Avant-propos
Frédéric BARBIER
Le Roy François [Ier] ayant en sa librairie Thucydide (…) translaté en notre langue par (…) Claude de Seyssel, (…) pour ce que ledit livre ne se trouvait ailleurs (…), a été content d’en faire part aux princes, seigneurs et gentils-hommes de son royaume (…), voyant que la science des langues estrangières n’estoit pas encore généralement espandue parmy la noblesse… (Jacques Colin).
Envisager les rapports entre la langue et le média, et voir dans quelle mesure l’utilisation d’une technique spécifique – en l’espèce, celle de l’imprimé – influe sur l’économie, la pratique et la représentation des langues de communication, tel est le pari proposé par le dossier que l’on va découvrir.
La question de la langue est centrale pour la pensée occidentale, qui concerne certes la politique, mais qui touche aussi directement à l’économie du livre : songeons, en France, aux traductions commandées par Charles V comme par François Ier à certains de leurs proches, à la réception de textes en langue vulgaire dans les bibliothèques princières à partir du XIVe siècle, aux travaux d’auteurs comme Geoffroy Tory1, Guillaume Postel2 ou encore du Bellay3 au XVIe siècle, au rôle, plus tard, de l’Académie française et de son Dictionnaire, ou encore à la figure de l’abbé Grégoire appelant à la destruction des « patois ».
Aujourd’hui, la réflexion sur la langue et sur ce qu’elle représente revient partout à l’avant-plan, à la suite des réorganisations politiques en cours depuis la chute de l’U.R.S.S. : on considère le plus souvent que les entités politiques indépendantes qui cherchent à se structurer doivent se caler sur le modèle d’un État-nation dont la spécificité première est celle de la langue. Mais la montée en puissance des nouveaux médias pose aussi le problème de la langue sur différents autres plans, qu’il s’agisse d’Internet et du rapport à l’anglais, ou encore de l’utilisation des SMS et de la pratique orthographique quelque peu spécifique qu’elle engendre généralement.
Si le rôle des nouveaux médias n’est pas sans conséquences sur les pratiques de l’écrit en général et sur l’usage de la langue en particulier, il n’y a pas de raison de penser qu’il a pu en être différemment lors des « révolutions » antérieures qui ont affecté les systèmes sociaux de communication : ainsi avec l’invention de la typographie en caractères mobiles, au XVe siècle, puis, sans doute, avec le passage progressif à la librairie de masse, à partir du dernier tiers du XVIIIe siècle. Placer ces phénomènes sous le prisme de l’histoire du livre et en tirer quelques éclairages significatifs constitue l’enjeu d’un dossier qui, bien évidemment, ne saurait prétendre à une quelconque exhaustivité. Nous en regrouperons la thématique en six points principaux.
1) D’abord, l’assignation. Une rupture fondamentale est en effet, depuis le Moyen Âge occidental, celle entre la langue de communication écrite (le latin, que les humanistes s’efforceront à terme de figer dans sa version définie comme classique) et les langues orales (les langues vulgaires). Les premiers monuments témoignant d’une écriture en vernaculaire datent des IXe et Xe siècles (France, Allemagne, Italie), mais le développement d’une véritable production livresque en vulgaire remonte surtout au XIVe siècle, un des effets du passage de l’oral à l’écrit étant aussi à terme celui de fixer la langue.
L’usage des langues comme langues imprimées reste d’autre part, durant une grande partie de l’Ancien Régime (au moins jusqu’au XVIIe siècle), l’objet d’un processus d’assignation thématique assez général : la théologie, les classiques anciens et les productions scientifiques, dans une moindre mesure le droit, sont surtout en latin, et la modernité de la « mise en livre » se place d’abord, en règle générale, du côté du latin. A partir du XVIe siècle, cette assignation première se double d’une assignation fondée sur la religion, avec la Réforme, notamment la Réforme luthérienne, qui donne une impulsion très puissante à l’édition en vernaculaire. Cette articulation se déploie dans le long terme, et il n’est que de rappeler ici que la première Bible imprimée en Amérique du Nord est celle de John Eliot à Cambridge (Massachusetts) en 1661-1663, et qu’elle est précisément imprimée en algonquin4.
2) Une langue pour la modernité ? La première clé poussant à imprimer en langue vulgaire est celle de l’économie nouvelle imposée par la typographie en caractères mobiles. Si le latin continue à dominer largement la production au XVe siècle, la montée de la concurrence pousse en effet à une innovation de produit dans laquelle le recours à la langue vulgaire et aux auteurs contemporains s’impose comme l’un des principaux facteurs d’innovation5 : il s’agit de répondre à la poussée du marché, parfois soutenue par la volonté politique. La langue vulgaire dépasse le latin, en nombre de titres, dans la production française dès les années 15606, tandis que, d’après la bibliographie rétrospective, le phénomène n’est régulier, pour l’allemand, qu’à partir de la fin du XVIIe siècle (1692). Mais Max Engammare a raison d’insister sur le rôle de matrice dévolu en Occident à la Bible dans la construction de l’expérience typographique des XVe et XVIe siècles7 : environ 4000 éditions différentes sont publiées entre 1454 et 1555, dont sans doute la moitié en latin, une quarantaine en hébreu, quelque deux cents en grec – et quelque deux mille dans les différentes langues vulgaires, soit, avec une hypothèse de tirage moyen à mille, deux millions d’exemplaires mis en circulation. Une seconde clé réside dans l’accession au statut de classique : dès lors que le vulgaire est reçu comme classique, c’est-à-dire s’impose comme langue de culture, la modernité passe de son côté, qui était jusque-là liée au latin. Inversement, l’usage d’une certaine langue dans un espace géopolitique donné détermine en partie le rapport possible de cet espace à la modernité : en Hongrie, où le latin reste langue officielle jusqu’au XIXe siècle, les importations de livres dans cette langue induisent un retard croissant par rapport à la production imprimée moderne d’Europe occidentale, laquelle se fait de plus en plus en vulgaire8. Retenons la conclusion : dans la librairie occidentale, la modernité est bien entendu du côté de la langue vulgaire, mais celle-ci se construit à partir du modèle du latin, qu’il s’agisse de la typologie des textes ou de la mise en livre.
3) Le rôle de l’économie. Depuis la fin du Moyen Âge, chaque changement de média induit une réévaluation en profondeur du rôle de l’économie. C’est le cas avec l’invention de Gutenberg, plus encore avec le passage aux médias de masse au XIXe siècle, et aux nouveaux médias de nos années 2000. L’invention du XVe siècle porte peut-être moins sur ces nouvelles machines que sont les presses typographiques, que sur la « marchandisation » du contenu des livres, voire des figures de l’auteur et de celui que l’on désignerait aujourd’hui comme l’éditeur9. Par suite, le choix de la langue d’édition sera aussi déterminé par les caractéristiques du marché potentiel, par l’image que l’on se fait d’une publication dans telle ou telle langue, et par les éléments matériels à mettre en œuvre et les moyens financiers à mobiliser pour imprimer et diffuser le volume10. Transposer la langue vulgaire sous forme de langue imprimée suppose en effet de mettre au point et de fabriquer un certain nombre de signes diacritiques qui s’ajouteront à l’alphabet latin et qui contribueront à renchérir plus ou moins la fonte typographique, donc l’impression elle-même. Le hongrois donne du phénomène un excellent exemple et permet de mieux repérer les contraintes qui s’imposent longtemps à la publication, surtout dans des langues minoritaires11.
La logique est la même pour ce qui concerne l’économie de la traduction. On sait, par exemple, que la langue à partir de laquelle un texte est traduit n’est pas nécessairement sa langue d’origine : le latin a longtemps servi de langue source, avant que ce ne soit le français, puis l’anglais, et les considérations d’ordre économique interviennent puissamment pour expliquer ce qui fonctionne de plus en plus comme un rapport de forces. D’une manière générale, la prégnance du facteur financier, qui n’est pas propre aux seuls médias imprimés, s’accroît avec l’intensité capitalistique : plus il sera nécessaire de mobiliser des capitaux pour une certaine publication, plus il apparaîtra difficile de réaliser celle-ci dans une langue plus ou moins minoritaire, parce que le marché potentiel en sera plus étroit. Même si la problématique de la représentation identitaire, sur laquelle nous allons revenir, joue aussi pour faire publier dans telle ou telle langue, le poids du capital se renforce avec la modernité12 : de sorte que le choix d’une langue de publication n’est pas seulement d’ordre « culturel », mais qu’il est déterminé, et de plus en plus directement, par des considérations matérielles et économiques.
4) La langue imprimée, entre hiérarchie, distinction et identité. Même au-delà de l’économie, les langues, surtout écrites ou imprimées, ne sont pas égales entre elles. Les langues anciennes sont d’abord réputées sinon « meilleures », du moins plus riches que les langues modernes13, et Guillaume Budé théorise, dans son Institution du prince, la supériorité du grec sur le latin comme langue de culture et non pas seulement de communication : pour lui, le grec est en effet
la plus ample et la plus copieuse et abundante en termes et vocables de toutes langues dont nous aions connaissance…
D’autre part, la discussion sur l’origine, donc sur la chronologie des langues, est de plus en plus vive jusqu’au XVIIIe siècle – notamment à propos du statut de l’hébreu comme langue de la Genèse14 –, et elle constitue un autre critère de hiérarchisation. Enfin, l’usage d’une certaine langue fonctionne comme un indicateur d’inégalité sociale : pratiquer la langue de cour, par exemple le français d’oïl, démontrera la distinction d’une société qui s’identifie, ou qui veut s’identifier, avec le groupe des dominants et, pour une part, avec celui des prescripteurs. On peut presque suggérer l’hypothèse selon laquelle c’est la rapide montée en puissance du français d’oïl comme langue imprimée, montée antérieure au règne de François Ier, qui aurait assuré l’unité linguistique du royaume au niveau de ses catégories alphabétisées :
La langue d’oïl commence à jouer un rôle unificateur dans la seconde moitié du XVe siècle. En plein XIVe siècle, le pape Jean XXII, natif de Cahors, devait encore se faire traduire en latin une lettre du roi de France rédigée en français, et ce n’est pas avant 1480 que la langue d’oïl commence à gagner le Limousin, le Périgord, le Bordelais, l’Auvergne et, de proche en proche, les villes de la vallée du Rhône. Après 1500 l’Ouest est gagné, ainsi que les anciens fiefs anglais de la Garonne et de la Gironde. De 1530 à 1550 la poussée se fait irrésistible à l’Ouest et à l’Est (…), et l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) confirme une situation de fait : la langue d’oïl a désormais une position assez forte pour prendre la place du latin chez les hommes de loi. Les Français peuvent désormais se comprendre entre eux, à partir d’un niveau social qui exclut d’ailleurs les paysans et le menu peuple des villes qui, eux, conservent leur parler dialectal15.
À plus long terme, le rapport entre langue et distinction sera à la base du travail de fixation, de normalisation et d’enrichissement poursuivi notamment dans le cadre des académies et dont l’aboutissement s’accomplit, très logiquement, dans l’imprimé. Un exemple paradigmatique en est donné avec le Dictionnaire de l’Académie françoise de 169416 : le frontispice de Mariette d’après J.-B. Corneille met en scène le roi en prince des lettres. Couronné de lauriers, le buste de Louis XIV est entouré par les allégories de la Poésie et de la Grammaire, tandis que la Rhétorique, à l’avant-plan, est penchée, comme par une mise en abyme, sur le volume du Dictionnaire lui-même. Des entreprises analogues existent dans la plupart des pays17.
Si nous descendons la chronologie, la problématique des langues est très largement renouvelée en Europe et en Occident au XVIIIe siècle, par l’articulation alors construite entre la pratique d’une langue et la définition d’une culture comme appartenant en propre à une certaine collectivité. La réflexion est notamment conduite par Johann Gottfried von Herder (1744-1803)18, lequel qualifie le latin médiéval d’« idiome monacal » et voit dans la langue vulgaire – et dans ceux qui la parlent, le peuple – la source première du génie. Cette articulation est au fondement de l’idée moderne de collectivité et d’Étatnation. Le statut de la langue se pose ainsi immédiatement à la nouvelle colonie anglaise du Canada : lorsqu’il commence ses travaux à Québec, le premier Parlement du Bas-Canada a en effet à déterminer quelle sera sa langue de délibération (1793)19. En France même, la question se charge d’une dimension encore plus immédiatement politique : devant la Convention, l’abbé Grégoire identifie la langue « nationale » à la langue de la liberté et de la modernité que promeut le nouveau cours politique, et l’« anéantissement des patois », qui représentent l’« idiome féodal », s’impose d’autant plus comme une nécessité à la fois politique et humaine que le système démocratique établit une adéquation entre espace public et choix de la majorité20.
Pour extirper tous les préjugés, développer toutes les vérités, tous les talents, toutes les vertus, fondre tous les citoyens dans la masse nationale, simplifier le mécanisme et faciliter le jeu de la machine politique, il faut identité de langage. (…) Encourageons tout ce qui peut être avantageux à la patrie ; que dès ce moment l’idiome de la liberté soit à l’ordre du jour, et que le zèle des citoyens proscrive à jamais les jargons qui sont les derniers vestiges de la féodalité détruite. (…) Nous ferons une invitation aux citoyens qui ont approfondi la théorie des langues, pour concourir à perfectionner la nôtre, une invitation à tous les citoyens pour universaliser son usage. La Nation, entièrement rajeunie par vos soins, triomphera de tous les obstacles et rien ne ralentira le cours d’une révolution qui doit améliorer le sort de l’espèce humaine…21
Comprendre la langue du principal média du temps, l’imprimé, constitue en effet la condition indispensable pour accéder à l’espace public renouvelé autour duquel se structure la vie politique de la collectivité. Mais, par la suite, le statut des langues minoritaires évoluera profondément : alors que la langue majoritaire22 est, au XIXe siècle, signe de distinction et de promotion sociale, la langue minoritaire sera progressivement réinvestie d’une dimension identitaire certaine, comme le montrent, en France, certaines langues régionales, et comme les exemples s’en multiplient en Europe23. Si le paradigme général est donc bien celui qui conduit de la distinction à l’identité, il se trouve décliné selon des expériences et des chronologies très diverses d’un espace à l’autre.
5) La langue et les intermédiaires culturels. Entre la pratique et la théorie, le rapport de la langue au média, en l’occurrence l’imprimé, a fait l’objet de différents ordres de réflexions. Après les admonestations (non publiées) de Leibniz24, ce sont les professionnels allemands de la librairie qui, à partir du dernier tiers du XVIIIe siècle, théorisent systématiquement l’articulation entre la langue, la nation et la « librairie » au sens large du terme25. La langue est au fondement de la nation, il faut donc lui donner les moyens nécessaires pour qu’elle puisse exister et se développer en tant que langue de culture : or, le premier de ces moyens réside dans la librairie. C’est aux professionnels de faire en sorte que le marché de l’imprimé soit organisé dans des conditions telles qu’il permette au champ littéraire dans son ensemble de fonctionner de la manière la plus efficace. La librairie est le vecteur de la « publicité », elle structure la formation d’un public national de lecteurs et permet la rétribution des auteurs, donc la poursuite de leur travail d’écriture. Pour le libraire hambourgeois Friedrich Perthes, la condition d’existence de la langue, donc de la littérature et, implicitement, de la nation, réside dans le média et dans la place dévolue aux professionnels du média : « la librairie allemande [est] la condition d’existence d’une littérature allemande »26. Ce modèle allemand sera largement diffusé dans la nouvelle Europe des nationalités.
Même s’ils donnent toujours à l’imprimé une place centrale dans leur action, les intermédiaires culturels qui organisent le marché national de l’imprimé et qui permettent, le cas échéant, le rattrapage par rapport à la modernité occidentale ne représentent pas les mêmes groupes d’une géographie et d’une période à l’autre. À la fin du XVIIe siècle en Russie, l’initiateur de l’européanisation est le tsar Pierre le Grand lui-même, et l’imprimé constitue bien le premier outil sur lequel il s’appuie : on publiera en Russie au XVIIIe siècle d’abord en français et en allemand. Dans les pays allemands du second XVIIIe siècle, le groupe d’initiateurs est constitué par les auteurs et par la « bourgeoisie des talents » (Bildungsbürgertum), mais nous avons vu que ce sont les libraires et les professionnels qui organisent le marché « national » de l’imprimé. On sait comment, en Hongrie, ce rôle est tenu par la haute noblesse, entraînée par le programme d’un Ferenc Széchényi (1754-1820) – les professionnels de la librairie n’interviennent que dans un second temps, à partir des années 1830-1840. Le dernier modèle principal est celui où le groupe d’initiateurs réunit la bourgeoisie fortunée, comme c’est le cas par exemple à Barcelone, capitale d’une Catalogne traditionnellement tournée vers l’Europe, notamment vers l’Europe germanophone : ce groupe, en charge de l’administration de la ville, est aussi celui qui prend l’initiative de faire traduire et publier les classiques espagnols en catalan. D’une manière générale, à la phase d’acculturation, qui s’appuie souvent sur une langue intermédiaire étrangère, succède la phase d’appropriation et d’identité, qui verra se développer une activité propre d’écriture et de traduction – ce qui s’est fait, assez largement, en France dès le XVIe siècle27.
6) La langue comme monument. La définition de la langue nationale comme langue de culture suppose le développement d’une production littéraire propre, laquelle sera d’ordre normatif (les dictionnaires de la langue, et notamment les dictionnaires préparés par l’Académie d’État28), informatif (les encyclopédies nationales) ou littéraire (la littérature nationale et ses collections29). S’y ajouteront des institutions spécifiques, comme les bibliothèques nationales, en charge de la conservation de la production imprimée nationale et, souvent, du travail de la bibliographie courante et rétrospective30. L’interprétation historique de ces phénomènes se développera elle-même dans une perspective que l’on peut souvent suspecter de téléologie – la nation existe a priori, le problème est de la « réveiller » et de lui donner les moyens d’exister. L’histoire des langues d’édition et des pratiques qui leur sont liées permet de reprendre le problème sur une base scientifique plus sûre31.
Imprimer dans une certaine langue suppose aussi de disposer de la technologie et du matériel adéquats. Nous avons vu que, par suite du coût de la fonderie typographique sous l’Ancien Régime, il était très difficile de créer et de fabriquer les fontes spécialisées éventuellement nécessaires pour des langues moins importantes. Des signes diacritiques sont introduits dans la plupart des alphabets, tandis que l’édition en grec marquera, une nouvelle fois, la prééminence du roi qui fait réaliser les poinçons des célébrissimes « Grecs du roi » et imprimer de somptueux ouvrages en grec dont le premier est consacré à Eusèbe de Césarée32. Lorsqu’il s’agit d’imprimer des langues non écrites, la translittération s’impose, comme pour un certain nombre de langues indiennes d’Amérique du Nord à partir du XVIIe siècle33. Roger Williams, fondateur du Rhode Island, publie ainsi à Londres en 1643 A Key into the language of America : il s’agit d’un petit manuel pratique donnant en une suite de chapitres thématiques (sur la cuisine, etc.) une série de phrases usuelles dans la langue des Narragansetts, imprimées en romain, avec leurs équivalents anglais en italique34. Mais le principe gutenbergien de l’analyse typographique est le mieux adapté aux écritures alphabétiques occidentales, et l’usage du média pose des problèmes très difficiles dès lors qu’il s’agit d’imprimer des langues non alphabétiques. L’édition du dictionnaire de Calepin par les Jésuites travaillant au Japon en 1595 illustre, dans un tout autre contexte, la solution représentée par la translittération, mais aussi ses limites35. La complexité que représente pour la technique gutenbergienne l’impression dans les langues d’Extrême-Orient (chinois, japonais, coréen…) ne trouvera de solution efficace qu’avec les développements des techniques informatiques permettant la construction des caractères à partir d’un nombre limité de racines. Le passage d’un système d’écriture à l’autre, plus rare, est cependant illustré par l’exemple de la Turquie adoptant en 1928 un alphabet latin très peu aménagé et imprimant dès lors en romain. Enfin, certains auteurs s’efforcent de théoriser le rapport écriture / langage, à l’image de Schleiermacher, bibliothécaire du grand-duc de Hesse-Darmstadt, qui publie en 1835 son traité De l’influence de l’écriture sur le langage36.
Un dossier thématique tel que le nôtre ne saurait épuiser la problématique d’une question aussi complexe que celle des « langues imprimées ». Ainsi conviendrait-il d’envisager plus systématiquement la problématique de la traduction, ou encore celles de la géographie linguistique de l’imprimé, de la mise en livre et de la circulation internationale des différentes langues imprimées37 – sans oublier l’extension de l’enquête au-delà du monde occidental. Si, sur tous ces points, les bases de données aujourd’hui disponibles permettent, en théorie, de travailler sur des données statistiques et chronologiques beaucoup plus fiables, par exemple pour repérer avec précision la proportion des différentes langues dans la production d’une époque et d’un pays, la recherche reste pratiquement toute à mener. Enfin, l’historien ne saurait s’absenter de l’époque où il vit, et le dossier des « langues imprimées » reste pour lui d’autant plus ouvert qu’il apportera la profondeur chronologique indispensable aux problèmes aujourd’hui discutés : celui des rapports entre la langue et les médias, celui des échanges interculturels, et celui de l’identité collective et du rôle qu’y tiennent la langue et la tradition littéraire.
Il reste aux éditeurs à dire leur reconnaissance aux auteurs qui ont généreusement accepté de collaborer à l’entreprise, laquelle se prolongera, n’en doutons pas, dans les années à venir.
____________
1 Geoffroy Tory, Champf leury, auquel est contenu l’art & science de la deue & vraye proportion des lettres attiques qu’on dit autrement lettres antiques, & vulgairement lettres romaines proportionnées selon le corps & visage humain, Paris, Geoffroy Tory et Gilles de Gourmont, 1529, 2° (Paris, capitale, n° 57).
2 Guillaume Postel, De originibus, seu de Hebraicae linguae et gentis antiquitate, deque variarum linguarum affinitate liber…, Paris, D. Lescuier, 1538, 4°. Guillaume Postel est sensible à l’articulation entre la langue et le média, lorsqu’il s’inquiète de la possibilité d’imprimer en caractères arabes : Linguarum duodecim characteribus differentium alphabetum. Introductio ac legendi modus longè facilimus…, Paris, Pierre Vidoue, pour Denis Lecuyer, 1538.
3 Joachim du Bellay, La Deffence, et illustration de la langue françoyse…, Paris, Arnoul L’Angelier, 1549.
4 Mamusse Wunneetupanatamwe Up-Biblum God…, éd. John Eliot, Cambridge, Samuel Green, Marmaduke Johnson, 1663. Eliot donnera également, en 1666, une grammaire indienne.
5 Frédéric Barbier, « Gutenberg et la naissance de l’auteur », dans Gut. Jb., 2008, pp. 107-125.
6 Françoise Waquet, « Latin, livres en », dans DEL, II, pp. 695-696.
7 Max Engammare, « Un siècle de publication de la Bible en Europe : la langue des éditions des Textes sacrés », infra, pp. 47-91.
8 Dans une certaine mesure, la situation est analogue aujourd’hui, où il est couramment admis que la langue scientifique par excellence est l’anglais, et que la compréhension et la pratique de l’anglais sont indispensables pour qui veut suivre le mouvement des idées à l’heure de la mondialisation. D’autre part, la production d’imprimés ne recouvre qu’une partie du problème, l’essentiel relevant de la circulation des textes dans un pays, donc du commerce et de la « consommation » des livres. Sur ce dernier point, les études sont très difficiles par suite du manque de sources. Voir un exemple donné par Diana Cooper-Richet, « L’imprimé en langues étrangères à Paris au XIXe siècle : lecteurs, éditeurs, supports », dans RFHL, 116-117, 2002, pp. 203-235.
9 Frédéric Barbier, « Gutenberg et la naissance de l’auteur », art. cité.
10 Frédéric Barbier, « L’invention de l’imprimerie et l’économie des langues au XVe siècle », infra, pp. 21-46.
11 Juliette Guilbaud, « Drôles de caractères… De la codification typographique du hongrois (XVIe-XVIIe siècles) », dans Codification, éd. Collège doctoral européen, Paris-Dresde, Paris, 2007 (diff. Droz), pp. 73-85.
12 On sait, par exemple, les problèmes qui se posent aujourd’hui à l’Ukraine, dont le Gouvernement veut imposer un sous-titrage ou un doublage en ukrainien à la production cinématographique diffusée dans le pays – alors que celle-ci est très généralement présentée en russe, et qu’une partie de la population est russophone, surtout à l’Est et dans la capitale de Kiev (Le Monde, 19 mars 2008, p. 25).
13 Joachim du Bellay, La Deffence et illustration de la langue françoyse, livre I, ch. II : « Pourquoy la langue françoyse n’est si riche que la grecque et latine ».
14 Maurice Olender, Les Langues du Paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel, préf. Jean-Pierre Vernant, Paris, Gallimard, Seuil, 1989 (« Hautes études »). Voir aussi : Umberto Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, Paris, Seuil, 1994. Arno Borst, Der Turmbau von Babel. Geschichte der Meinungen über Ursprung und Vielfalt der Sprachen und Völker, Stuttgart, Hirsemann, 1957-1963, 4 vol.
15 Gilbert Gadoffre, La Révolution culturelle dans la France des humanistes, Genève, Droz, 1997, p. 34 (voir aussi pp. 48 et suiv.).
16 Le Dictionnaire de l’Académie françoise, dédié au Roy, Paris, Veuve de Jean-Baptiste [I] Coignard, Jean-Baptiste [II] Coignard, 1694, 2 vol., 2°. Voir la notice très riche de Jean-Dominique Mellot, dans Paris, capitale, n° 81 (et sur la concurrence avec le Dictio[n]naire de Furetière, n° 82).
17 Rafael Rodriguez Marín, « Le Dictionnaire de l’Académie espagnole, sa réception critique et la norme linguistique d’Espagne et d’Amérique », infra, pp. 223-249.
18 Johann Gottfried von Herder, Abhandlung über den Ursprung der Sprache, welche den von der Königlichen Akademie der Wissenschaften für das Jahr 1770 gesezten Preis erhalten hat, Berlin, bey Christian Friedrich Voss, 1770.
19 John Hare, Aux origines du parlementarisme québécois, Sillery (Québec), Éditions du Septentrion, 1993, pp. 85 et suiv. Le même auteur a publié les débats du premier Parlement, Première session. Nous remercions Monsieur Jocelyn Saint-Pierre, Directeur des projets spéciaux à la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec, des informations qu’il nous a généreusement transmises sur le cas du Québec. Le « Débat sur les langues » de la séance tenue le 21 janvier 1793 fournit à Charles Huot le sujet de la peinture historique réalisée en 1913 et aujourd’hui conservée à l’Assemblée nationale du Québec (Québec). Voir aussi : Marcel Lajeunesse, « Le livre en Nouvelle-France et au début du régime britannique au Canada (XVIIe et XVIIIe siècles) », dans HCL, 3, 2007, pp. 269-289, ill.
20 Abbé Henri Gégoire, Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française ; séance du 16 prairial, l’an IIe de la république une et indivisible. Suivi du Décret de la Convention nationale. Imprimés par ordre de la Convention nationale…, [Paris], Imprimerie nationale, [1794], 8°. Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une Politique de la langue. La Révolution française et les patois, 1re éd., Paris, Gallimard, 1975.
21 Barère reprendra le thème dans son Rapport au Comité de Salut public sur les idiomes, le 8 pluviôse an II (27 janvier 1794) : « Parmi les idiomes anciens, welches, gascons, celtiques, wisigoths, phocéens ou orientaux, qui forment quelques nuances dans les communications des divers citoyens et des pays formant le territoire de la République, nous avons observé (…) que l’idiome appelé bas-breton, l’idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des patriciens, empêché la Révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France… »
22 Qui n’est pas nécessairement la langue de communication de la majorité au sens arithmétique du terme.
23 Voir « De l’ignorance à la conscience : l’affirmation tardive du statut linguistique de la langue corse (1750-1919) », par Vanessa Alberti, infra, pp. 175-199. Cette dimension n’est pas sans incidences économiques, également sensibles, aujourd’hui, dans le domaine de la presse périodique.
24 Gottfried Wilhelm Leibniz, Ermahnung an die Teutsche [sic], ihren Verstand und Sprache besser zu üben, samt beigefügten Vorschlag einer teutschgesinnten Gesellschaft…, éd. Karl Ludwig Grotefend, Hannover, Culeman, 1846.
25 Frédéric Barbier, « Entre Montesquieu et Adam Smith : Leipzig et la société des libraires », dans RFHL, 112-113, 2001, pp. 149-170, ill.
26 Friedrich Christoph Perthes, Der Deutsche Buchhandel als Bedingung des Daseins einer deutschen Literatur, Hamburg, Perthes, 1816.
27 William Kemp, Mathilde Thorel, « Édition et traduction à Paris et à Lyon, 1500-1550 : la chose et le mot », infra, pp. 117-136.
28 Sur l’inf luence des changements politiques sur la conception du Dictionnaire, voir par ex. le Mercure de France, n° 42, 16 octobre 1790, pp. 108-110 (« Précis sur l’objet, les statuts et les travaux de l’Académie françoise », chapitre « De la pureté du langage »).
29 « La « Biblioteca de Autores Españoles » (1846-1878), ou la difficile construction d’un panthéon des lettres espagnoles », par Jean-François Botrel, infra, pp. 201-211. Voir aussi : Qu’est-ce qu’une littérature nationale ? Approches pour une théorie interculturelle du champ littéraire, dir. Michel Espagne, Michael Werner, Paris, Éditions de la MSH, 1994 (« Philologiques », III).
30 Les Bibliothèques centrales et la construction des idéentités collectives, dir. Frédéric Barbier, István Monok, Leipzig, Leizpiger Universitätsverlag, 2005 (« Vernetztes Europa », 3).
31 Michael Wögerbauer, « La vernacularisation comme alternative au concept d’« éveil national »? L’exemple de la Bohême », infra, pp. 149-173.
32 Eusèbe de Césarée, Ecclesiasticae historiae, Paris, Robert Estienne, 2 part. en 1 vol., 2° (Paris, capitale, n° 47).
33 A History of the book in America, 1 : The Colonial book in the Atlantic world, éd. Hugh Amory, David D. Hall, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 2002.
34 Roger Williams, A Key into the language of America or, An Help to the language of the Natives in that part of America called New-England…, London, Gregory Dexter, 1643, 8°.
35 Ambrosius Calepinus, Dictionarium Latino Lusitanicum ac Iaponicum…, Amakusa, in Collegio Japonico Societatis Jesu, 1595. Des exemplaires sont conservés à Leyde (Bibliothèque universitaire), Londres (School of oriental studies), Oxford (Bodleian Library), Paris (Bibliothèque de l’Institut) et Pékin (Bibliothèque Pei-t’ang). Jacques Proust, « De quelques dictionnaires hollandais ayant servi de relais à l’encyclopédisme européen vers le Japon », dans XVIIIe siècle, 38, pp. 17-38. Voir aussi les études publiées dans : Missionary linguistics II. Orthography and phonology. Selected papers from the Second International Conference on Missionary Linguistics, São Paulo, 10-13 March 2004, éd. Otto Zwartjes, Cristina Altman, Amsterdam, Studies in the Theory and History of Linguistic Science, John Benjamins Publishing Company, 2005. Et, sur le cas de la Chine : « Chine-Europe. Histoires de livres », éd. Michela Bussotti, Jean-Pierre Drège, dans HCL, 3, 2007, pp. 13-194, ill.
36 Andreas August Ernst Schleiermacher, De l’inf luence de l’écriture sur le langage. Mémoire qui, en 1828 a partagé le prix fondé par M. le comte de Volney ; suivi de grammaires barmane et malaie et d’un aperçu de l’alphabet harmonique pour les langues asiatiques que l’institut Royal de France a couronné en 1827, Darmstadt, Heyer ; Mayence, Leroux ; Paris, Dondey-Dupré ; Londres, Black, Young, 1835, 8°.
37 Emmanuel Le Roy Ladurie, Anette Smedley-Weill, André Zysberg, « La réception des langues étrangères en France : une analyse quantitative pour six langues européennes, d’après les entrées d’ouvrages à la Bibliothèque nationale de France », dans Histoire et mesure, XVII, 1-2, 2002, pp. 3-46.