Pour une anthropologie culturelle des libraires : note sur la librairie savante à Paris au XIXe siècle
Frédéric BARBIER
« Les livres des savants allemands encombraient les rayons de nos bibliothèques et nos tables de travail (…). Leur production scientifique dépassait en intensité celle de tous les autres pays et (…) leur activité, aussi inlassable que disciplinée, était toujours prête à se saisir des places inoccupées… » (Louis Halphen, 1929).
Marqué par la « seconde révolution du livre », le XIXe siècle est le temps d’une réorganisation en profondeur de la « librairie », en France comme dans les autres pays développés1. La recherche historique sur ce thème très vaste a d’abord privilégié une perspective économique : les points principaux portent sur l’innovation technique, sur l’essor des structures de production (les imprimeries) et de la production elle-même, ou encore sur les transformations de la presse périodique et l’apparition de la presse périodique à grand tirage – sans oublier de nombreuses monographies d’entreprises. Même si la question de la diffusion est restée plus négligée, elle a fait l’objet de longue date d’études sur des problèmes comme le colportage, voire, plus récemment, de travaux sur le développement du réseau des librairies de détail2. La perspective interdisciplinaire, naturelle en histoire du livre, est présente avec par exemple les travaux sur les mutations du champ littéraire ou encore sur la problématique des transferts culturels3. Enfin, un certain nombre d’ouvrages envisage une analyse en termes d’histoire comparée, avec la visée d’aboutir à une histoire mondiale de l’imprimé4.
POUR UNE ANTHROPOLOGIE DE LA LIBRAIRIE
La problématique de l’anthropologie reste moins familière aux historiens et aux historiens du livre5, surtout en France, bien qu’elle permette de renouveller pour partie notre approche d’une époque particulièrement complexe. Or, l’anthropologie s’applique bien à l’étude de la « librairie allemande » moderne et de son développement. Individualisée comme telle dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, la « librairie allemande » s’organise autour du pôle de Leipzig6, et son statut s’appuie autant sur la mission qu’elle remplit par rapport à la collectivité que sur la compétence indiscutable de ses membres. Deux catégories articulent ce modèle : la « vocation » (Beruf ), telle que théorisée en anthropologie sociale par Max Weber7, rend compte de la double dimension de l’activité du libraire, qui répond à une « vocation » idéale, mais dans le cadre matériel d’une professionalisation poussée. La seconde catégorie est celle de la « publicité » (Öffentlichkeit8), dans la perspective mise en œuvre, après Jürgen Habermas, par de nombreux travaux d’histoire, mais aussi de sociologie et d’anthropologie sociale9.
Habermas en effet considère que les deux principaux acteurs de l’espace public allemand du XVIIIe siècle sont le pasteur et le professeur, mais il ne prend pas en compte d’autres intermédiaires spécialisés : les libraires et autres professionnels de la librairie définissent pourtant eux-mêmes explicitement leur action par rapport à la problématique de la « publicité », avec la volonté de participer à l’élaboration et à la circulation du savoir10. Alors que la modernisation de la branche est engagée sous l’impulsion de Philipp Erasmus Reich dès 176711, la réflexion théorique se prolonge avec Georg Joachim Göschen, lequel publie, à l’occasion de la foire de Leipzig de 1802, ses Pensées sur la librairie et sur ses insuffisances…. Il y développe l’idéal de la Beruf, idéal justifié par le service rendu à la collectivité :
La librairie est un commerce qui se fait avec des livres. Si l’on comprend par livre un certain nombre de feuilles de papier portant des lettres imprimées, et par librairie, la diffusion de quelques livres « à condition », alors il n’y a rien de plus simple que la librairie, et un libraire représente encore moins qu’une harengère. Mais si les livres sont les productions intellectuelles des hommes les plus remarquables de leur temps, capables d’enseigner aux hommes et de les améliorer, ou d’embellir [leur] vie, alors le libraire est un négociant spécialisé dans les marchandises les plus nobles. Et s’il exerce sa profession en en étant digne, il lui revient alors le premier rang parmi tous les autres négociants…12
Appartenant à l’une des plus grandes familles de professionnels de la librairie en Allemagne du Nord, Friedrich Christoph Perthes donnera la forme la plus accomplie à la théorie faisant des libraires les intermédiaires indispensables dans la construction d’un espace littéraire allemand, donc d’une littérature allemande – et, à terme, d’une « nation » définie d’abord comme Kulturnation13.
Certaines catégories familières à l’anthropologie permettent ainsi d’apporter un éclairage original sur la construction d’une profession par elle-même : le marché allemand du livre s’organise autour de la solidarité des professionnels entre eux, de l’institutionalisation de leurs relations d’affaires et de la mise en place généralisée de pratiques codifiées et spécialisées. Cette construction fait l’objet d’une définition éthique articulant « vocation » et « publicité », et élaborée directement par les responsables : le libraire idéal est un technicien, mais il est aussi l’intermédiaire indispensable entre les acteurs de la vie intellectuelle. Des comptages sommaires effectués dans les annuaires spécialisés témoignent de l’efficacité et du succès d’un modèle à la fois performant et très souple : ainsi, l’effectif de la principale organisation professionnelle, le Börsenverein de Leipzig, passe de 108 membres en 1826 à 3538 en 1913, parmi lesquels une proportion non négligeable est domiciliée à l’étranger. On trouve des « libraires allemands », c’est-à-dire travaillant selon les pratiques de la librairie allemande et souvent membres du Börsenverein, à travers toute l’Europe du dernier tiers du XIXe et du début du XXe siècle, aux États-Unis, dans les différents États d’Amérique du Sud – et à Paris…14
La capitale française constitue bien évidemment un espace privilégié dans lequel s’opèrent les transferts culturels entre les pays allemands et la France durant toute la période moderne et encore plus au XIXe siècle. Depuis la Révolution, nombre de savants et d’intellectuels européens se retrouvent à Paris, attirés par la disponibilité de très riches bibliothèques, mais aussi par l’existence de structures d’enseignement ouvertes, sans oublier la facilité de se rencontrer les uns les autres. En 1789 déjà, le jeune médecin et philologue grec Adamantos Koraïs est ébloui par les possibilités que lui offre la ville :
Représentez-vous à l’esprit une ville [de] 800 000 habitants, une multitude d’académies diverses, une foule de bibliothèques publiques, toutes les sciences et tous les arts dans la perfection, une foule d’homme savants répandus par toute la ville, sur les places publiques, dans les marchés, dans les cafés où l’on trouve toutes les nouvelles politiques et littéraires, des journaux en allemand, en anglais, en français, en un mot, dans toutes les langues (…).
Avez-vous jamais vu un ouvrier travailler sans outils ? (…) Ici, outre la bibliothèque du juge [Clavier] chez lequel je demeure, j’ai encore Villoison et deux autres savants, dont les bibliothèques renferment huit ou dix mille volumes chacune. Et si je ne trouve pas (…) le livre qu’il me faut, j’ai la permission d’aller le demander à la Bibliothèque royale, qui possède 350 000 volumes…15
Quelques années encore, et le Florentin Gian Pietro Vieusseux rêve lui aussi de Paris. Sa famille le destine au négoce, mais il est de plus en plus attiré par la lecture et par le travail intellectuel. Il écrit en 1809, dans une lettre à son père :
Je m’estimerois l’homme du monde le plus heureux si je pouvais aller vivre à Paris pendant deux ou trois ans, pour du matin au soir y suivre tous les cours publics de droit, de chimie, de philosophie et de physique générale, de littérature, que d’eccellens professeurs y donnent soit gratis soit à paiement à tous les coins de la Capitale…16
Encore quelques années, et Michel Bréal nous rappelle comment, au début de la Restauration, la ville est restée le pôle des études orientales modernes :
Paris était alors, de l’avis de tous, le centre des études orientales, grâce à sa magnifique Bibliothèque et à la présence de savants comme Silvestre de Sacy, Chézy, Étienne Quatremère, Abel Rémusat (…). Un membre de la Société de Calcutta, Alexandre Hamilton, fut le maître de cette colonie savante (…). Il introduisait dans la connaissance du monde indien Langlès, le libéral conservateur des manuscrits orientaux, Frédéric Schlegel, Chézy, qui devait plus tard monter dans la première chaire de sanscrit fondée en Europe, et Fauriel…17
A côté des savants et des écrivains, les professionnels de la librairie s’installent d’autant plus facilement sur les rives de la Seine que la ville représente en soi un marché très important, et qu’elle constitue la voie d’entrée la plus efficace pour le commerce en France. Les libraires allemands occupent dans ce « petit monde » une place privilégiée, qui importent à Paris, outre la production imprimée allemande, certaines de leurs pratiques professionnelles. De la Restauration au Second Empire, ils sont souvent liés à des établissements d’enseignement nouveaux, pour lesquels la bibliographie scientifique, voire les méthodes de recherche et d’enseignement allemandes apparaissent comme des modèles. La caractéristique principale de la librairie allemande des bords de la Seine réside ainsi dans l’articulation étroite qu’elle entretient entre l’éthique professionnelle, les pratiques spécialisées et la qualité du contenu intellectuel proposé – ce que, bientôt, on désignera comme la Wissenschaft, alias la « science allemande ».
LE TEMPS DES ALSACIENS
Le milieu strasbourgeois et rhénan joue logiquement le rôle de premier intermédiaire dans cette translation de l’Allemagne vers Paris et vers la France. Les exportations de librairie française en Allemagne représentent le principal courant d’affaires, mais on envisage de plus en plus de développer aussi les importations d’Allemagne en France. En 1799, les Strasbourgeois Levrault sont à la recherche, par le biais du libraire Könitzer à Francfort, d’un « commis allemand » pour travailler dans le cadre de leur « maison de Paris » à l’exportation de livres français outre-Rhin. Ils expliquent, dans une lettre du 10 frimaire an V:
Notre commerce sera probablement dirigé vers la vente de livres françois en Allemagne, ou de livres de notre fonds. Nous tâcherons aussi de faire le commerce de livres allemands en France, mais j’ignore si nous ferons avec l’Allemagne le commerce de change [Tauschhandel] ; j’ignore si, hors quelques livres fort usuels dans cette langue, nous aurons jamais un assortiment allemand…18
Ce commis sera un personnage connu, en la personne du Francfortois Wilhelm Fleischer. C’est précisément Fleischer qui introduit en France, avec plus ou moins de succès, certaines pratiques professionnelles allemandes, notamment la publication d’annuaires spécialisés et de bibliographies courantes19.
Dans le sillage des Strasbourgeois et de leurs amis, un groupe, limité mais très actif, de libraires d’origine bâloise20 ou allemande étend progressivement ses affaires à la France, en s’installant parfois à Paris. Parmi ceux-ci, on remarquera les Thurneisen (ou Tourneisen) de Bâle, actifs dans la librairie (avec une collection de littérature anglaise21) mais aussi dans la banque parisienne d’affaires sous la monarchie de Juillet. Maximilien Samson Frédéric Schoell (1766-1833) en revanche est un Alsacien. Un temps associé aux Levrault à Paris (sous la raison sociale de « Levrault, Schoell et Cie »), il éditera avec eux Alexander v. Humboldt22, mais est surtout connu comme auteur d’ouvrages relatifs aux sciences politiques, à l’histoire et à l’histoire diplomatique23, et comme un libraire spécialisé dans les échanges avec l’Allemagne :
Un certain nombre de grands libraires se livrent au commerce d’exportation, grâce aux licences, ou ont un fonds particulièrement important pour les langues étrangères : Treuttel et Würtz, Masson, associé à l’imprimeur Bossange, Galignani et surtout Schœll, qui possédait en 1813 dans un seul de ses trois magasins 362 volumes d’ouvrages français, 385 d’ouvrages allemands, 4843 d’ouvrages grecs et latins, et une cinquantaine de volumes d’ouvrages italiens et anglais…24
Mais la première place revient à Treuttel et Würtz, dont la réussite illustre le renforcement, à partir surtout de la Restauration, du courant d’importation d’Allemagne en France, ainsi que la poussée vers une mondialisation de la « librairie » dont Londres est désormais le pôle principal25. Né à Strasbourg en 1744, Jean-Georges Treuttel est lié aux familles des imprimeurs Melchior Pauschinger et Amand König. Se destinant à la librairie, il accomplit une formation professionnelle « à l’allemande », effectuant son apprentissage successivement à Strasbourg, puis à travers toute l’Europe, et notamment à Paris26. Établi ensuite dans sa ville natale, il s’associe en définitive avec son propre neveu, Jean Godefroy Würtz. Une politique éditoriale habile et l’essor des échanges internationaux, malgré le système des « licences » sous l’Empire27, permettent à Treuttel et Würtz de se développer, avec ses deux filiales de Paris (11 rue de Lille) et, dès 1817, de Londres (30 Soho Square)28.
Treuttel et Würtz publient nombre d’auteurs représentant le milieu des « intermédiaires culturels » entre la France, la Suisse et l’Europe allemande : ainsi des Œuvres complètes de Madame de Staël, de l’Histoire des Français de Sismonde de Sismondi, ou encore d’Adolphe de Benjamin Constant. Ils publient aussi des émigrés allemands installés en France, comme Antoine Ignace Melling et ses Voyages pittoresques29. La chute de l’Empire donne un nouvel élan à la librairie internationale organisée autour de Paris30 : si Tourneisen et Schoell étaient les seuls « libraires français » à visiter les foires de Leipzig entre 1815 et 1822, ils sont rejoints, à compter de 1823, par Treuttel et Würtz, ainsi que par les Parisiens Renouard et Louis-Gabriel Michaud. Treuttel et Würtz, désormais considérés comme l’une des premières maisons dans le domaine de la librairie internationale, se lancent à leur tour dans l’édition de catalogues et de bulletins bibliographiques. Leurs relations constantes avec l’Allemagne leur permettront de remplir tous les ordres qu’on voudra bien leur passer :
Le nombre des œuvres qui chaque année s’ajoutent au riche stock de la littérature allemande est trop élevé pour qu’il demeure possible au libraire le mieux achalandé en productions étrangères de toutes les importer. C’est la raison qui pousse MM. Treuttel et Würtz à soumettre aux amateurs de littérature allemande et classique [leur] catalogue, qui embrasse toutes les publications allemandes de la première moitié de (…) l’année [1828]. (…) A partir de ce catalogue, ils seront heureux de recevoir des ordres, qu’ils exécuteront avec la plus grande rapidité possible…
La réussite fondée sur l’éthique wébérienne de la Beruf se manifeste à travers l’aisance financière : lorsque Jean-Georges Treuttel décède à Paris en 1827, il laisse une succession de près de 700 000 f.
LA SUCCESSION ALLEMANDE
Avec Fleischer, Schoell et Treuttel et Würtz, nous sommes restés dans une double logique : les Alsaciens et les « Rhénans » occupent le créneau de la librairie entre l’Allemagne et la France, et ce commerce est encore un commerce de librairie générale. La caractéristique remarquable des décennies de la monarchie de Juillet tient dans le fait que l’héritage va être pris par des Allemands, et que ceux-ci vont souvent se spécialiser dans le domaine de la librairie savante. Ce sont d’abord Brockhaus et Avenarius, qui prennent la succession de Martin Bossange, 60 rue de Richelieu (1836) – Avenarius y recevra Richard Wagner lors du passage de celui-ci à Paris31. Albert Frankh est quant à lui un Silésien, qui commence par un cursus de médecine avant de gagner Paris et d’y reprendre à son tour la maison de la rue de Richelieu (1844). Carl Reinwald vient de Francfort, il commence comme commis à Paris chez Firmin Didot puis crée en 1849, au 10 rue des Saints-Pères, sa propre librairie, qu’il orientera tout particulièrement vers la commission avec l’Allemagne et vers l’édition scientifique…32
L’exemple du Nurembergeois Friedrich Klincksieck peut être considéré comme idéaltypique de par le succès de sa maison. Né en 1813, Klincksieck fait sont apprentissage à Nuremberg, puis à Francfort et à Breslau, avant d’entrer chez Treuttel et Würtz à Paris (1838). Quatre ans plus tard, il reprend leur activité de librairie étrangère, en s’appuyant sur le réseau des correspondants de la maison et en s’orientant surtout vers l’importation en France de librairie allemande33. Selon la tradition allemande, il publie à compter de 1855 un Bulletin mensuel des livres étrangers par l’intermédiaire duquel on lui passe des commandes34. Mais le nom du jeune libraire apparaît aussi en tant qu’éditeur dans des domaines fortement influencés par les développements de la « science allemande » comme la philologie et l’histoire. A partir de 1845, il diffuse ainsi la nouvelle Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes, mais il est aussi l’éditeur d’une traduction française de Ranke35 et d’un certain nombre d’auteurs allemands installés en France.
Cette activité lui permet de s’imposer progressivement au centre d’un groupe de savants très liés à l’Institut jusqu’à devenir, en 1857, l’éditeur des Comptes rendus trimestriels de l’Académie des Inscriptions. Dix ans plus tard, notre émigré, qui a gardé la librairie de la rue de Lille, reçoit le titre officiel de « libraire de l’Institut impérial de France ». Même si sa surface financière reste limitée, la maison est devenue en moins de dix ans suffisamment réputée pour attirer un certain nombre de jeunes Allemands souhaitant faire une partie de leur apprentissage à Paris. Citons Wilhelm Gilbers en 1853-1854, ou encore Johann Borstell en 1856-1857. En 1874, une circulaire informe ses confrères du décès de Klincksieck, dont la maison passe à son fils, avec le titre de « libraire de l’Institut »36. Et c’est toujours à l’adresse de la rue de Lille que l’École normale supérieure, où l’influence intellectuelle de l’Allemagne est très grande37, passe ses commandes en matière de librairie allemande : ainsi, à partir de 1891, des livraisons successives de la Minerva, le célèbre annuaire – allemand – du monde savant, fleuron de l’éditeur strasbourgeois Karl J. Trübner38.
L’administration aussi intervient pour encourager l’intérêt envers les méthodes scientifiques d’outre-Rhin, surtout en matière historique et philologique. Les années 1800 avaient marqué en France une première ouverture des curiosités en direction de l’Allemagne, la Restauration et la monarchie de Juillet, puis le Second Empire, voient le renforcement de cette influence. Remontant à l’enseignement des Mauristes, le travail sur les sources est réactivé avec la fondation de l’École des chartes à Paris en 1821, et prolongé par le lancement ou par la reprise de grandes collections d’éditions de textes ou de périodiques comme, en 1816, le Journal des savants39. Mais le premier temps fort est celui de la Restauration et surtout du « moment Guizot »40, caractérisé par le rôle des sociétés savantes et d’un public d’amateurs (dont les bibliophiles) avec lesquels certains libraires entretiennent des liens privilégiés. Fils d’un émigré autrichien, Jacques Joseph Techener (1802-1873) vient à Paris en 1821 : successeur de la veuve Royez à compter de 1824, il transporte sa librairie 12 place du Louvre, près de Saint-Germain-l’Auxerrois (1827), et commence à publier des catalogues qui se transformeront rapidement en un périodique régulier, le Bulletin du bibliophile, dirigé par Nodier, Monmerqué et le jeune Paulin Paris41.
L’État joue un rôle d’initiateur : à la suite de la fondation de la Société de l’histoire de France (1833), Guizot crée en 1834 le Comité des travaux historiques, avec pour objet de coordonner les travaux des sociétés savantes et de dynamiser la recherche. Le Comité lance la première des grandes collections officielles de sources historiques, la « Collection des documents inédits sur l’histoire de France », sur le modèle des Monumenta Germaniae historica (MGH ) allemands. D’autres collections sont progressivement créées par les différentes institutions ou sociétés savantes, jusqu’à la collection de l’Histoire générale de Paris accompagnée de ses « Documents ». Cinq ans plus tard commence à paraître le périodique de la Bibliothèque de l’École des chartes (BEC ), avec comme programme « l’étude de l’histoire et de la littérature d’après les documents originaux ». Parmi les souscriptions prises de l’étranger, quatre viennent d’Allemagne, dont celle de Brockhaus et Avenarius (Paris et Leipzig) pour douze exemplaires. La BEC est d’abord publiée (1839) par la Société de l’École des chartes, puis le titre passe en 1844 chez Dumoulin (13 quai des Grands Augustins). Et les rédacteurs d’expliquer que le libraire est l’intermédiaire naturel autour duquel le milieu des érudits et des chercheurs organise une grande partie de son activité :
Pour la commodité de nos abonnés, nous avons livré en partie la gestion de nos affaires à un libraire de Paris que la spécialité de son commerce tient en relation avec la plupart des érudits. Notre administration transportée chez M. Dumoulin pourra accueillir en tout temps comme à toute heure les réclamations et les demandes…
Le second temps fort du renouvellement historiographique est marqué par la figure de Victor Duruy, ministre de l’Instruction publique de 1863 à 1869, et voit à nouveau la montée de l’influence allemande – en même temps que la prise en compte plus directe du contexte politique. Le transfert culturel se combine en effet souvent, chez ses acteurs, avec une sensibilité libérale, voire démocratique, et avec l’appartenance au protestantisme. Lorsque Palmé lance, en 1866, la Revue des questions historiques, dirigée par le marquis Gaston du Fresne de Beaucourt, on considère qu’il s’agit de « l’organe (…) des historiens catholiques et royalistes »42. Mais cette même année est fondée chez Frankh la Revue critique d’histoire et de littérature dirigée par Paul Meyer, Charles Morel, Gaston Paris et le Genevois Hermann Zotenberg : l’idée est d’ouvrir la recherche sur l’extérieur, avec un bulletin critique faisant une large part aux productions étrangères, surtout allemandes. La librairie Frankh est désormais dirigée par l’ancien associé de 1851, Friedrich Vieweg, descendant d’une grande famille de libraires de tradition libérale à Brunswick, et éditeur de la Revue germanique de C. Dollfus. Co-fondateur de la Société de linguistique de Paris (1867) et éditeur de la Revue celtique à partie de 1870, notre émigré est considéré comme le spécialiste de la « nouvelle philologie », publiant notamment le Dictionnaire de l’ancienne langue française de Godefroy (1879-1902). Nous restons au cœur de la théorie allemande dans laquelle le libraire, lui-même un technicien hautement spécialisé, est l’intermédiaire obligé permettant à la fois l’élaboration et la circulation du savoir.
En 1868, Duruy essaie de donner une dimension institutionnelle à ce mouvement, en fondant l’École pratique des hautes études, établissement précisément créé pour introduire en France le modèle allemand du séminaire et du laboratoire, et pour insuffler par ce biais une dynamique nouvelle au système des études supérieures. Le jeune Gabriel Monod, qui rencontre alors le ministre, rapportera :
Il m’exposa son projet d’Écoles des hautes études. Je lui disais que nous avions déjà trop d’écoles spéciales, et qu’au lieu d’en créer une nouvelle, il vaudrait mieux réorganiser les Facultés (…). C’est impossible, me dit-il, on ne réforme pas les vieux corps malgré eux (…) ; pour créer l’École que je rêve, il suffit d’une plume et d’une feuille de papier (…). Il suffira de créer une école nouvelle et d’y mettre des hommes dévoués à l’idée qui l’a inspirée pour que, si cette idée est juste, elle agisse et transforme tout autour d’elle. L’École des hautes études est un germe que je dépose dans les murs lézardés de la vieille Sorbonne ; en se développant, elle les fera crouler…43
Parmi les premiers enseignants figurent un rhénan, Michel Bréal (il est né à Landau), mais aussi Gaston Paris, chartiste et ancien étudiant de Bonn, comme titulaire de la direction d’études de langues romanes. La collection de la « Bibliothèque de l’École des hautes études », créée par arrêté ministériel en 1869, est inaugurée avec la traduction par Louis Havet, « élève de l’École », de La Stratification du langage de Friedrich Max Müller, « l’éminent professeur d’Oxford ». Elle est publiée par Frankh44 et se poursuivra avec plusieurs titres traduits de l’allemand, comme les Anciens glossaires romans de Friedrich Diez45 ou encore le travail de Mommsen sur Pline le Jeune46.
Quant à Monod, il est l’incarnation par excellence de la figure de l’intermédiaire culturel franco-allemand. Né en 1844 dans une famille alsacienne établie au Havre, il entre en 1862 à l’École normale supérieure, dans la promotion du fils de Duruy et de Félix Alcan (le futur éditeur). Et le voici qui demande à Taine s’il convient de poursuivre ses études en Allemagne :
Je réponds oui sans hésiter.
La plupart des grandes études historiques ont aujourd’hui leur centre et leur source en Allemagne. Cela est incontestable pour les études sanscrites et persanes, pour l’exégèse biblique tout entière, pour toute l’histoire et la philologie grecque et latine (…).
[La] supériorité [des Allemands] a deux causes. En premier lieu, ils sont philologues, ils vont aux textes mêmes, ils lisent les manuscrits et les documents inédits, ils viennent à Paris, à Oxford, à Dublin, étudier les variantes. Leurs études sont de première main. En second lieu, ils sont philosophes. Presque tous ont suivi à l’université ou suivent pendant leurs études un ou deux cours de philosophie, ce qui leur donne l’habitude de généraliser, de voir les objets par masse. De là, leurs idées sur l’ensemble et sur le développement d’une civilisation entière…47
Reçu à l’agrégation d’histoire en 1865, Monod ne prend pas de poste mais part pour Florence (1866), puis Berlin et Göttingen (1867-1868). Dès 1868, Duruy le nomme répétiteur aux Hautes études48.
L’APPROPRIATION FRANÇAISE
La Guerre de 1870 marque un moment de rupture dans l’histoire des transferts entre l’Allemagne et la France, moment moins négatif cependant qu’on ne s’y attendrait a priori étant donné le rôle joué, dans l’analyse de la défaite, par le « modèle allemand » de l’enseignement, de la recherche – et de l’édition. A Paris, on veut tirer les conséquences des événements et importer du Reich les éléments qui ont permis à celui-ci de s’imposer aussi vite comme une puissance mondiale de premier plan. La philologie comme discipline est au cœur du système universitaire allemand, et il n’est donc pas surprenant que les « jeunes philologues », à l’école de l’Allemagne, continuent à jouer un rôle central dans ce transfert vers la France, en liaison avec des libraires eux-mêmes originaires d’outre-Rhin.
C’est ainsi Frankh qui est choisi comme éditeur lorsqu’est lancée en 1872 la revue de la Romania, notamment sous l’impulsion de Gaston Paris49. Toute la rue d’Ulm est désormais à l’écoute de l’Allemagne, et le milieu des normaliens, voire celui des chartistes, commence à intervenir directement dans le domaine éditorial – ainsi que dans celui de la politique, notamment à l’occasion de l’Affaire Dreyfus50. Le magistère intellectuel de Monod s’exerce surtout par le biais de la Revue historique, créée en 1876 et placée sous le patronage de cinquantetrois historiens, en majorité des normaliens et des chartistes51. Considérée comme la « revue du protestantisme républicain », elle est largement tournée vers l’Allemagne : dès son long article de tête sur le « Progrès des études historiques en France depuis le XVIe siècle », Monod explique pourquoi l’Allemagne « a contribué pour la plus forte part au travail historique [du XIXe] siècle (…). On peut comparer l’Allemagne à un vaste laboratoire historique… »
Mais pour la librairie parisienne, le temps est, dans la décennie 1880, celui de l’« appropriation française ». Un nouveau venu, français d’origine, s’impose en effet comme l’héritier principal des libraires allemands de Paris les plus actifs dans les secteurs de l’histoire et de la philologie. Descendant d’une famille bourguignonne, Honoré Champion (1846-1913) entre en apprentissage à quatorze ans chez Dumoulin, près de la place Saint-Michel52. Engagé volontaire pendant la Guerre de 1870, il effectue après l’armistice un voyage en Alsace. De retour à Paris, il s’établit à son compte (1873), d’abord dans le petit hôtel de Chimay, 15 quai Malaquais, puis 9 quai Voltaire (1890), dans l’ancienne librairie du père d’Anatole France, avant de revenir quai Malaquais, mais au 5, à l’ombre de l’Institut (1905). A son tour la librairie devient un lieu de rendez-vous où amateurs et savants aiment à se retrouver, que ce soit d’Arbois de Jubainville, Auguste Longnon ou encore Funck-Brentano, sans oublier Anatole France… Le jeune libraire, dont les moyens financiers sont limités, s’appuie en effet sur ces liens de sociabilité et, bien qu’il n’ait lui-même suivi aucun cursus d’études supérieures, il acquiert une érudition bibliographique impressionnante et reconnue.
Champion participe, en 1874, à la fondation de la Société d’histoire de Paris et de l’Île-de-France, dont il éditera les « Documents » (1878) et les « Mémoires » (1879). Par ce biais, il devient l’éditeur de Longnon pour Paris sous la domination anglaise (1878) et pour le Polyptique de Saint-Germain-des-Prés (1886-1895), et décroche le marché de l’Histoire générale de Paris, alias la célèbre « Collection verte », en 1880. Il sera aussi choisi pour la publication de catalogues et répertoires financés par l’État, parmi lesquels l’Inventaire général et méthodique des manuscrits français de la Bibliothèque nationale coordonné par l’administrateur général Léopold Delisle. Enfin, particulièrement spécialisé en philologie et en histoire littéraire, il crée en 1898 la « Bibliothèque littéraire de la Renaissance », puis en 1905 la « Bibliothèque du XVe siècle » et en 1910 la collection des « Classiques français du Moyen Âge » dirigée par Mario Roques.
La librairie d’occasion n’est pas une activité secondaire, bien au contraire : selon le modèle allemand de l’Antiquariat, elle bénéficie aussi des liens établis par Champion avec le milieu des savants, des érudits et des amateurs. Le voici en charge de disperser nombre de grandes bibliothèques, comme celles du juriste Charles Giraud († 1881), du baron de Witte († 1889) et de Marcel Schwob († 1905)53 – très proche de ce dernier, Pierre, fils aîné d’Honoré, rencontrera sa future épouse alors qu’il travaille au catalogue de la somptueuse bibliothèque d’Auguste Lesouëf dans son appartement du boulevard Beaumarchais… Sa compétence reconnue lui permet même d’être en relations d’affaires avec un collectionneur aussi prestigieux que Piepont Morgan à New York. La publication d’un catalogue mensuel des ouvrages disponibles garantit la poursuite de cette activité régulière d’achats et de ventes, tandis que les revues savantes et les collections occupent une place stratégique dans le dispositif : Champion devient l’éditeur de la Revue de l’art chrétien (1883), fonde la Revue des études rabelaisiennes (1903) et propose à ses confrères de province de diffuser leurs ouvrages d’érudition à Paris. L’Annuaire de la noblesse de France, du vicomte Révérend, est lui aussi domicilié chez Champion54.
Les intérêts financiers de la maison seront même parfois négligés au profit de l’intérêt scientifique de la publication : le libraire soutient ainsi le lancement de l’Atlas linguistique de la France de Gilliéron (1897), en assurant à ce dernier une pension mensuelle de 500 f. jusqu’à concurrence de 22 000 f. « pour frais d’enquête et de rédaction ». L’ouvrage, imprimé à 500 exemplaires par Protat à Mâcon, commence à paraître en livraisons de cinquante cartes en 1902, mais la table ne sera donnée qu’en 1912 et on sort encore un supplément en 1920… Sa politique permet à Champion de s’imposer à la fin du XIXe siècle comme le libraire de référence pour l’érudition, mais cette montée en puissance est facilitée par des événements conjoncturels. Peu après la mort de Vieweg (1888), l’ancienne maison spécialiste des échanges avec l’Allemagne et des publications d’érudition passe au gendre de celui-ci, Émile Bouillon, lequel disparaît après quelques années à peine (1891). Par la suite, la maison végète sous la gestion du fils de Vieweg, tandis que la concurrence commence à poindre, avec par exemple la Librairie Maisonneuve. Le rachat de Vieweg par Champion, en 1905, marque sans doute le couronnement de la carrière de celui-ci. La même année, Champion déménage au 5 quai Malaquais, le numéro 154 de la « Bibliothèque de l’École des hautes études » étant le premier donné à la nouvelle adresse55.
Le successeur de Vieweg publie désormais les principaux périodiques spécialisés de philologie et d’érudition historique, qu’il s’agisse de la Romania, de la Revue de philologie française et de littérature, de la Revue des bibliothèques, de la Revue celtique, du Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France ou encore de la Revue bénédictine… Les suppléments de certaines revues constituent parfois eux aussi des volumes, voire des collections : ainsi de la Gallia typographica publiée en tant que supplément à la Revue des bibliothèques et qui sort chez Champion à partir de 1909. Comme on le sait, la série, prévue pour compter vingt et un volumes, sera définitivement interrompue en 191456. Le libraire se situe lui-même aux franges du monde savant : auteur à vingt-trois ans d’une « Notice sur les abbesses de Longchamp »57, il collectionne lui aussi, achetant notamment, en 1895, le manuscrit des Mémoires d’Outre-tombe avec les corrections de l’auteur58. Son fils aîné, Pierre (1880-1942), est élève à l’École des chartes, dont il sort en 1905 avec une thèse sur la Vie de Guillaume de Flavy (v. 1398-1449)…59 Distingué à plusieurs reprises par des prix de l’Académie des Inscriptions, Pierre Champion, qui a épousé la nièce d’Auguste Lesouëf (Anatole France est son témoin), sera élu aux Sciences morales et politiques en 1940.
Pourtant, la Guerre mondiale marque pour Champion un temps de rupture. L’aîné souhaitant se consacrer d’abord au travail scientifique, c’est le cadet, Édouard, qui a repris l’affaire. Malgré la mobilisation des deux frères, on continue à travailler, avec la publication, par exemple, de Préréforme et humanisme à Paris d’Augustin Renaudet (1916), avec la reprise aussi de la Revue des études slaves et de la Revue de littérature comparée. Champion sort encore, en 1919, le Catalogue général de la librairie française d’Henri Stein. Mais les difficultés s’accumulent avec la disparition d’Édouard Champion (1922) et avec la Grande crise. Tandis que beaucoup de revues, comme la Romania, reprennent leur indépendance, l’activité éditoriale baisse considérablement, et la Seconde Guerre mondiale verra l’arrêt de toute activité dans la librairie d’occasion. Parfaitement intégrée au monde des érudits, des amateurs « éclairés » et des sociétés savantes du XIXe siècle, Champion n’opère qu’avec difficultés les transformations que la conjoncture rend indispensables après 1918. Le renouveau se fera dans la seconde moitié du XXe siècle.
L’exemple de Paris permet ainsi d’éclairer certaines des caractéristiques principales qui font de la « librairie allemande » un milieu très spécifique sur le plan de l’anthropologie culturelle. La compétence et le service rendu à la construction et à la diffusion du savoir jouent un rôle central dans sa cohésion. Lorsqu’ils viennent à Paris, ces spécialistes formés en Allemagne importent certaines des pratiques qui ont fait leur succès, en tête, bien entendu, l’intégration aboutie dans une structure en réseau particulièrement efficace. Mais l’essentiel tient dans la valeur donnée au travail intellectuel : nos professionnels entretiennent très soigneusement les liens avec le milieu des savants et des chercheurs, ils s’attachent au très lourd travail de collecte et de diffusion de l’information spécialisée et se constituent progressivement un catalogue éditorial de grande valeur, même si la diffusion de ses titres ne peut être que limitée et relativement lente. Le libraire est au service de la science et des scientifiques, et c’est ce service qui justifie sa fonction – puis, selon la dialectique wébérienne, sa réussite financière démontre la justesse du calcul.
A Paris, les liens d’affaires sont renforcés par la solidarité de voisinage : quelques centaines de mètres séparent la rue de Lille de la rue des Saints-Pères, du quai Voltaire, puis du quai Malaquais, de la rue des Beaux-Arts et de la rue de Seine – et la boutique de Dumoulin, où Honoré Champion a commencé sa carrière, n’est pas loin non plus. Symboliquement rassemblé entre ces deux hauts-lieux de l’érudition que sont l’ancienne abbaye de Saint-Germain-des-Prés et l’Institut, c’est le « vieux quartier » que décrira Pierre Champion60 et auquel les boîtes des bouquinistes forment, sur les quais, comme le prolongement naturel : en 1857, l’administration dénombre dix bouquinistes sur le quai de Conti, quinze sur le quai Malaquais et dix encore sur le quai Voltaire61. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater combien nos libraires émigrés se sont parfaitement intégrés dans le tissu social et culturel d’un des quartiers les plus caractéristiques de la capitale française : il constituent un des maillons majeurs de la topographie érudite parisienne dans la seconde moitié du XIXe siècle.
La conjoncture évolue bien évidemment en profondeur, entre les années 1800 et la Première Guerre mondiale, et cette évolution peut être résumée par la transition, classique en ethnographie, de l’acculturation à l’appropriation. Le modèle allemand est d’abord importé par des Rhénans et par des Allemands, qui le mettent au service du développement de la « science française ». Paris ne représente ici qu’un exemple parmi d’autres de la réussite des Allemands dans le domaine de la librairie savante et de l’antiquariat : nous avons rencontré Friedrich Klincksieck à Paris, mais voici encore Leo Olschki à Florence, tandis qu’Otto Harrassowitz, à Leipzig, assure au début du XXe siècle la diffusion de très nombreuses collections savantes à travers le monde entier. L’exemple de Champion montre comment, dans la décennie 1880, le relais est pris par des professionnels français, mais en conservant l’essentiel de ce qui a fait la réussite du « modèle allemand » de la librairie savante.
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1 Trois révolutions, passim.
2 Histoire de la librairie française, dir. Patricia Sorel, Frédérique Leblanc, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2008. L’ouvrage ne traite pourtant pour l’essentiel que de la période contemporaine.
3 Michel Espagne, « Transferts culturels et histoire du livre », dans HCL, 5, 2009, pp. 201-218.
4 Mutations du livre, passim.
5 Cette approche a été exploré par des travaux pionniers, comme l’Introduction à la France moderne (1500-1640) de Robert Mandrou, sous-titré Essai de psychologie historique (1re éd., Paris, Albin Michel, 1961. « L’Évolution de l’humanité »).
6 Frédéric Barbier, « Entre Montesquieu et Adam Smith : Leipzig et la société des libraires », dans RFHL, 2001, pp. 149-170, ill. Donne la bibliographie complémentaire.
7 Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. fr., 1re éd., Paris, Plon, 1964 (la traduction française a soixante ans de retard par rapport à l’original allemand !).
8 Terme qui, selon le contexte, peut également être traduit par « espace public ».
9 Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. Marc de Launay, nelle éd., Paris, Payot, 1997 (« Critique de la politique Payot ») (titre original : Strukturwandel der Öffentlichkeit : Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, 4e éd., Berlin, Neuwied, 1969). Mais voir aussi Actes de la recherche en sciences sociales, 126-127 et 130 (1999) : Édition, éditeurs (1) et (2).
10 Frédéric Barbier, « Habermas et l’éditeur », dans Buch-Kulturen. Festschrift für Reinhard Wittmann, éd. Monika Estermann, Ernst Fischer, Ute Schneider, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2005, pp. 37-57.
11 Frédéric Barbier, « De la République des auteurs à la République des libraires : statut de l’auteur, fonctions et pratiques de la librairie en Allemagne au XVIIIe siècle », dans L’Europe et le livre, pp. 415-449
12 « Der Buchhandel ist ein Handel mit Büchern. Versteht man unter Buch mehere Bogen Papier mit Buchstaben bedrückt : und unter Buchhandel die Mühe, einige Bücher à Condition zu verschreiben : so ist nichts leichter als der Buchandel, und ein Buchhändler ist noch weniger als ein Heringsweib. Sind aber Bücher die Geistesprodukte der vorzüglichsten Männer ihres Zeitalters, welche fähig sind, die Menschen zu unterrichten und zu bessern, oder das Leben zu verschönern, so ist der Buchhändler ein Kaufmann, der mit den edelsten Waaren handelt : und wenn er seinen Beruf mit Würde treibt, so gebührt ihm unter Handelsleuten der erste Rang… » (Georg Joachim Göschen, Meine Gedanken über den Buchhandel und über dessen Mängel, meine wenige Erfahrungen und meine unmaßgeblichen Vorschläge, diesselben zu verbessern, [Leipzig, Göschen, 1802]).
13 Friedrich Christoph Perthes, Der Deutsche Buchhandel als Bedingung des Daseins einer deutschen Literatur, Hamburg, Perthes, 1816.
14 Si le modèle de la « librairie allemande » essaime aussi facilement, c’est parce qu’il n’est pas d’abord lié à un quelconque projet nationaliste, mais bien à la diffusion de la science (Wissenschaft) et de la pensée. Ce n’est que progressivement que l’articulation se fait plus immédiate avec la construction nationale. A l’étranger, et notamment en France après 1870, on considère la « librairie allemande » comme l’un des éléments expliquant la réussite spectaculaire de l’Allemagne impériale sur les plans intellectuel, économique et politique.
15 Lettres de Coray au protopsalte de Smyrne Dimitrios Lotos…, éd. Mis de Queux de Saint-Hilaire, Paris, Firmin-Didot, 1880.
16 Gian Pietro Vieusseux, Journal itinéraire de mon voyage en Europe (1814-1817)…, éd. Lucia Tonini, Firenze, Leo S. Olschki, 1998, ici p. XXX.
17 Bréal dans son introd. à Franz Bopp, Grammaire comparée des langues indo-européennes…, trad. fr., Paris, Imprimerie impériale, 1866-1874, 5 vol, ici t. I, p. XII (éd. originale allde, Berlin, 1857-1861). Bopp réside en France de 1812 à 1816, avant de donner en 1816 à Francfort son traité Über das Conjugationssystem der Sanskritsprache in Vergleichung mit jenen der griechischen, laiteinischen, persischen und germanischen Sprache.
18 Archives départementales du Bas-Rhin, fonds Berger-Levrault, copies de lettres.
19 Le rôle du libraire dans la publication de bibliographies courantes est traditionnel en Allemagne, où il remonte aux Catalogues de foires (Meßkatalog). Importée en France, la pratique culmine avec le personnage du Leipzigois Otto Heinrich Lorenz. Venu à Paris à la Librairie Reinwald en 1855 et établi comme libraire en 1861, Lorenz est l’un des fondateurs de la bibliographie rétrospective française, avec le lancement du Catalogue général de la librairie française en 1867. Sa librairie est alors située 3bis rue des Beaux-Arts.
20 Bâle bénéficie de conditions très favorables, qui en font un pôle européen de la librairie et du négoce en général depuis le XVe siècle. Des dynasties comme celle des Burkhard (Bourcard) sont installées en France dès l’Ancien Régime ; les Bâlois sont les principaux intermédiaires de la Société typographique de Neuchâtel sur la route du Nord, avec la maison de commission de Luc Preiswerk ; et c’est à Bâle, chez son confrère l’imprimeur Haas, que se réfugie Levrault l’Aîné pendant la Terreur.
21 Giles Barber, Studies in the booktrade of the European enlightment, London, Pindar press, 1993 (« Studies in the history of printing », 9).
22 Plusieurs titres, dont l’Essai sur la géographie des plantes, accompagné d’un tableau physique des régions équinoxiales…, Paris, Levrault et Schoell, an XIII (1805), 2o.
23 A. Pihan de la Forest, Essai sur les ouvrages de M. S. F. Schoell, Paris, l’auteur, 1835, 8o.
24 Archives de la Ville de Paris, D3 U1 83, 8 décembre 1813.
25 Treuttel et Würtz. Voir aussi : Frédéric Barbier, « Le commerce international de la librairie française au XIXe siècle », dans RHMC, XXVIII, 1981, pp. 94-117.
26 Paris, Turin, Venise, Florence, Rome, Marseille, Lyon, Leipzig, Weimar, Francfort-s/Main et Zweibrücken (Deux-Ponts).
27 Le blocus continental interdit en principe les échanges avec l’Angleterre, sauf à bénéficier d’une « licence » personnellement visée par l’Empereur. A la date de juillet 1812, seules deux licences de librairie ont été accordées, à Treuttel et Würtz pour 1 M.f., et à Bossange pour 150 000 f.
28 Sous la raison sociale de Treuttel & Würtz, puis à partir de 1822 de Treuttel, Würtz & Richter.
29 Cornelis Boschma, « Les voyages pittoresques d’Antoine-Ignace Melling et les éditeurs Treuttel et Würtz », dans RFHL, 116-117 (2002), Genève, Librairie Droz, pp. 51-77, ill.
30 Treuttel et Würtz étendent à partir de 1816 leurs activités au monde anglo-saxon : des exemples de publication conjointe sont donnés avec Adolphe, ou encore avec Benjamin Franklin, Correspondance choisie. Traduite de l’anglais. Édition publiée par W.T. Franklin, Paris, Treuttel et Würtz ; Londres, Colburn, 1817, 8o. La librairie de Henry Colburn est en effet l’une des principales de la capitale anglaise, spécialisée dans la librairie anglaise et internationale.
31 Frédéric Barbier, « Martin Bossange, Paris und Deutschland », dans Beiträge zur Geschichte des Buchwesens im frühen 19. Jahrhundert, éd. Mark Lehmstedt, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1993, pp. 95-113.
32 Cinquantenaire de la librairie C. Reinwald…, Paris, Schleicher frères, 1899.
33 Jeanblanc, passim. Isabelle Kratz, La Librairie allemande à Paris de 1860 à 1914, thèse de l’École nationale des chartes, 1989, dactyl. Nicolas Gras-Payen, Les Éditions Klincksieck. Des origines à la fin de la Seconde Guerre mondiale, maîtrise d’histoire, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 2004. Treuttel et Würtz continue cependant à exister comme librairie, sous la direction d’Ed. Jung-Treuttel jusqu’en 1875. Jung-Treuttel reprend la librairie de commission de Frankh et Vieweg en 1865.
34 ENS (Ulm), B 20 Fo.
35 Léopold Ranke, Histoire de France, principalement pendant le XVIe et le XVIIe siècle, trad. fr., Paris, F. Klincksieck, 1854-1889, 6 vol., 8o. Leopold v. Ranke (1795-1886) s’impose comme une figure majeure de l’historiographie moderne en Allemagne au milieu du XIXe siècle. L’édition originale de l’ouvrage, en cinq volumes, sort à Stuttgart et Tübingen, chez Cotta, en 1852-1856.
36 Jeanblanc, notamment pp. 237-238.
37 L’École normale supérieure et l’Allemagne, éd. Michel Espagne, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1995 (« Deutsch-Französische Kulturbibliothek », 6).
38 Minerva. Jahrbuch der Universitäten der Welt, éd. R. Kukula, K. Trübner, 1re année, Strassburg, Verlag von Karl J. Trübner, 1891 (ENS Ulm, SG ip 125 12o).
39 Jean Longnon, «Le troisième centenaire du Journal des savants», dans JS, janv.-mars 1965, pp. 7 et suiv. Dans le comité siègent Silvestre de Sacy, Cuvier, Gay-Lussac, Victor Cousin, Raynouard, etc.
40 Pierre Rosanvallon, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985 (« Bibliothèque des sciences humaines »).
41 « La Bibliophilie à travers cent cinquante ans du Bulletin du bibliophile » [catalogue d’exposition], dans Bulletin du bibliophile, 1984, n° 4, p. 445-510. Techener se fait d’ailleurs aussi l’éditeur de Paulin Paris pour Li Romans de Berte au grand pied (1832), les Grandes chroniques de France (1836-1838, 8 vol. in-12), la Chronique de Rains (1837) et les Manuscrits français de la Bibliothèque du Roi (1836-1848, 8 vol., 8o). Rappelons que c’est chez lui que le père d’Anatole France commence son apprentissage de libraire, en 1838.
42 Le premier article donne le ton, une étude de Georges Gandy visant à réévaluer la Saint-Barthélemy et dont les premières lignes fixent la perspective : «…Voltaire et toute la secte encyclopédique soutenaient alors, avec le commun des hérétiques, qu’il y avait eu, entre la religion et la royauté, un accord hypocrite pour exterminer les protestants. »
43 Cité par Jacques Le Rider, Malwida von Meysenbug. Une européenne du XIXe siècle, Paris, Bartillat, 2005, pp. 318-319.
44 Friedrich Max Müller, La Stratification du langage, trad. fr. Louis Havet ; suivi de La Chronologie dans la formation des langues indo-germaniques [de Georg Curtius, trad. fr. Abel Bergaigne], Paris, A. Franck, 1869 (« BEHE », 1).
45 Friedrich Diez, Anciens glossaires romans corrigés et expliqués par Frédéric Diez, traduits par Alfred Bauer, Paris, A. Franck, 1870 (« BEHE », 5).
46 Theodor Mommsen, Étude sur Pline le Jeune (…). Traduit par G. Morel, Paris, A. Franck, 1873 (« BEHE », 15).
47 Cité par Jacques Le Rider, ouvr. cité, pp. 302-303.
48 Christophe Charle, Dictionnaire biographique des universitaires aux XIXe et XXe siècles. Volume I : la Faculté des lettres de Paris (1809-1908), Paris, INRP/CNRS, 1985, n° 85, pp. 137-138. La carrière de Monod se prolongera jusqu’au Collège de France, où il est titulaire de la chaire créée par la marquise Arconati Visconti en 1906.
49 Sous-titrée : Recueil trimestriel consacré à l’étude des langues et des littératures romanes.
50 Ursula Bähler, Gaston Paris dreyfusard : le savant dans la cité, Paris, CNRS, 1999.
51 Charles-Olivier Carbonell, « La naissance de la Revue historique », dans RH, 518 (avril-juin 1976), pp. 331 et suiv. Alice Gérard, « Histoire et politique : la Revue historique face à l’histoire contemporaine (1885-1898) », ibid., pp. 353 et suiv. Alain Corbin, Matériaux pour un centenaire : le contenu de la Revue historique et son évolution, 1876-1975, Tours, Université de Tours, 1975 (« Cahiers de l’Institut de presse et d’opinion », 2). La RH est d’abord publiée chez Germer Baillière, rue de l’École de médecine.
52 AN, 22 AQ, et Jacques Monfrin, Honoré Champion et sa librairie, 1897-1978, Paris, [Champion, 1978]. Catalogue des publications et des livres de fonds de la Librairie ancienne Honoré Champion, Paris, Honoré Champion, 1932. Paris capitale, p. 293.
53 Pierre Champion, Marcel Schwob et son temps, 1re éd., Paris, Grasset, 1927. Marcel Schwob était domicilié 122 rue du Bac.
54 Annuaire de la noblesse de France fondé en 1843 par M. Borel d’Hauterive et continué sous la direction du Vte Albert Révérend (1892-1911), 1914, soixante-dixième volume, Paris, au bureau de la publication, chez Édouard Champion, libraire, [1914] (Abbeville, imprimerie F. Paillart).
55 Louis Serbat, Les Assemblées du clergé de France. Origines, organisation (1561-1615), Paris, Champion, 1906 : il s’agit de la thèse d’archiviste-paléographe du Valenciennois Louis Serbat (1875-1953), soutenue en 1900. Serbat sera secrétaire général de la Société française d’archéologie et président de la Société des Antiquaires de France.
56 Georges Lepreux, Gallia typographica, ou Répertoire biographique et chronologique de tous les imprimeurs de France depuis les origines de l’imprimerie jusqu’à la Révolution, Paris, Librairie ancienne Honoré Champion, 1909-1914, 8 vol. parus (« Revue des bibliothèques », supplément V).
57 Honoré Champion, Notice historique sur l’abbaye de Longchamps…, Paris, Dumoulin, 1869 (la Notice a été initialement publiée dans la Revue nobiliaire de 1867).
58 François-René de Chateaubriand, Mémoires de ma vie, Fragments autographes des livres I, II, III, vers 1809-1822, BnF, mss n. a. fr. 26232 (manuscrits légués à la Bibliothèque nationale).
59 Pierre Champion, Guillaume de Flavy, capitaine de Compiègne : contribution à l’histoire de Jeanne d’Arc et à l’étude de la vie militaire et privée au XVe siècle, Paris, Champion, 1906. Voir la nécrologie de Pierre Champion, par Marcel Bouteron et Michel François, dans BEC, 104, 1943, pp. 410-417.
60 Pierre Champion, Mon vieux quartier, 15e éd., Paris, Bernard Grasset, 1932. Grasset lui-même est rue des Saints-Pères.
61 Louis Lanoizelée, Les Bouquinistes des quais de Paris, préf. Daniel Halévy, Paris, l’auteur, 1956, p. 81.