrée dans les fortifications construites par Thiers à partir de 1840. A l’opposition est/ouest des panoramas, à la différence entre les deux rives, l’une active et industrieuse, l’autre vouée au travail intellectuel ou à la rente, se superpose une carte complexe avec ses zones de haute et basse pression sociale, ses spécialisations entre le travail et la résidence, les espaces de relégation et de représentation.

L’ouverture de L’Assommoir est l’une des premières descriptions de cette extension des mouvements de population entre la « petite banlieue » et le Paris enserré dans l’ancien mur d’octroi. Anxieuse du retour de Lantier, qui a découché, Gervaise, logé boulevard Rochechouart au pied de Montmartre, scrute ainsi à l’aube les allées et venues sur le boulevard extérieur :

Quand elle levait les yeux, au delà de cette muraille grise et interminable qui entourait la ville d’une bande de désert, elle apercevait une grande lueur, une poussière de soleil, pleine déjà du grondement matinal de Paris. Mais c’était toujours à la barrière Poissonnière qu’elle revenait, le cou tendu, s’étourdissant à voir couler, entre les deux pavillons trapus de l’octroi, le flot ininterrompu d’hommes, de bêtes et de charrettes, qui descendait des hauteurs de Montmartre et de La Chapelle. Il y avait là un piétinement de troupeau, une foule que de brusques arrêts étalaient en mares sur la chaussée, un défilé sans fin d’ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur pains sous le bras ; et la cohue s’engouffrait dans Paris où elle se noyait continuellement15.

Pour éclairer cette description de ce qu’on appellerait aujourd’hui une migration pendulaire, il faut rappeler quelques éléments factuels. Le roman est censé débuter en mai 1850 et Gervaise habite à l’hôtel sur la limite extérieure du Paris d’avant l’annexion. Les villages environnants de Montmartre et de La Chapelle ont déjà largement commencé à se peupler d’ouvriers qui y trouvent des logements et un approvisionnement meilleur marché puisque non soumis aux taxes de l’octroi prélevées à la barrière (ici Poissonnière). La contrepartie de ce choix économique est aussi décrite dans ce texte. Tous les matins, tous ces travailleurs hors la ville doivent se lever tôt, dès cinq heures, pour être à l’ouvrage dans les ateliers ou chantiers (« leurs outils sur l’épaule ») situés encore majoritairement dans l’ancien Paris, le plus peuplé. D’où tous les matins cet encombrement aux portes aggravé encore par l’afflux des matériaux ou des approvisionnements des maraîchers apportés en charrettes et qui doivent être inspectés et taxés.

Contrastes sociaux

C’est Balzac qui, le premier, en 1834, a esquissé ce nouveau tableau d’ensemble des contrastes sociaux dans le prologue de La Fille aux yeux d’or. Adoptant une démarche quasi-sociologique il décrit la société parisienne comme une série de cercles où chaque classe sociale s’épuise selon ses caractéristiques et ses ambitions à poursuivre sans relâche la quête de l’or et du plaisir au point de s’y détruire :

Donc le mouvement exorbitant des prolétaires, donc la dépravation des intérêts qui broient les deux bourgeoisies, donc les cruautés de la pensée artiste, et les excès du plaisir incessamment cherché par les grands, expliquent la laideur normale de la physionomie parisienne. (…) à Paris, Petits, Moyens et Grands courent, sautent, et cabriolent, fouettés par une impitoyable déesse la Nécessité : nécessité d’argent, de gloire ou d’amusement16.

Écrit au lendemain d’une période particulièrement troublée, marquée par la révolution de 1830, le pillage de l’archevêché en février 1831, la grande épidémie de choléra du printemps 1832 puis l’insurrection des 5-6 juin 1832 après l’enterrement du général Lamarque, ce passage traduit l’angoisse des intellectuels conservateurs et des classes supérieures face à une ville qui semble échapper au contrôle politique et policier et qui développe toutes sortes de pathologies urbaines, faute d’un urbanisme adapté à la masse des nouveaux migrants attirés par ses industries, son commerce, ses emplois de service. Si le nombre de morts à Paris a été beaucoup plus élevé lors du choléra de 1832 (19 000 décès) que dans toutes les autres capitales européennes, c’est parce que l’entassement des hommes, l’accumulation des déchets, la mauvaise qualité de l’eau et le manque d’égouts ont particulièrement favorisé la contagion et touché les classes populaires les plus exposées à la misère et à l’absence de confort. Sans comprendre forcément la vraie nature du problème, puisqu’à l’époque on attribue le choléra à des miasmes, les tableaux de Paris insistent sur cette saleté incontrôlée d’une ville qui vit dans la boue.

Les maladies urbaines

La saleté revient en effet comme un leitmotiv dans les écrits sur Paris, notamment chez Balzac :

Si l’air des maisons où vivent la plupart des bourgeois est infect, si l’atmosphère des rues crache des miasmes cruels en des arrière-boutiques où l’air se raréfie, sachez qu’outre cette pestilence, les quarante mille maisons de cette grande ville baignent leurs pieds en des immondices que le pouvoir n’a pas encore voulu sérieusement enceindre de murs en béton qui pussent empêcher la plus fétide boue de filtrer à travers le sol, d’y empoisonner les puits et de continuer souterrainement à Lutèce son nom célèbre. La moitié de Paris couche dans les exhalaisons putrides des cours, des rues et des basses œuvres17.

L’intérieur des maisons habitées par la majorité de la population (la ville compte alors deux tiers d’habitants qu’on peut rattacher aux classes populaires) redouble cet inconfort par la promiscuité et le manque d’air. Ainsi dans le garni peuplé d’ouvriers du bâtiments immigrés décrit par Martin Nadaud dans ses mémoires d’ancien maçon :

A ce moment, il n’entrait ni livres ni journaux dans nos garnis : on peut dire qu’on mangeait et qu’on dormait, sans jamais songer à la culture de l’esprit. Puis, nous remontions dans nos chambres respirer un air fétide et vicié, et par comble, le seul cabinet d’aisance qu’il y eût dans la maison, à l’usage de plus de 60 personnes, se trouvait sur notre carré, et j’avoue qu’il n’était pas facile d’y pénétrer bien qu’il y eût de chaque côté de la lunette pierres sur pierres. Quand les hommes de notre chambrée se déchaussaient pour se mettre au lit, les pieds en sueur ou sortant de bas crasseux qu’ils ne changeaient pas toujours chaque semaine, il fallait être bien habitué à ce genre de vie pour ne pas se boucher les narines18.

L’entassement dans les appartements n’est pas moindre puisque beaucoup de travailleurs manuels exercent leur activité à domicile. L’absence d’approvisionnement en eau, sauf si l’on peut louer les services d’un porteur d’eau, la médiocrité du chauffage, l’air et la lumière inaccessibles pour toutes les habitations sur cour, qu’on multiplie à l’arrière des immeubles pour rentabiliser les moindres espaces libres, sont le lot de la majorité des Parisiens. S’y ajoute la fatigue des ascensions dans les casernes à loyer de plus en plus hautes. La maison de la rue du Temple, décrite dans Les Mystères de Paris tout comme l’immeuble de la Goutte d’Or de L’Assommoir, dessinent ce schéma indéfiniment répété tout au long du siècle de ces taudis populaires. Voici le tableau de 1838 sous la plume d’Eugène Sue :

Située au centre d’un quartier marchand et populeux, cette maison n’offrait rien de particulier dans son aspect ; elle se composait d’un rez-de-chaussée occupé par un rogomiste, et de quatre étages surmontés de mansardes.

Une allée sombre, étroite, conduisait à une petite cour ou plutôt à une espèce de puits carré de cinq ou six pieds de large, complètement privé d’air, de lumière, réceptable infect de toutes les immondices de la maison, qui y pleuvaient des étages supérieurs, car des lucarnes sans vitres s’ouvraient au-dessus du plomb de chaque escalier19.

Peu de chose a changé vingt ans plus tard dans l’immeuble des faubourgs peint dans L’Assommoir, si ce n’est une aggravation de l’entassement, l’absence d’intimité, les nuisances sonores et les odeurs de toute sorte (cuisine, latrines) qui font partager à chaque locataire les pollutions de tous :

En effet, l’escalier B, gris, sale, la rampe et les marches graisseuses, les murs éraflés montrant le plâtre, était encore plein d’une violente odeur de cuisine. Sur chaque palier, des couloirs s’enfonçaient, sonores de vacarme, des portes s’ouvraient, peintes en jaune, noircies à la serrure par la crasse des mains ; et, au ras de la fenêtre, le plomb soufflait une humiditié fétide dont la puanteur se mêlait à l’âcreté de l’oignon cuit. On entendait, du rez-de-chaussée au sixième, des bruits de vaisselle, des pôelons qu’on barbotait, des casseroles qu’on grattait avec des cuillers pour les récurer20.

Tapage, senteurs malodorantes, crasse, surpopulation, manque d’espace, rien n’a fondamentalement évolué par rapport au tableau antérieur, si ce n’est que la maison ouvrière a encore gagné en hauteur (six étages au lieu de cinq), en profondeur (plusieurs cours et escaliers). Espace de travail et espace de vie, espace privé et espace public restent contigus et partiellement confondus, source de heurts et de nuisances supplémentaires entre voisins. Zola note au passage la présence d’un dessinateur, d’une cardeuse, d’un fabricant de carton, d’une vieille ouvrière qui confectionne des poupées à treize sous, d’une repasseuse et d’un chaîniste de fil d’or21.

Paris/province

Malgré les conditions misérables faites aux migrants pauvres et à la masse de la population ouvrière, le flot de nouveaux Parisiens qui tentent leur chance ne ralentit jamais tout au long du siècle. A cette migration de la misère s’ajoute une migration de l’ambition, celle de tous les héritiers des classes moyennes qui espèrent obtenir dans la capitale des positions bien supérieures à celles qu’ils peuvent atteindre en province, en particulier tous ceux qui rêvent de gloire artistique et littéraire, de hautes positions politiques ou administratives. Ce schéma de « la montée à Paris » inspire d’innombrables œuvres célèbres ou non tout au long du siècle : Le Rouge et le Noir de Stendhal (1830), Illusions perdues de Balzac (1837), L’Éducation sentimentale de Flaubert (1869), Le Bachelier de Vallès (1881), L’Œuvre de Zola (1886), Les Déracinés de Barrès (1897), pour ne citer que les plus connues. Toute cette littérature sur la fascination perverse exercée par la capitale sur les jeunes intellectuels ou sur les ambitieux de tout type repose pourtant sur un paradoxe. Les œuvres citées se terminent souvent mal, par la déception, l’échec, voire la mort du héros, comme si les auteurs de ces œuvres, eux-mêmes « arrivés », voulaient mettre en garde et détourner leurs lecteurs ou futurs émules de céder à leur tour à cette illusion de la gloire parisienne, alors qu’eux-mêmes par leur réussite l’entretiennent. Inversement, ce sont plutôt les auteurs ratés ou du second rang, qui, malgré leurs rancœurs rentrées, se rabattent sur toute une littérature anecdotique ou de célébration qui entretient le mythe de la « vie parisienne » et des « scènes de la vie de bohème », sans équivalent ailleurs face à l’ennui de la province. A chaque fois, le choc le plus rude est la perte d’identité dans la foule. Celui qui croit qu’à Paris il va devenir quelqu’un commence par sentir qu’il n’est plus personne alors qu’en province il passait pour un « grand homme ». C’est la mésaventure de Lucien de Rubempré fraîchement débarqué de Poitiers dans Illusions perdues :

Pendant sa première promenade vagabonde à travers les Boulevards et la rue de la Paix, Lucien, comme tous les nouveaux venus, s’occupa beaucoup plus des choses que des personnes. A Paris, les masses s’emparent tout d’abord de l’attention : le luxe des boutiques, la hauteur des maisons, l’affluence des voitures, les constantes oppositions que présentent un extrême luxe et une extrême misère saisissent avant tout. Surpris de cette foule à laquelle il était étranger, ce homme d’imagination éprouva comme une immense diminution de lui-même. Les personnes qui jouissent en province d’une considération quelconque, et qui y rencontrent à chaque pas une preuve de leur importance, ne s’accoutument point à cette perte totale et subite de leur valeur. Être quelques chose dans son pays et n’être rien à Paris sont deux états qui veulent des transitions ; et ceux qui passent trop brusquement de l’un à l’autre tombent dans une espèce d’anéantissement22.

PARIS, VILLE-MACHINE

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, ces représentations littéraires perdurent mais, avec la nouvelle politique urbaine de Napoléon III, le vécu transmis de la ville change. Elle n’est plus un monde aussi mystérieux, trompeur, oppressant. La saleté et la maladie reculent. L’espace est ordonné et régulé, les fonctions de la ville sont prises en charge par des institutions spécifiques. La ville devient prévisible et même, pour les dominants, un instrument supplémentaire d’exaltation de leur domination. Même pour les classes populaires, des retombées positives accompagnent la modernisation bien que dans un premier temps elles soient chassées en partie du centre et subissent la hausse des loyers : accès au savoir, avec la scolarisation obligatoire et gratuite après 1881, mieux respectée qu’à la campagne, services sociaux, possibilités de manifester sa force avec la plus grande tolérance pour les attroupements et le droit de réunion avec l’avènement de la République.

Le discours de la modernité

La transformation de Paris sous Napoléon III a été accompagnée par un discours emphatique présent dans les journaux, les brochures, les discours officiels, la poésie et les pièces de circonstance et les guides. Plutôt que de citer ces textes répétitifs dont les Mémoires du baron Haussmann constituent le point d’orgue et la synthèse en défense contre le procès lancé par l’opposition républicaine dès le célèbre pamphlet de Jules Ferry sur les Comptes fantastiques d’Haussmann (1868), on citera l’échange situé au début de La Curée de Zola où celui-ci résume, à travers une conversation mondaine, les lieux communs de l’époque :

Vous avez fait des miracles, dit Saccard, Paris est devenue la capitale du monde.

– Oui, c’est vraiment prodigieux, interrompit M. Hupel de la Noue. Imaginez-vous que moi, qui suis un vieux Parisien, je ne reconnais plus mon Paris. Hier, je me suisperdu pour aller de l’Hôtel de Ville au Luxembourg. C’est prodigieux, prodigieux ! Il y eut un silence. Tous les hommes graves écoutaient maintenant.

« La transformation de Paris, continua M. Toutin-Laroche, sera la gloire du règne. Le peuple est ingrat. Il devrait baiser les pieds de l’empereur »23.

Le Second Empire et l’haussmannisation suscitent des descriptions de Paris qui empruntent de plus en plus leurs métaphores à l’industrie. Ville de plus en plus ordonnée et administrée d’en haut, Paris est assimilé à une gigantesque machine dont les composantes sont autant de rouages contribuant au fonctionnement de l’ensemble. Cette transposition ne tient pas seulement au climat politique autoritaire et à l’urbanisme au cordeau imposé par Napoléon III et par son préfet de la Seine. Elle tient au changement de regard de la société toute entière mais aussi de celui des écrivains, jusque-là plutôt rétifs face à l’industrie et au machinisme. La ville, elle-même, avant de paraître une machine bien huilée, a d’abord été un immense chantier, source de nuisances pendant près de vingt ans pour ses malheureux habitants.

Zola résume cette opération brutale dans un autre passage de La Curée. Quarante ans après Balzac et Hugo, puisque La Curée est publiée en 1871 quand Notre-Dame de Paris date de 1831 et Le Père Goriot de 1835, il reprend le procédé du panorama pour mettre en scène le combat entre le Rastignac des Rougon-Macquart, le spéculateur immobilier Aristide Saccard, et le nouveau Paris à transformer qui s’offre à lui après le coup d’État. En lisant le chapitre où Saccard, accompagné de sa femme, dévoile à celle-ci ses projets du haut de la butte Montmartre, on sent, à chaque ligne, que Zola démarque la perspective esquissée par Balzac du haut du Père La Chaise, et souligne en même temps, à chaque fois, les écarts entre le Paris rentier et aristocratique de la Restauration et le nouveau Paris bourgeois et moderne qui va être bâti au forceps et bouleverser l’ancienne trame urbaine médiévale enchevêtrée évoquée par Hugo. Alors que l’aristocrate ambitieux venu du sud-ouest comptait sur sa séduction et ses relations sociales pour pénétrer le grand monde, le petit bourgeois venu de Plassans en Provence, à l’époque médiocre commissaire voyer adjoint à l’Hôtel de Ville24, dévoile à sa femme ses fantasmes d’omnipotence en recourant à des métaphores d’alchimiste qui veut fabriquer de l’or avec la pierre, et avec des gestes de sabreur qui liquide une ville prise. Il amorce son rêve en partant du même point que Rastignac, la colonne Vendôme :

C’est la colonne Vendôme, n’est-ce pas, qui brille là-bas ?… Ici plus à droite, voilà la Madeleine… Un beau quartier où il y a beaucoup à faire… Ah ! Cette fois, tout va brûler ! Vois-tu ?… On dirait que le quartier bout dans l’alambic de quelque chimiste.

Sa voix devenait grave et émue (…).

Oui, oui, j’ai bien dit plus d’un quartier va fondre, et il restera de l’or aux doigts des gens qui chaufferont et remueront la cuve. Ce grand innocent de Paris ! Vois donc comme il est immense et comme il s’endort doucement ! C’est bête les grandes villes ! Il ne se doute guère de l’armée de pioches qui l’attaquera un de ces beaux matins, et certains hôtels de la rue d’Anjou ne reluiraient pas si fort sous le soleil couchant s’ils savaient qu’ils n’ont plus que trois ou quatre ans à vivre (…).

On a déjà commencé continua-t-il. Mais ce n’est qu’une misère. Regarde là-bas, du côté des Halles, on a coupé Paris en quatre…

Et de sa main étendue, ouverte et tranchante comme un coutelas, il fit le signe de séparer la ville en quatre parts (…).

Oui, la grande croisée de Paris, comme ils disent. Ils dégagent le Louvre et l’Hôtel de ville. Jeux d’enfants que cela ! C’est bon pour mettre le public en appétit… Quand le premier réseau sera fini, alors commencera la grande danse. Le second réseau trouera la ville de toutes parts, pour rattacher les faubourgs au premier réseau. Les tronçons agoniseront dans le plâtre… Tiens, suis un peu ma main. Du boulevard du Temple à la barrière du Trône, une entaille ; puis, de ce côté, une autre entaille, de la Madeleine à la plaine Monceau ; et une troisième entaille dans ce sens, une autre dans celui-ci, une entaille là, une entaille plus loin, des entailles partout, Paris haché à coup de sabre, les veines ouvertes, nourrissant cent mille terrassiers et maçons, traversé par d’admirable voies stratégiques qui mettront les forts au cœur des vieux quartiers25.

Pour faire passer la pilule, les modernisateurs ont organisé une véritable pédagogie de la ville moderne et de la société industrielle. Ce n’est pas un hasard si la première exposition universelle organisée par Napoléon III en 1855, en réponse à l’exposition de 1851 de Londres, la grande rivale, aboutit à la construction d’un Palais de l’Industrie qui subsistera jusqu’en 1900, avant d’être remplacé par l’actuel Grand Palais. En 1867, la galerie des machines trône au sein de la gigantesque ellipse de fer qui occupe l’actuel Champ de Mars pour abriter tous les exposants de la seconde exposition du règne. Autre présence accrue de l’industrie et de la machine dans la ville, l’encerclement du centre par la couronne des gares aux architectures de fer, et aux tranchées profondes comme celle de la gare Saint Lazare enjambées par le pont de l’Europe d’où l’on peut admirer le ballet des locomotives enfumées immortalisées par Manet, Monet ou Caillebotte.

Alexandre Dumas ressent cette intrusion dès les Mohicans de Paris en 1855 :

Quartiers, places squares, rues, la baguette de cette fée qu’on appelle l’Industrie les a tous fait jaillir de terre, pour servir de cortège à ces princes du commerce qu’on appelle les chemins de fer de Lyon, de Strasbourg, de Bruxelles et du Havre26.

Chez Zola, ce sont d’autres équipements, les Halles, les grands magasins, les grandes banques, la Bourse qui soutiennent cette présence croissante des machines dans la ville. La métaphore surgit d’abord avec les halles du Ventre de Paris :

Elles apparurent comme une machine moderne, hors de toute mesure, quelque machine à vapeur, quelque chaudière destinée à la digestion d’un peuple, gigantesque ventre de métal, boulonné, rivé, fait de bois, de verre et de fonte, d’une élégance et d’une puissance de moteur mécanique, fonctionnant là, avec la chaleur du chauffage, l’étourdissement, le branle furieux des roués27.

Dix ans plus tard, l’image revient avec le grand magasin d’« Au Bonheur des Dames ». Cette nouvelle machine urbaine y devient un transformateur de désir en argent. Chargée d’apporter la jouissance aux foules citadines, la machine à vendre réalise la fusion des individus dans un désir collectif insatiable provoqué par l’étalage des marchandises. Elle s’en nourrit comme d’un combustible, pour la plus grande prospérité de ce qu’on n’appelait pas encore la société de consommation, que Zola décrit dans sa logique implacable :

Il y avait là le ronflement continu de la machine à l’œuvre, un enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdies sous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la logique des engrenages28.

De même, la Banque universelle de L’Argent se mue, à son tour, en une locomotive incontrôlable dans les mains de Saccard :

L’Universelle enfin se mettait en marche, en puissante machine destinée à tout affoler, à tout broyer et que des mains violentes chauffaient sans mesure jusqu’à l’explosion29.

Cette dernière machine, même mal conduite, produit cependant des effets inattendus puisqu’elle répand l’argent au-delà des mers pour transformer un Orient endormi en ruche saint-simonienne. Au-delà de l’utopie, Zola résume ici une nouvelle fonction des capitales et en particulier de Paris : centraliser le capital à travers les banques de dépôts et d’affaires qui y ont leur siège, puis irriguer le territoire national, voire le reste du monde, dans un processus de globalisation qui transforme Paris en une ville internationale, l’un des centres nerveux de l’économie capitaliste, et qui joue le rôle d’une pompe aspirante et foulante des capitaux. Les profits sont à leur tour réappropriés par les actionnaires qui en transforment une partie en consommations somptuaires visibles sous forme d’hôtels particuliers, de voitures, de vêtements et de bijoux de luxe, etc. Ces nouveaux riches étalent aux yeux de tous ces fortunes en rupture avec l’austérité de la bourgeoisie louis-philipparde ou la retenue de bon ton de l’ancienne aristocratie. Leur goût pour l’ornement tapageur éclate par exemple dans l’hôtel particulier que s’est fait construire le spéculateur immobilier Saccard à proximité du parc Monceau :

L’hôtel disparaissait sous les sculptures. Autour des fenêtres, le long des corniches, couraient des enroulements de rameaux et de fleurs ; il y avait des balcons pareils à des corbeilles de verdure, que soutenaient de grandes femmes nues, les hanches tordues, les pointes des seins en avant ; puis çà et là étaient collés des écussons de fantaisies, des grappes, des roses, toutes les efflorescences possibles de la pierre et du marbre. A mesure que l’œil montait, l’hôtel fleurissait davantage (…).

Le toit chargé de ces ornements, sumonté encore de galeries de plomb découpées, de deux paratonnerres et de quatre énormes cheminées symétriques, sculptées comme le reste, semblait être le bouquet de ce feu d’artifice architectural…30

L’important ouvrage que Maxime Du Camp consacre à Paris, Paris ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle, dont les premiers volumes paraissent à la fin du Second Empire, s’inscrit dans la même vision industrielle, dès les premières pages, où il évoque le panorama de la ville :

C’est de là, des abords de la statue de Henri IV, qu’il faut regarder Paris ; du haut de Montmartre, de Notre-Dame ou de Saint-Sulpice, on voit mal. La brume de fumée bleuâtre, incessamment poussée par deux cents mille cheminées plane au dessus des toits, enveloppe la ville d’une atmosphère indécise, noie les détails, déforme les édifices et produit une inextricable confusion31.

C’est sans doute le premier texte qui souligne que la pollution industrielle croissante empêche de proposer des panoramas parisiens comme ceux de Balzac ou Hugo à la génération précédente. En revanche, tous les organes que Du Camp passe en revue sont assimilés à autant de machines. Ainsi la poste :

On a comparé le cœur à une pompe aspirante et foulante ; on peut dire la même chose de l’hôtel central des postes : il aspire sans cesse à lui les correspondances et les refoule pour les distribuer dans toutes les directions. Paris est moralement le centre de la France ; c’est de là que la vie s’élance, c’est là qu’elle revient. C’est plus qu’une capitale, c’est un monde, et bien des États n’ont point un mouvement postal semblable à cette seule ville32.

Face à ce discours de la modernité triomphante de l’espace et du temps s’expriment aussi bien des nostalgies antimodernes.

Nostalgies antimodernes

Parmi les écrivains les plus reconnus, ce discours d’exaltation du nouveau Paris reste en fait minoritaire, alors que les écrivains de second rang qui utilisent cette thématique pour survivre dans les périodiques d’actualité sont plutôt enclins à s’émerveiller des novations qui justifient leur discours. Tout le monde connaît le poème de Baudelaire intitulé Le Cygne sur le Paris qui s’en va, poème dédié à Victor Hugo en 1859 :

Paris change ! Mais rien dans ma mélancolie // N’a bougé ! Palais neufs, échafaudages, blocs

Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie // Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

Il est significatif que précisément à l’époque où Paris connaît sa transformation la plus radicale se multiplient des ouvrages qui tentent, en réaction consciente ou inconsciente, de faire revivre le Paris aboli du premier XIXe siècle, voire des temps plus anciens. L’ouvrage d’Alexandre Privat d’Anglemont, Paris anecdote, publié en 1854 et consacré aux petits métiers, connaît un vif succès puisqu’il est réédité en 1855, 1860, 1864, et 188433. Un collectif composé d’Alfred Delvau, Théophile Gautier, Arsène Houssaye, etc. propose un Paris qui s’en va et Paris qui vient en 1860 chez Cadart34. En 1862, paraît l’immense succès de librairie de Victor Hugo, Les Misérables, dont les dernières parties dressent un tableau exalté du Paris romantique, le Paris de l’émeute de 1832, celui des profondeurs mystérieuses des égouts, des sombres intrigues de Javert attaché à la perte de Jean Valjean, l’ancien forçat devenu un bourgeois respectable et le père adoptif éperdu de Cosette. Charles Virmaître fait revivre Paris oublié chez Dentu en 1866 et vingt ans plus tard, il donne Paris qui s’efface chez Savine en 1887.

En 1869, L’Éducation sentimentale de Flaubert fait resurgir une dernière fois le Paris des années 1840 et la révolution de 1848, avec ses exaltations et ses ridicules. Son idéalisme contraste avec le cynisme du Second Empire finissant. Flaubert, qui ne fut qu’un Parisien intermittent, à la différence de Hugo, Parisien de cœur exilé dans son île de la Manche, est surtout intéressé par la satire des différentes bourgeoisies de l’époque du Juste milieu. Bourgeoisie parvenue des salons (les Dambreuse), bourgeoisie bohême récente de l’entrepreneur artistique Arnoux, le mari de celle dont est amoureux transi le héros Frédéric Moreau, bourgeoisie intellectuelle du quartier Latin et des étudiants, bourgeoisie bohème des artistes et des journalistes des petits journaux ou des actrices entretenues comme Rosanette ou la Vatnaz. Ce tableau rappelle bien des notations déjà présentes chez les Goncourt, dans Charles Demailly, chez le Balzac de la Cousine Bette ou du Cousin Pons. Ce qui crée la différence de regard, c’est la distance temporelle, la nostalgie de sa jeunesse que Flaubert, alors quadragénaire, cherche à faire revivre, alors que la société a basculé vers l’industralisme littéraire et le monde du paraître des nouveaux riches, pour qui l’art se résume à l’opérette et à la chronique mondaine de La Vie parisienne. Une grande partie de la trame du livre s’inspire en effet d’éléments autobiographiques concernant son amour de jeunesse pour Mme Schlésinger. Il s’attaque aussi de front aux mythes romantiques révolutionnaires avec la satire des quarante-huitards et de leur échec. Il se moque de son héros aboulique et influençable qui feint de croire que seul Paris peut lui faire réaliser de grandes choses :

il n’existait au monde qu’un seul endroit pour les faire valoir : Paris ! Car, dans ses idées l’art, la science et l’amour (ces trois faces de Dieu comme eût dit Pellerin) dépendaient exclusivement de la capitale35.

Sept ans plus tôt, Les Misérables faisaient revivre, au contraire, une dernière fois la passion romantique d’un Paris des barricades, grandiose et tragique, et relançaient le mythe du Paris des révolutions, ce qu’amplifiera, sur un mode plus lyrique encore, la préface donnée par Hugo au Paris Guide de 1867 et dont on ne citera comme échantillon que cet extrait :

Paris est la ville de la puissance par la concorde, de la conquête par le désintéressement, de la domination par l’ascension, de la victoire par l’adoucissement, de la justice par la pitié et de l’éblouissement par la science (…). Dans cette cité prédestinée, le contour vague mais absolu du progrès est partout reconnaissable ; Paris, chef-lieu d’Europe, est déjà hors de l’ébauche, et, dans toutes les révolutions qui dégagent lentement sa forme définitive, on distingue la pression de l’idéal, comme on voit sur le bloc de glaise à demi pétri le pouce de Michel-Ange36.

Plus proche sans doute de la pensée intime du poète, est le témoignage restitué par Edmond de Goncourt dans son Journal sur le choc provoqué chez Hugo quand il retrouve la ville qu’il a tant exaltée et rêvée, après près de vingt ans d’exil, pendant lesquels Napoléon le Petit l’a métamorphosée :

Comme je lui demande s’il se retrouve à Paris, il me dit à peu près : « Oui, j’aime le Paris actuel. Je n’aurais pas voulu voir le Bois de Boulogne dans son temps de voitures, de calèches, de landaus. Il me plaît maintenant qu’il est une fondrière, une ruine…c’est beau, c’est grand ! Ne croyez pas cependant que je condamne tout ce qui a été fait à Paris : il y a eu une belle restauration de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, il y a incontestablement de belles maisons ».

Comme je lui dis que le Parisien du passé s’y trouve dépaysé, que c’est un Paris américanisé : « Oui, c’est vrai, un Paris anglaisé, mais qui a, Dieu merci ! pour ne pas lui ressembler, deux choses : la beauté comparative de son climat et l’absence de charbon de terre… Pour moi, quant à mon goût personnel, j’aime mieux mes vieilles rues…

[Et répondant à quelqu’un qui a parlé des grandes artères :] C’est vrai, ce gouvernement n’avait rien fait pour la défense contre les étrangers ; tout avait été fait pour la défense contre la population…37

Au moment où ces remarques sont échangées, Paris commence à être encerclé par les troupes prussiennes et va subir les épisodes les plus tragiques de son histoire, le siège de Paris puis la Commune et la guerre civile, ce que Hugo appellera L’Année terrible. Ces drames vont nourrir une immense littérature de souvenirs et de témoignages, puis des romans. Surtout les destructions et les incendies vont relancer les mythes de la destruction inéluctable des capitales qui, à l’instar de Babylone, concentrent les extrêmes, encouragent les excès et les vices, et témoignent de la corruption des civilisations qui ont perdu tout sens de la mesure. Les Convulsions de Paris de Maxime Du Camp (Hachette, 1878-1880, 4 vol.), Paris brûlé par la Commune (Plon, 1871), le Guide-Recueil de Paris brûlé (…) contenant un plan de Paris colorié et une collection de photographies avant et après l’incendie (Dentu, 1871), sont quelques-uns des très nombreux ouvrages suscités par la déploration des effets de la guerre civile38. S’y ajoutent des œuvres littéraires souvent très tardives mais aussi parfois proches de l’événement. Pour ne citer que les moins oubliés, mentionnons Léon Cladel (Urbains et ruraux, 1884), François Coppée (Une Idylle pendant le siège, 1874), Lucien Descaves (Philémon vieux de la vieille, 1913), Hector Malot (Suzanne, souvenirs d’un blessé, 1872), J. H. Rosny (Le Bilatéral, mœurs révolutionnaires parisiennes, 1887), Jules Vallès (l’Insurgé, 1886) et bien sûr Zola (La Débâcle, 1892)39. Cet extrait de Du Camp, que Zola démarquera de près dans La Débâcle, donne une idée du ton de toute cette littérature du traumatisme de longue durée qu’il inscrit dans l’imaginaire parisien :

Tout brûlait, tout allait brûler ! Un océan de flammes roulait au-dessus de la ville ; jamais bataille ne fut plus acharnée, jamais pareille description ne s’était vue : les greniers d’abondance du quai Bourbon flambaient, et aussi les entrepôts de la Villette, et, au même endroit, le dépôt de la Compagnie des petites voitures, où, en prévision du siège, on avait accumulé des amas de vivres qui s’y trouvaient encore ; la caserne d’Orsay, les Tuileries, le Palais-Royal, la Cour des comptes et ses archives, le palais de la Légion d’honneur, la Caisse des dépôts et consignations, le Palais de Justice, la Préfecture de police, les Gobelins, l’Hôtel de Ville, l’administration de l’octroi, l’Assistance publique, le Théâtre-Lyrique, le théâtre de la Porte Saint-Martin, le théâtre des Délassements comiques, la bibliothèque du Louvre, le ministère des finances, des rues entières s’abîmaient dans l’incendie. Plus d’un Parisien contemplant ce spectacle a pleuré et s’est demandé sans oser répondre, s’il appartenait à la race et à la patrie des hommes qui commettaient ce crime40.

Après une telle catastrophe qui mit près de trente ans à être effacé du paysage (puisque le bâtiment de la Cour des comptes sur le quai d’Orsay fut laissé en ruines jusqu’au jour où on le rasa pour construire l’actuelle Gare d’Orsay à l’occasion de l’Exposition de 1900), on est presque étonné que l’image nouvelle du Paris fin de siècle soit beaucoup plus apaisée et presque heureuse. Les turbulences politiques (mouvement boulangiste, manifestations ouvrières du 1er mai, agitation de l’affaire Dreyfus, expulsion des congrégations) enregistrent une baisse manifeste de la violence après le paroxysme de mai 1871, si bien que les rues de Paris ne seront plus ensanglantées jusqu’au 6 février 1934.

PARIS FIN DE SIÈCLE

Paris en chiffres

L’haussmannisation et la rationalisation de la ville se sont accompagnées d’une floraison statistique de plus en plus précise. L’Annuaire statistique de la ville de Paris est publié à partir de 1880 : il prend la suite du Recueil des recherches statistiques sur la ville de Paris et le département de la Seine publié entre 1817 et 1860. Les recensements quinquennaux de la population deviennent, eux aussi, de plus en plus détaillés (âge, profession, état familial, nationalité). Certains volumes (en particulier en 1891) descendent au niveau de l’arrondissement ou du quartier pour dessiner un tableau extrêmement précis de la société parisienne. Les Expositions universelles de 1867, 1878, 1889 et 1900 donnent lieu aussi à de grands rapports sur les diverses industries, commerces, productions artistiques ou intellectuelles, où les rédacteurs ne manquent pas d’exalter chiffres à l’appui les domaines où Paris et ses environs excellent au niveau international.

Le chiffre, employé surtout dans la première moitié du XIXe siècle comme un indicateur inquiétant, pour dénombrer les crimes et délits (Statistique de la justice criminelle) ou la fréquence des maladies, sert maintenant aux comparaisons dans le temps ou dans l’espace à démontrer les progrès vers la connaissance (Statistique de l’instruction primaire développée par le recteur Octave Gréard), vers le mieux-être (confort des habitations, adductions d’eau, égouts), vers le recul de la maladie (statistique sanitaire). Le volume de 1892 de l’Annuaire statistique de la Ville de Paris se réjouit, en particulier, de la bénignité de l’épidémie de choléra de cette année-là, mise en regard des épidémies antérieures : alors qu’en 1832 on avait enregistré les chiffres records de 18 402 décès et même de 19 615 en 1849, on n’en a plus dénombré que 5218 en 1866, 855 en 1873, 986 en 1884 et 823 en 1892, soit un taux de 34 pour 100 000 habitants41. Chaque volume détaille aussi le développement des équipements sociaux : logements ouvriers, hospices, hôpitaux, secours aux enfants, refuges pour les sans domicile fixe, procès verbaux dressés par la commission chargée de lutter contre les logements insalubres ou les établissements industriels dangereux, aides fournies aux indigents par arrondissement etc. Les chiffres collectés mettent en valeur la maîtrise croissante des approvisionnements en eau, en nourriture, l’intensification des circulations avec la multipication des transports urbains collectifs (omnibus, tramways, petite ceinture, bateaux sur la Seine). Les comparaisons internationales produites par le chef du service statistique, le docteur Jacques Bertillon, ne tournent pas toutes, malheureusement, à l’avantage de Paris :

Nous avons vu que les autres grandes capitales ont aussi constaté une diminution notable de leur mortalité ; le plus souvent les causes de mort qui diminuent de fréquence chez elles sont aussi celles dont nous avons constaté le recul dans notre ville. Une seule exception notable à cette règle. Elle concerne malheureusement la plus terrible de toutes les maladies, la tuberculose. La diminution très réelle constatée à Paris est bien inférieure à celle que l’on observe ailleurs.

Paris reste donc beaucoup plus frappé par ce fléau que la plupart des autres grandes villes françaises et étrangères42.

La prudence de ce statisticien aboutit à une conclusion un peu décevante : il ne se risque pas à dépasser le simple constat pour avancer une explication du retard parisien sur les autres grandes villes comparables. Pourtant les cartes qu’il fournit au long de son analyse et certaines comparaisons entre quartiers (pp. 190-191) et entre logements lui avaient permis de mettre en évidence, à Paris, le lien évident entre la phtisie, la misère et le surpeuplement des logements. Bertillon se garde pourtant d’y revenir dans sa conclusion et d’incriminer les mauvaises conditions de vie et les ravages de l’alcoolisme, facteur aggravant de la tuberculose. Cela l’aurait conduit à critiquer les carences de la politique du logement, puisque tous les quartiers où la morbidité est la plus marquée appartiennent aux périphéries ouvrières, aux zones les moins aisées de la ville ou aux parties du centre encombrés d’ilôts insalubres non résorbés par l’haussmannisation antérieure.

Ces statistiques fournissent heureusement aussi des constats plus optimistes. Elles soulignent le rayonnement grandissant de Paris sur le monde avec les données compilées sur la présence des étudiants étrangers, sur la fréquentation selon les nationalités des expositions universelles, sur la présence des peintres étrangers dans les salons de peinture, etc. L’Album de statistique graphique du ministère des Travaux publics, s’il a une ambition nationale, présente aussi des cartes très parlantes sur les transports parisiens et sur les effets bénéfique des Expositions universelles sur les activités de la ville : les droits d’octroi prélevés en 1889 progressent ainsi de 20 millions de francs sur le total de la précédente année d’exposition (1878), tandis que les recettes des théâtres et spectacles dépassent de 2 millions le maximum antérieur de 1878 et de près de 9 millions les recettes de l’année 186743. L’Atlas de 1900, lui, permet de visualiser les affluences comparées à l’Exposition universelle en 1867, 1878, 1889 et 1900, selon les mois et les jours de la semaine, et la provenance approximative des visiteurs venus de l’étranger à partir de la hausse du trafic maritime et ferroviaire par pays pendant la période d’ouverture.

On objectera peut-être que ces publications parisiennes savantes ne touchent que les spécialistes et les administrateurs. En fait, nombre de ces statistiques sont réutilisées dans les guides touristiques de présentation de la ville, dans des articles de revues destinées au grand public, voire dans les débats politiques quand ils peuvent servir d’argumentaires positifs ou négatifs sur les résultats d’une politique menée ou en discussion.

Le Paris fractionné de la littérature fin de siècle

Alors que la statistique publiée régulièrement permet enfin de sortir de l’impressionnisme des témoignages des chroniqueurs et d’envisager des aspects non conventionnels de la vie de tous les Parisiens, il semble que la littérature romanesque, pourtant en pleine expansion, perde sa vue panoramique traditionnelle depuis Balzac et Hugo. Avec l’achèvement des Rougon-Macquart au début des années 1890, mais qui n’évoquent, en principe, que le Second Empire (un des derniers romans de la série met en scène le Paris de la finance, c’est L’Argent en 1891, tandis que La Débâcle ne propose qu’une vue très courte sur le Siège et la Commune), disparaissent les grandes sagas qui avaient caractérisé les œuvres majeures des romanciers du Paris des trois premiers quarts du XIXe siècle. Il faudra attendre les années 1930 avec Jules Romains (Les Hommes de bonne volonté, 1er volume en 1932), Georges Duhamel (Chronique des Pasquier : 1er volume en 1933) ou Aragon (Le Monde réel : 1er volume, Les Cloches de Bâle, 1934), ou les romans policiers de Simenon ou de Léo Malet44 pour renouer avec cette volonté d’embrasser le paysage social et urbain dans toute sa diversité.

Le Proust d’A la recherche du temps perdu propose, lui, une vision délibérément partielle et partiale de la capitale française, décrivant des géographies de quartiers ou de milieux très sélectives. Les beaux quartiers deviennent le centre de gravité de cette sous-spécialité littéraire qu’on appelle alors les « romans parisiens » et qui a même servi de prétexte à un tableau peu connu de Van Gogh, qui en était un grand lecteur. Ceux qu’on appelle les romanciers psychologues (Bourget, Barrès, Anatole France, le dernier Maupassant, les auteurs dramatiques du Boulevard bourgeois, Dumas fils, Sardou) situent leurs héros et surtout leurs héroïnes dans les nouveaux quartiers de l’ouest haussmannisés. Le faubourg Saint-Germain, qui jouait un si grand rôle encore chez Balzac ou même dans Les Mystères de Paris, est définitivement éclipsé par les quartier des Champs-Elysées puis du Parc Monceau et de l’Europe. Ainsi dans Mensonges, publié chez Lemerre en 1887, Paul Bourget déroule-t-il les principales scènes dans l’Ouest parisien des quartiers neufs, qui ont à peine vingt ans d’existence. En dehors de la rue Coëtlogon, « un coin de province à Paris », où loge le héros et qui représente par contraste le faubourg Saint-Germain endormi et provincial, les personnages évoluent entre l’Arc de Triomphe, Saint-Cloud, le Louvre, la rue Murillo où habite l’héroïne, la rue du Bel-Respiro (aujourd’hui rue Arsène Houssaye, 8e arr.) et le boulevard Haussmann. Le schéma de l’intrigue, lui, rappelle très nettement, mutatis mutandis, celui d’Illusions perdues : un jeune poète introduit dans le monde par un auteur dramatique arrivé tombe sous l’emprise d’une demi-mondaine mariée avec un vieux viveur, Suzanne Moraines, « fausse comme l’eau »:

La maison où habitait Mme Moraines offrait cet aspect compliqué grâce auquel les architectes modernes des quartiers élégants donnent une demi physionomie d’hôtel privé à de simples constructions de rapport, distribuées en appartements…45

Les romans mondains de Maupassant publiés dans les mêmes années dessinent une géographie similaire. Dans Bel Ami (1885), Walter le patron du journal La Vie française

habitait, boulevard Malesherbes, une maison double lui appartenant, et dont une partie était louée, procédé économique de gens pratiques. Un seul concierge, gîté entre les deux portes cochères, tirait le cordon pour le propriétaire et pour le locataire, et donnait à chacune des entrées un grand air d’hôtel riche et comme il faut par sa belle tenue de suisse d’église, ses gros mollets emmaillotés en des bas blancs, et son vêtement de représentation à boutons d’or et à revers écarlates.

Les salons de réception étaient au premier étage, précédés d’une antichambre tendue de tapisseries et enfermée par des portières. Deux valets sommeillaient sur des sièges46.

Dans Fort comme la mort (1889), Mme de Guilleroy, épouse d’un député et homme d’affaires, est domiciliée également « boulevard Malesherbes, dans une grande et luxueuse maison moderne »47, tandis que son futur amant, le peintre mondain Bertin vit dans un petit hôtel particulier près du parc Monceau.

Ce nouveau Paris forme une ville à part où les trois quarts de la société réelle ont disparu. Ce monde d’oisifs, de rentiers, de spéculateurs, d’aristocrates en perte de vitesse, de demi-mondaines entretenues où les seuls gens du peuple sont les domestiques, le plus souvent muets, occupe son temps entre les promenades au Bois, les sorties dans les cafés et les restaurants chics des boulevards, les villégiatures à la campagne, à la mer ou dans les villes d’eaux, les converstations vides des salons, les spéculations à la Bourse ou les paris aux courses, les soirées au théâtre et à l’Opéra récemment inauguré (1875) :

Des profondeurs agitées de l’orchestre les lorgnettes se dressaient, et les regards, sous les lumières perdues dans le vide imense, fouillaient la salle de pourpre et d’or. Les écrins sombres des loges renfermaient les têtes étincelantes et les épaules nues des femmes. L’amphithéâtre courbait longuement au-dessus du parterre sa guirlande de diamants, de fleurs, de chevelures et de chairs, de gaze et de satin48.

Il fait presque oublier l’autre Paris, pourtant majoritaire, celui des commerçants qu’on trouvait chez Balzac (César Birotteau) et chez Zola (le Ventre de Paris, Pot bouille, Au bonheur des Dames), le Paris des artisans et des ouvriers (L’Assommoir (1877), Les Sœurs Vatard (1879) de Huysmans qui met en scène des ouvrières brocheuses d’un atelier situé rue du Dragon), des étudiants (Le Bachelier de Vallès), des petits employés des nouvelles de Maupassant ou des premiers romans de Huysmans.

Chez Anatole France, Le Lys Rouge (1894) correspond à ce schéma général. Thérèse, fille d’un nouveau riche, a été mariée sans amour à un comte d’Empire et distrait son ennui par des liaisons dont les rencontres ont lieu rue Spontini à Passy ou rue Demours, aux Ternes, tandis qu’elle-même habite au pied de la colline du Trocadéro, quai Debilly. M. Bergeret à Paris se déroule pendant l’affaire Dreyfus : le choix relativement rare d’un héros universitaire oblige l’auteur à mettre en scène à nouveau le quartier Latin et ses abords. Le quartier des Écoles a cependant bien changé depuis l’époque du Père Goriot ou du Bachelier. Progressiste en politique, M. Bergeret, chargé de cours dreyfusard à la Sorbonne, reste un nostalgique des vieilles maisons et du vieux Paris de la rive gauche endormie. Comme sa sœur l’oblige à élire domicile dans un immeuble neuf en face du Luxembourg49, il exprime son horreur de ces constructions normalisées qui bordent les nouvelles rues percées à la fin du Second Empire (rue Gay-Lussac, rue Claude Bernard, boulevard Saint Michel, rue Soufflot, avenue des Gobelins, etc.) :

En passant dans une rue nouvelle, je me surprends à considérer que cette superposition de ménages est, dans les bâtisses récentes, d’une régularité qui la rend ridicule. Ces petites salles à manger, posées l’une sur l’autre avec le même petit vitrage, et dont les suspensions de cuivre s’allument à la même heure ; ces cuisines, très petites, avec le garde-manger sur la cour et des bonnes très sales, et les salons avec leur piano chacun l’un sur l’autre, la maison neuve enfin me découvre, par la précision de sa structure, les fonctions quotidiennes des êtres qu’elle renferme, aussi clairement que si les planchers étaient de verre ; et ces gens qui dînent l’un sous l’autre, jouent du piano l’un sous l’autre, se couchent l’un sous l’autre, avec symétrie, composent, quand on y pense, un spectacle d’un comique humiliant50.

Les autres personnages du roman, aristocrates ou bourgeois antidreyfusards et nationalistes n’ont pas, eux, à se contenter de ces immeubles anonymes pour classes moyennes. Ils habitent des hôtels particuliers ou des appartements luxueux de l’Ouest, ce qui permet à Anatole France de souligner le contraste social entre les « intellectuels » et leurs ennemis qui veulent renverser la République : l’avocat royaliste Lacrisse habite à l’Étoile (p. 88), le comité royaliste siège dans un entresol rue de Berri (p. 89) et la baronne de Bonmont reçoit son amant « dans un petit premier d’une discrète maison de la rue Lord-Byron » (p. 103). Félix Panneton, fournisseur militaire, dispose d’un « appartement légal et spacieux » avenue des Champs-Elysées et, pour y abriter ses amours clandestines, d’un « petit hôtel » dans « une rue déserte et languissante dans le quartier de l’Europe », « construit naguère pour un peintre mondain51 » et qu’il a encombré de divans et sofas du plus mauvais goût pour y étendre ses conquêtes.

Ce nouveau Paris fin de siècle est aussi une ville où les autres classes, faute d’accéder à ce luxe, essaient d’en éprouver les reflets clinquants et l’illusion du dépaysement dans les palais du rêve qui se multiplient à partir des années 1860 : cafés-concerts, music-halls, cabarets, attractions diverses connaissent alors leur plus grande expansion dans tous les quartiers et deviennent pour les étrangers et les provinciaux le passage obligé pour connaître la « vie parisienne ». Ainsi les Folies Bergère, dont Maupassant évoque le public mêlé dans Bel Ami :

Forestier lui dit :

– Remarque donc l’orchestre : rien que des bourgeois avec leurs femmes et leurs enfants, de bonnes têtes stupides qui viennent pour voir. Aux loges, des boulevardiers, quelques artistes, quelques filles de demi-choix ; et, derrière nous, le plus drôle de mélange qui soit dans Paris. Quels sont ces hommes ? Observe-les. Il y a de tout, de toutes les professions et de toutes les castes, mais la crapule domine. Voici des employés, employés de banque, de magasin, de ministère, des reporters, des souteneurs, des officiers en bourgeois, des gommeux en habit, qui viennent de dîner au cabaret et qui sortent de l’Opéra avant d’entrer aux Italiens, et puis encore tout un monde d’hommes suspects qui défient l’analyse. Quant aux femmes, rien qu’une marque : la soupeuse de l’Américain, la fille à un ou deux louis qui guette l’étranger de cinq louis et prévient ses habitués quand elle est libre. On les connaît toutes depuis dix ans ; on les voit tous les soirs, toute l’année, aux mêmes endroits, sauf quand elles font une station hygiénique à Saint-Lazare ou à Lourcine.

La géographie parisienne des dominants accuse des nuances tout aussi marquées entre groupes que les clivages qui opposaient auparavant les grands zonages sociaux du Paris plus étroit d’avant 1870. A la classique opposition entre appartement et hôtel, bourgeois et aristocrates ou gens du monde, s’ajoute le contraste entre immeubles modernes datant des années 1860, mais au confort et à la décoration encore austères, et nouveaux immeubles des années 1890-1900. Dotées du confort récent (gaz, électricité, ascenseur) et d’appendices donnant l’illusion d’être de quasi hôtels particuliers : balcons, bow-windows, terrasses, petits jardins privatifs attenants, les constructions opulentes du tournant du siècle se sont libérées des règlements rigides d’urbanisme de l’époque d’Haussmann et rivalisent en façades art nouveau, néo-normande, néo-baroque ou pré-modern style. Les vieux hôtels historiques à la patine d’Ancien Régime sont peu à peu envahis par d’autres activités, comme celui de Du côté de Guermantes, ou même rayés de la carte par de nouvelles avenues, comme le long du boulevard Saint-Germain ou dans le quartier de l’Opéra. Les nouveaux petits hôtels que des bourgeois récents en recherche d’honorabilité se font construire dans les nouveaux quartiers, Monceau, Passy, Auteuil, singent le mode de vie des classes supérieures anglaises dans ces quartiers périphériques ; avec leurs squares privatisés et leurs hameaux isolés du monde où l’on trouve de l’espace pour une végétation presque naturelle.

Chez Proust, ces nuances sont perceptibles mais plutôt suggérées qu’exposées crûment. Sa trajectoire le place lui-même en porte-à-faux entre tous ces mondes, et surtout son regard brouillé par la réverbération de la mémoire adoucit les contrastes. Son enfance se déroule dans le Paris des nouveaux riches : au 9 boulevard Malesherbes, ses parents louent un appartement luxueux de 250 m2 pour 3500 francs par an. Plus tard, ils remontent vers le nord-ouest, à l’angle de la rue de Monceau et de la rue de Courcelles, plus près du Parc Monceau, autre zone d’attraction de la nouvelle richesse puisque non loin de célébrités comme Victorien Sardou, Mme de Caillavet, l’égérie d’Anatole France, Gabriel Fauré, etc.52. Par sa famille maternelle, Proust est à même de connaître ces mobilités inattendues entre fractions sociales et quartiers ; sa mère est issue de ce monde des nouveaux riches des nouveaux quartiers, tandis que son père, médecin éminent est originaire d’une petite bourgeoisie en voie d’ascension par les professions libérales et la méritocratie (Adrien Proust fait une belle carrière de professeur de médecine et d’expert international53).

Par ses goûts mondains et ses amitiés littéraires (en particulier avec Lucien Daudet, fils d’Alphonse), Proust pénètre dans le monde des salons anciens, où il succombe à la fascination pour les aristocraties déclinantes. L’enfance parisienne du héros de la Recherche se situe, comme celle de Proust, entre le boulevard Malesherbes, le quartier de la Madeleine et le jardin des Champs-Elysées. Les personnages les plus nobles habitent le faubourg Saint Honoré, comme la duchesse de Guermantes ; les plus nouveaux riches ou au passé douteux, comme les Swann, du côté de l’avenue du Bois54. Odette, avant son mariage, est logée rue La Pérouse derrière l’Arc de Triomphe, aux limites extrêmes de l’ancien Paris, reflet de son statut social incertain de demi-mondaine : et Proust de souligner

l’isolement et le vide de ces courtes rues (faites presque toutes de petits hôtels contigus, dont tout à coup venait rompre la monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage historique et reste sordide du temps où ces quartiers étaient encore mal famés)55.

La fin de La Recherche expose la recomposition étonnante des groupes mondains à la faveur de la guerre et de l’après-guerre, puisque Madame Verdurin, figure éminente de la bourgeoise intellectuelle tenant salon quai Malaquais, devient princesse de Guermantes.

Les prédécesseurs de Proust dans l’exploration du Paris mondain, Paul Bourget, Anatole France, Maupassant ou Zola ont esquissé, vingt ou trente ans plus tôt, cette nouvelle géographie du « monde » ancien et nouveau. Mais eux n’en font pas réellement partie, même si les deux premiers fréquentent aussi les salons ou habitent les beaux quartiers. Chez eux, la dénonciation des faux-semblants sociaux de ce nouveau Paris bourgeois reste sous-jacente alors que chez Proust tout est transfiguré par le souvenir.

Les romans ne rendent-ils donc plus compte du Paris populaire ou des classes moyennes ? Si l’on se limite aux auteurs les plus célèbres, de moins en moins, puisque même Zola après Paris (1898) s’oriente vers des romans utopiques situés en province ou hors de la ville. Si en revanche on élargit l’échantillonnage des œuvres où Paris est évoqué à la littérature populaire, aux feuilletons, voire au théâtre, l’autre Paris garde sa place avec le développement notamment de nouveaux genres comme le roman policier, qui remettent au goût du jour les clichés et lieux (au double sens) communs déjà explorés dans Les Mystères de Paris ou dans Les Misérables. Y coexistent durablement l’ancienne topographie du crime, centrée sur les Halles et les coins misérables du quartier Latin, et celle des nouveaux faubourgs ouvriers rattachés après 1860, Montmartre, Belleville, La Chapelle, La Villette, Bercy, Grenelle, voire, au-delà des fortifications, les banlieues en voie d’industrialisation56.

Conclusion

Tous les auteurs ou les livres que nous avons évoqués, au delà des divergences historiques, sociales ou politiques partagent la même conviction. Décrire avec minutie Paris, comme le guide ou le romancier, le faire revivre dans ses passions et ses révoltes comme l’historien, le découper au scalpel, comme le savant, à coup d’enquêtes ou de statistiques ou le ressusciter par la magie des mots, comme le poète, c’est avoir une chance de partager sa grandeur et son immortalité. C’est être porté vers les cimes de la raison ou de la passion par la puissance et le dynamisme d’une ville phare qui, tout au long du XIXe siècle, se pense par l’intermédiaire de tous les livres qui lui rendent hommage ou la dénoncent, comme le centre du monde civilisé. Hugo l’écrivait dès 1831 :

Ce sont les entonnoirs où viennent aboutir tous les versants géographiques politiques, moraux, intellectuels d’un pays, toutes les pentes naturelles d’un peuple ; des puits de civilisation pour ainsi dire et aussi des égouts, où commerce, industrie, intelligence, population, tout ce qui est sève, tout ce qui est vie, tout ce qui est âme dans une nation, filtre et s’amasse sans cesse goutte à goutte, siècle à siècle57.

Au fil de ses œuvres, Balzac multiplie ces qualifications toutes faites sur la centralité de la ville : « capitale de la pensée » (La Peau de chagrin), « capitale des idées » (Madame de la Chanterie), « capitale du monde intellectuel » (Illusions perdues), « moderne Babylone » (Le Bal de Sceaux), « reine des capitales » (La Cousine Bette)58. En 1872, Hugo dédie L’Année terrible « A Paris, capitale des peuples »59. En 1887, les principaux écrivains et artistes du temps se veulent les garants de la beauté de la ville et rejettent la Tour Eiffel qui va, selon eux, la défigurer, alors qu’aujourd’hui elle en est devenue l’icône irremplaçable de la modernité fin de siècle. A l’extrême fin du siècle, Zola, dans le roman qui porte le nom de la capitale, fixe une dernière fois cette confusion entre un lieu et l’expression suprême des potentialités de l’histoire et de la civilisation européennes ressassées tout au long du siècle du Progrès :

Si le monde antique avait eu Rome, maintenant agonisante, Paris régnait souverainement sur les Temps Modernes, le centre aujourd’hui des peuples, en ce continuel mouvement qui les emporte de civilisation en civilisation, avec le soleil, de l’est à l’ouest. Il était le cerveau, tout un passé de grandeur l’avait préparé à être, parmi les villes, l’initiatrice, la civilisatrice la libératrice. Hier, il jetait aux nations le cri de liberté, il leur apporterait demain la religion de la science, la justice, la foi nouvelle attendue par les démocraties. Il était la bonté aussi, la gaieté et la douceur, la passion de tout savoir, la générosité de tout donner. En lui, dans les ouvriers de ses faubourgs, parmi les paysans de ses campagnes, il y avait des ressources infinies, des réserves d’hommes où l’avenir pourrait puiser sans compter. Et le siècle finissait par lui, et l’autre siècle commencerait, se déroulerait par lui, et tout son bruit de prodigieuse besogne, tout son éclat de phare dominant la terre, tout ce qui sortait de ses entrailles en tonnerres, en tempêtes, en clartés victorieuses, ne rayonnait que de la splendeur finale dont le bonheur humain sera fait. (…)

Et ce n’était pas non plus la ville avec ses quartiers distincts, à l’est les quartiers du travail embrumés de fumées grises, au sud ceux des études d’une sérénité lointaine, à l’ouest les quartiers riches, larges et clairs, au centre les quartiers marchands, aux rues sombres. Il semblait qu’une même poussée de vie, qu’une même floraison avait recouvert la ville entière, l’harmonisant, n’en faisant qu’un même champ sans bornes, couvert de la même fécondité…60

Aucune ville n’a suscité sans doute autant d’éloges et d’anathèmes, de cris de désespoir, fait verser de sang pour la conquérir du dedans ou du dehors, provoqué de sourires narquois ou d’interjections d’ébahissement des visiteurs, nourri des nostalgies d’exilés ou de désirs de s’y rendre. Si elle attire encore aujourd’hui chaque année le plus grand nombre de touristes au monde, elle le doit sans doute un peu aussi à tous ces livres qui l’ont prise pour sujet depuis deux siècles dans tous les genres et ont fait rêvé à l’avance ceux et celles qui lui ont ensuite rendu visite.

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1 Patrice Higonnet, Paris capitale du monde, Paris Tallandier, 2005, p. 28. C’est lui qui cite également en note cette estimation du Guide bleu (p. 396).

2 Claire Hancock, Paris et Londres au XIXe siècle, Représentations dans les guides et récits de voyage, Paris, CNRS éditions, 2003.

3 Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle (1958), nelle éd., Paris, Livre de poche, 1984.

4 Pierre Citron, La Poésie de Paris dans la littérature française de Rousseau à Baudelaire, Paris, éditions de Minuit, 1961, 2 vol.: l’ouvrage ne se limite pas à la poésie, mais évoque aussi de grands prosateurs comme Balzac et Michelet.

5 Jean-Pierre A. Bernard, Les Deux Paris. Les représentations de Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2001.

6 Priscilla Parkhurst Ferguson, Paris as Revolution : writing the nineteenth-century city, Berkeley ; Los Angeles ; Londres, University of California Press, 1994 ; Pierre-Jean Dufief, Paris dans le roman au XIXe siècle, Paris, Hatier, 1994 ; Marie-Claire Bancquart, Images littéraires du Paris fin de siècle, 1880-1900, Paris, Éditions de la Différence, 1979 (nelle. éd. remaniée, 2002) ; etc.

7 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, nelle éd., Paris, L. G. F., 1961, pp. 434-435.

8 Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, nelle éd., Paris, Gallimard, 2002, p. 167 (« Folio »).

9 Ibid., pp. 171-172.

10 E. Roch, « Le Palais-Royal », dans Paris ou Le Livre des cent et un, Paris, Ladvocat, 1832, pp. 20 et 22.

11 Honoré de Balzac, Illusions perdues, nelle éd., Paris, L.G.F., 1962, p. 247.

12 Ibid., p. 251.

13 Eugène Sue, Les Mystères de Paris, nelle éd., Paris, Robert Laffont, 1989, pp. 32-33 (« Bouquins »).

14 Ibid., p. 1236.

15 Émile Zola, L’Assommoir [1877], Paris, Gallimard, 1969, p. 377 (« La Pléiade »).

16 Honoré de Balzac, La Fille aux yeux d’or [1834-1835], Paris, Garnier-Flammarion, 1988, p. 224.

17 Ibid., p. 221.

18 Martin Nadaud, Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon, Bourganeuf, A. Duboueix imprimeur libraire, 1895, p. 49.

19 Eugène Sue, Les Mystères de Paris, ouvr. cité, p. 207.

20 Émile Zola, L’Assommoir, ouvr. cité, p. 423 (« La Pléiade »).

21 Ibid., pp. 423-426.

22 Honoré de Balzac, Illusions perdues, ouvr. cité, p. 155.

23 Émile Zola, La Curée [1871], Paris, Gallimard, 1960, p. 342 (« La Pléiade », Les Rougon-Macquart, I).

24 Ibid., p. 362.

25 Ibid., pp. 388-389.

26 Alexandre Dumas, Les Mohicans de Paris [1855], Paris, Gallimard, 1998, p. 12.

27 Émile Zola, Le Ventre de Paris [1873], Paris, Gallimard, 1969, p. 626 (« La Pléiade », Les Rougon-Macquart, II).

28 Émile Zola, Au Bonheur des Dames [1883], Paris, Gallimard, 1969, p. 403 (« La Pléiade », Les Rougon-Macquart, III).

29 Émile Zola, L’Argent [1891], Paris, Gallimard, 1969, pp. 170-171 (« La Pléiade », Les Rougon-Macquart, V).

30 Émile Zola, La Curée, ouvr. cité, p. 331.

31 Maxime Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie…, Paris, Hachette, 1875, p. 7.

32 Ibid., p. 66.

33 Alexandre Privat d’Anglemont, Paris anecdote. Les industries inconnues, la Childebert, les oiseaux de nuit, la villa des chiffonniers, Paris, P. Jannet, 1854.

34 Alfred Delvau, Arsène Houssaye, Théophile Gautier, Eugène Muller, et al., Paris qui s’en va et Paris qui vient, Paris, Éd. de Paris, 1985, 156 pp. Reproduction en fac-simile de l’éd. Paris, A. Cadart, 1860.

35 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, nelle éd. Paris, Gallimard, 1972, pp. 111-112 (« Folio »). P. M. de Biasi et tous les commentateurs ont souligné combien Flaubert avait appuyé son roman, en dehors de ses souvenirs, sur une enquête historique et topographique très fouillée pour resusciter un Paris disparu entretemps (« La traversée de Paris de Gustave Flaubert (l’image de Paris dans les carnets de travail) », dans Écrire Paris, éd. Daniel Oster, Jean-Marie Goulemot, Paris, Éd. Seesam, Fondation Singer-Polignac, 1990, pp. 89-105).

36 Victor Hugo, « Paris », dans Œuvres complètes. Politique, Paris, Laffont, 1985, pp. 36-37 (« Bouquins ») (première publication en mai 1867 en volume séparé et en préface à Paris Guide par les principaux écrivains et artistes de la France. Première partie : la science-l’art, Paris, Bruxelles, Leipzig, A. Lacroix, Verboeckhoven et cie, 1867, pp. I-XLIV).

37 E. et J. de Goncourt, Journal, mémoires de la vie littéraire, éd. R. Ricatte, Paris, Flammarion, 1957, t. 2, pp. 664-665 (lundi 7 novembre 1870, 5 avenue Frochot, IXe arrondissement.)

38 Hélène Millot, « Essai bibliographique », dans R. Bellet, Ph. Régnier, dir., Écrire la Commune (témoignages récits et romans 1871-1931), Tusson, Éd. Du Lérot, 1994, pp. 253-283.

39 Voir G. Delfau, A. Roche, « La Commune et le roman français », dans Le mouvement social, avril-juin 1972, pp. 292-318 ; Paul Lidsky, Les Écrivains contre la Commune, Paris, Maspero, 1970 ; Les Écrivains français devant la guerre de 1870 et la Commune, Paris, A. Colin, 1972.

40 Maxime Du Camp, Les Convulsions de Paris, 5e éd., Paris, Hachette, 1881, tome 1, pp. 283-284.

41 Annuaire statistique de la ville de Paris, 1892, Paris, Masson, 1894, p. 81.

42 Dr Jacques Bertillon, « De la fréquence des principales causes de décès à Paris pendant la seconde moitié du XIXe siècle et notamment pendant la période 1886-1906 », dans Annuaire statisique de la ville de Paris 1904, Paris, Masson, 1906, pp. 113-327, citation p. 327.

43 Album de statistique graphique de 1889, Paris, Imprimerie nationale, 1890, graphiques V et VI.

44 Jean-Louis Robert, « Maigret à Paris », dans Sociétés et Représentations, 17, mars 2004, pp. 159-169 ; Lucette Levan-Lemesle, « Leo Malet et ses nouveaux mystères », ibid., pp. 171-182. Les « Nouveaux mystères de Paris » couvrent 15 arrondissements et sont publiés entre 1953 et 1959.

45 Paul Bourget, Mensonges, dans Œuvres complètes, Romans II, Paris, Plon, 1901, p. 85.

46 Guy de Maupassant, Bel Ami [1885], éd. G. Delaisement, Paris, Garnier, 1959, p. 112.

47 Guy de Maupassant, Fort comme la mort, Paris, Ollendorff, 1889, p. 49.

48 Anatole France, Le Lys rouge (1894), dans Œuvres complètes illustrées, Paris, Calmann-Lévy, 1927, tome IX, p. 351.

49 Anatole France, M. Bergeret à Paris (1901), Paris, L. G. F., 1966, p. 46 (on peut situer l’immeuble rue du Luxembourg (aujourd’hui Guynemer) ou rue d’Assas puisque, un peu plus loin, Bergeret regardant par la fenêtre évoque « à droite » la disparition de « la Pépinière » supprimée par Napoléon III et sur l’emplacement de laquelle sont construits dans les années 1880-90, le lycée Montaigne, l’École supérieure de pharmacie et l’École coloniale).

50 Anatole France, M. Bergeret à Paris, ouvr. cit., p. 22.

51 Ibid., p. 164.

52 Ibid., pp. 81-85.

53 Daniel Panzac, Le Docteur Adrien Proust, père méconnu, précurseur oublié, Paris, L’Harmattan, 2003.

54 Shinichi Saiki, Paris dans le roman de Proust, Paris, Sedes, 1996, pp. 81-87 et 190-191.

55 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1973 (« La Pléiade », A la recherché du temps perdu, I), cité ibid. p. 31.

56 Dominique Kalifa, « Les lieux du crime. Topographie criminelle et imaginaire social à Paris au XIXe siècle », dans Sociétés et Représentations, n° 17, mars 2004, pp. 131-158, en particulier pp. 139-144, qui cite un roman comme L’Arrestation de Fantômas, Paris, Fayard, 1912.

57 Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, ouvr. cité, p. 167.

58 Expressions citées par P. Citron, La Poésie de Paris…, ouvr. cité, tome 2, pp. 184-185.

59 Ibid., p. 306.

60 Émile Zola, Paris [1898], éd. Henri Mitterand, Paris, Stock, 1998, pp. 457-458.