Introduction
Jean-Yves MOLLIER
Université de Versailles St-Quentin-en-Yvelines
L’exposition présentée à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris en 2007 et intitulée Paris capitale des livres. Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au XXe siècle1 a mis en relief un certain nombre de caractéristiques qu’il convient de rappeler ici, et d’abord l’importance du mouvement de concentration des métiers du livre dans cette cité qui, dès le début des Temps modernes, éclipse plus ou moins la plupart de ses rivales de province. Achevé au XVIIIe siècle, à cause de l’absolutisme mais aussi de l’ambition des libraires locaux de parvenir seuls à satisfaire les besoins du pays, ce phénomène d’étouffement des concurrents non parisiens perdurera au XIXe siècle, à cause, cette fois, de l’encadrement de la librairie française mis en place par le décret du 5 février 1810, aboli le 10 septembre 1870 mais, dans les faits, plutôt rendu caduc par la loi du 29 juillet 1881 que par sa simple disparition au début de la IIIe République. Outre ce phénomène bien connu qui explique la difficulté, en ce début de XXIe siècle, pour l’édition en région, pourtant redynamisée après 1978 par l’implantation d’Actes Sud en Arles, de ravir à sa consœur quelques parcelles du marché national2, la présence du livre en rive gauche de la capitale, dans le quartier de l’Université puis celui des Écoles, l’actuel VIe arrondissement essentiellement, est la seconde manifestation de longue durée de ce mouvement historique.
Comme le montre ici Gaël Mesnage, il faudra attendre le dernier tiers du XIXe siècle pour que la multiplication des petits ateliers d’imprimerie dans la capitale, et d’abord la rive droite, à cause de la présence des journaux dans le quartier du Croissant, ne parvienne à changer durablement la physionomie des industries du livre à Paris. La fin de l’Ancien Régime avait bien assisté à une tentative de franchir les ponts, et les colporteurs sous le manteau avaient été les premiers à s’emparer de ce marché mais, dès le début du second Empire, le Palais-Royal abandonnait les prétentions qui avaient été les siennes à partir de 1784, lorsque ses galeries de bois, rénovées, attiraient le commerce des nouveautés. Le livre en constituait, avec la mode, un élément essentiel, et Balzac ne s’y est pas trompé, qui a campé, avec Dauriat, « le padisha de la librairie », le nouveau type social que constitue l’éditeur au début des années 1830. L’auteur d’Illusions perdues, qui fut, tour à tour, imprimeur, graveur, fondeur, éditeur, libraire en 1826-1828, avant de faire faillite3, s’est amusé à installer Dauriat dans les galeries de bois du Palais-Royal et dans la boutique jouxtant celle de Camille Lad-vocat, l’éditeur de Lamartine et le deuxième, après Charles Ernest Panckoucke, à posséder un buste de marbre dans le Panthéon de l’édition française4.
« Puis les deux amis entrèrent dans les Galeries de Bois, où trônait alors la Librairie dite de Nouveautés. A cette époque, les Galeries de Bois constituaient une des curiosités parisiennes les plus illustres. Il n’est pas inutile de peindre ce bazar ignoble ; car, pendant trente-six ans, il a joué dans la vie parisienne un si grand rôle, qu’il est peu d’hommes âgés de quarante ans à qui cette description, incroyable pour les jeunes gens, ne fasse encore plaisir. En place de la haute et froide galerie d’Orléans, espèce de serre sans fleurs, se trouvaient des baraques, ou pour être plus exact, des huttes en planches, assez mal couvertes, petites, mal éclairées sur la cour et sur le jardin (…). Une triple rangée de boutiques y formait deux galeries, hautes d’environ douze pieds (…). Il n’y avait là que des libraires, de la poésie, de la politique et de la prose, des marchandes de modes, enfin des filles de joie qui venaient seulement le soir. (…) Quelques boutiques avaient des devantures, des vitrages assez élégants… » (Honoré de Balzac, Illusions perdues, nelle éd., Paris, Garnier-Flammarion, 1996, pp. 275-277).
Malgré le rayonnement incontestable de la rue de Richelieu et de la rue Vivienne, où s’illustrèrent la famille Bossange puis Michel et Calmann Lévy, malgré la volonté de Gervais Hélène Charpentier de lancer, quai du Louvre, ses petits volumes à l’assaut des marchés européens5, son propre fils délaissera le quartier des affaires et des grands magasins, et, en installant sa « Bibliothèque » éponyme à proximité du quartier Latin, il contribuera fermement à la victoire historique de la rive gauche de la Seine sur la rive droite.
Si le XVIIe siècle imprima moins de volumes que le précédent, le livre n’en continua pas moins sa pénétration en profondeur de la société française, comme le souligne Jean-Dominique Mellot, et la naissance de la presse, avec Théophraste Renaudot y fut pour quelque chose, comme l’alphabétisation précoce de la population parisienne qui nourrit en quelque sorte une opinion publique, balbutiante sous la Fronde, mais bien vivante à partir de 17506. Au siècle suivant, le goût prononcé pour les brochures, les libelles, les nouvelles, imprimées ou encore à la main, les livres philosophiques et les fameuses nouveautés favorise l’entrée dans les métiers du livre de gagne-petit qui déplaisent à la communauté des libraires mais qui commercialisent les Abécédaires, les livres de prière et les almanachs réclamés par une part de plus en plus grande de la population. Sabine Juratic y insiste : on commence à voir apparaître des publics mieux ciblés par les libraires : les femmes, les enfants en tout premier lieu parce que la « fureur de lire » s’étend de proche en proche et gagne bien des milieux jusque-là tenus à l’écart de l’imprimé7. Cela explique la présence de trente libraires en rive droite en 1789 contre onze au début de la décennie mais, plus encore, cette soif de lectures qui va se déchaîner pendant la Révolution française et accorder à la presse une puissance qu’elle ne retrouvera qu’après 1863 et l’apparition des journaux populaires à un sou.
Gaël Mesnage insiste sur les conséquences de la seconde révolution du livre sur la géographie de l’imprimé à Paris, capitale du livre et du journal mais également cité des hommes du livre avec ses 20 000 ouvriers à la veille de la Première Guerre mondiale répartis dans plus de 600 ateliers ou usines qui n’ont rien à craindre de la banlieue, incapable de ravir à la métropole son magistère. La localisation des journaux au cœur de la capitale, dans ce quartier coloré des camelots et des « vendeurs de papelard »8, s’explique par bien des raisons, la présence de la Poste centrale, du téléphone et des dépêches télégraphiques comme des agences qui distribuent les nouvelles, interdisant tout mouvement centrifuge et renforçant la visibilité de ce petit monde. Les étrangers, si nombreux à Paris depuis le règne de Napoléon III et le succès des Expositions universelles – 50 millions de tickets vendus pour celle de 1900, un record mondial jamais égalé avant celle d’Osaka en 19709 – en sont conscients et se réjouissent de voir couler ces torrents d’encre et de papier qu’ils dévorent à l’envi. Les chiffres de tirage atteints par les derniers volumes des Rougon-Macquart, surtout après les succès à fort parfum de scandale de L’Assommoir et de Nana, fournissent à Georges Charpentier les moyens matériels qui lui permettent de faire vivre un salon réputé, celui de sa femme Marguerite, et une revue qui soutient les peintres et les artistes d’avant-garde.
Pour Virginie Meyer qui trace du noctambule que ses amis surnommaient Zizi un portrait empreint de sympathie et même d’admiration, le personnage de l’éditeur a atteint avec lui un sommet que seul, probablement, Gaston Gallimard au XXe siècle parviendra à approcher à son tour. Si l’hôtel particulier de Michel Lévy, en construction, avenue des Champs-Elysées, à sa mort, en 1875, eût sans doute quelque peu éclipsé celui de son jeune concurrent10, celui des Charpentier, pôle de ralliement des républicains de gouvernement, des artistes amis, Renoir ou Monet, et de bien d’autres célébrités du jour, fut bien un de ces foyers de rayonnement de la pensée qui confère à la Ville lumière une part de son prestige et de son magnétisme. D’autres causes y contribuent sur lesquelles s’étendent Diana Cooper-Richet et Frédéric Barbier. Le phénomène n’est pas nouveau, puisque les libraires d’Ancien Régime confectionnaient déjà, outre des livres en latin et en grec, comme leurs collègues allemands ou italiens, mais aussi des ouvrages en hongrois ou encore en polonais.
« Paris, carrefour des langues et des cultures », écrit Diana Copper-Richet en montrant l’exceptionnelle présence, au XIXe siècle d’une librairie étrangère, à la fois anglaise, allemande, espagnole, portugaise, mais aussi brésilienne, sud-américaine, italienne, polonaise ou russe, voire arabe, chinoise ou mandchoue. Imprimant des livres et des journaux dans toutes les langues de la planète, les expédiant un peu partout mais, d’abord sur toute l’étendue du continent sud-américain, et contribuant ainsi à le doter en biens symboliques, la cité devient en quelque sorte cette capitale mondiale de la culture11 que célébrait Victor Hugo et qui attirait tant les étrangers venus du monde entier assister à ses spectacles, mélodrames, vaudevilles, comédies puis opéras-comiques, opérettes et enfin cafés-concerts à la Belle Époque. Si chacun a en mémoire certaines images de A bout de souffle de Jean-Luc Godard où l’on voit Jean Seberg vendre le New York Herald Tribune à la criée dans la rue, au début des années 1960, on a oublié que les deux éditions journalières du Galignani’s Messenger étaient livrées à domicile, six jours par semaine, à Paris, dès la Restauration, et qu’elles partaient ensuite sur tous les continents comme El Correo de ultramar qui apportait à La Havane, Caracas, Rio de Janeiro, Valparaiso, Lima ou Mexico son flot d’informations parisiennes, ses romans feuilletons, en français et en traduction castillane immédiate, sa mode et les échos de ses plaisirs.
Frédéric Barbier complète cette approche en revenant sur celle des Allemands, véritables introducteurs de la librairie savante à Paris au XIXe siècle. Après Helga Jeanblanc et Isabelle Kratz, qui ont consacré deux thèses à ce sujet, et Nicolas Gras-Payen un mémoire de maîtrise à la librairie Klincksieck12, il reprend cette étude en déplaçant l’observation sur le terrain de l’anthropologie culturelle des libraires. Cette perspective lui permet de s’attarder sur l’appropriation par les Français des modèles provinciaux (alsaciens) ou étrangers (allemands), et d’apporter sa pierre au chantier prometteur des transferts culturels entre l’Allemagne et la France et à celui, non moins en développement, des passeurs culturels. Ces nouveaux venus dans la capitale de la France le furent incontestablement puisqu’ils transmirent un savoir-faire et des pratiques élaborées et rodées ailleurs mais, dans leur pays d’adoption, ils tinrent le plus grand compte des habitudes et des manières de travailler et ils contribuèrent fortement à l’éclosion, ou à la mutation, d’une librairie savante qui devait donner ses titres de gloire à la philologie, à la bibliographie matérielle et à d’autres disciplines connexes dans les sciences humaines.
Paris capitale internationale du livre l’est aussi à l’intérieur de cet espace que constitue précisément le livre, et ce dossier se clôt sur une évocation, par Christophe Charle, de la Ville lumière (ou ténèbres à certaines occasions) dans les fictions et les essais qui la prennent pour cible. Prolongeant la réflexion de Pierre Citron qui, dans sa thèse sur La Poésie de Paris de Rousseau à Baudelaire13, avait, le premier, souligné l’extraordinaire présence de la cité dans la littérature française, Christophe Charle a relu nombre de ces volumes publiés pendant tout le XIXe siècle. Babylone pour les uns, ville rebelle pour d’autres, Paris est aussi le symbole des mystères de la société et le révélateur de ses luttes, des combats qui la traversent et des clivages qui la fragilisent. Une écriture de Paris, certes composite, multiforme et variant dans le temps, s’est ainsi peu à peu dessinée, rompant avec la poésie après Baudelaire et trouvant dans le roman la forme qui lui permet de se dire et de contribuer au magnétisme de la cité. Aux yeux d’une observatrice excentrée, la sociologue américaine Priscilla Parkhurst Ferguson, Paris, métonymie de la France, ne conserva-t-elle pas, jusqu’à la mort de Jean-Paul Sartre14, cette exceptionnelle puissance d’attraction que le monde lui enviait ? Paris, capitale internationale des livres, avait en quelque sorte préparé le terrain de cette domination symbolique qu’une autre sociologue des lettres, inspirée par les travaux de Pierre Bourdieu, Pascale Casanova, devait matérialiser dans La République mondiale des lettres15. En prolongeant, cette fois, jusqu’à l’écroulement de l’ex-Union soviétique, la survie de ce privilège, elle invite à relire la longue histoire d’une domination symbolique dans lequel le livre et la presse jouèrent le rôle essentiel.
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1 Paris capitale.
2 Où va le livre ? Édition 2007-2008, dir. Jean-Yves Mollier, Paris, La Dispute, 2007.
3 Balzac imprimeur et défenseur du livre, dir. Judith Meyer-Petit, Paris, Paris-Musées/Des Cendres, 1995.
4 Jean-Yves Mollier, « Naissance de la figure de l’éditeur », dans Figures de l’éditeur, dir. Bertrand Legendre, Christian Robin, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2005, pp. 13-24, pour une chronologie qui fait naître l’éditeur européen entre 1770 et 1830 ; pour une vision plus concentrée dans le temps et dans l’espace, la France des années 1830, Pascal Durand, Anthony Glinoer, Naissance de l’éditeur. L’édition à l’âge romantique, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2005.
5 Isabelle Olivero, L’Invention de la collection, Paris, IMEC Éditions, 1999.
6 Arlette Farge, Dire et mal dire. L’Opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1992.
7 Rolf Engelsing, Der Bürger als Leser. Lesergeschichte in Deutschland, 1500-1800, Stuttgart, Metzler, 1974, et Reinhard Wittmann, « Une révolution de la lecture à la fin du XVIIIe siècle ?», dans Histoire de la lecture dans le monde occidental, dir. Guglielmo Cavallo, Roger Chartier, Paris, Seuil, 1995, pp. 331-364.
8 Jean-Yves Mollier, Le Camelot et la rue. Politique et démocratie au tournant des XIXe et XXe siècles, Paris, Fayard, 2004.
9 Brigitte Schroeder-Gudehus, Anne Rasmussen, Les Fastes du progrès. Le guide des Expositions universelles. 1851-1992, Paris, Flammarion, 1992.
10 Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy, ou la Naissance de l’édition moderne. 1836-1891, Paris, Calmann-Lévy, 1984. La renommée de Michel Lévy à la veille de son décès éclipse celle de tous ses concurrents du secteur de la littérature générale et l’on peut imaginer les soirées qu’il aurait données aux Champs-Élysées en se référant à celles qu’il avait animées avant 1870 quand Charles Baudelaire et bien d’autres fréquentaient l’homme privé, par ailleurs châtelain dans le Bordelais et propriétaire de crus de Pessac-Léognan que dégustaient avec bonheur ses invités. En ce sens, son décès accidentel libéra pour Georges Charpentier un espace social qu’il aurait sans doute éprouvé davantage de difficultés à occuper si la concurrence des deux salons avait fonctionné après 1875. La modestie naturelle de Calmann Lévy, le repreneur de la société Michel Lévy frères, et son incapacité à assumer la fonction sociale de l’éditeur contribua aussi à la percée de Georges Charpentier dans cet univers où ni les Garnier ni les Hachette ne songeaient alors à se tailler une position enviée.
11 Paris et le phénomène des capitales littéraires, dir. P. Brunel, Paris, Pr. de la Sorbonne, 1986, 3 vol.
12 Helga Jeanblanc, Des Allemands dans l’industrie et le commerce du livre à Paris (1811-1870), Paris, CNRS Éd., 1994 ; Isabelle Kratz, La Librairie allemande à Paris de 1860 à 1914, thèse de l’École nationale des chartes, 1989 ; Nicolas Gras-Payen, La librairie Klincksieck. Des origines à la Deuxième Guerre mondiale, mémoire de maîtrise d’histoire, Univ. de Versailles St-Quentin-en-Yvelines, 2004.
13 Paris, Éd. de Minuit, 1961, 2 vol.
14 Priscilla Parkhurst Ferguson, La France, nation littéraire, trad. fr., Bruxelles, Labor, 1991.
15 Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999.