Claire Parfait, The Publishing History of Uncle Tom’s Cabin, 1852-2002
Aldershot, Ashgate, 2007, VIII-269 p. ISBN 978-0-7546-5514-5
Marie-Françoise CACHIN
Paris
Écrire l’histoire éditoriale d’un livre sur plus d’un siècle et demi est une entreprise de taille à laquelle s’est consacrée Claire Parfait, professeur de civilisation américaine à l’université de Paris 13 et chercheuse en histoire de l’édition américaine. Choisir comme objet d’étude La Case de l’Oncle Tom d’Harriet Beecher-Stowe, c’est, selon la remarque de l’historien américain Ezra Greenspan en quatrième de couverture, choisir le roman américain le mieux à même de se prêter à un tel travail, puisque sa publication a été à l’époque un événement national et depuis un baromètre du climat en matière de relations raciales. Mais l’intérêt de l’ouvrage va bien au-delà du simple récit chronologique des différentes éditions du livre de Stowe, en raison du mode d’investigation multiple de Claire Parfait, qui se situe dans une tradition d’histoire du livre à la française où se font sentir les influences de Roger Chartier et de Gérard Genette. Elle se situe également dans une perspective de bibliographie à l’anglo-saxonne, telle celle définie par D. F. McKenzie dans La Bibliographie et la sociologie des textes22. L’objectif du livre est en effet de retracer la manière dont La Case de l’Oncle Tom a été présenté et reçu par des générations d’Américains et dont ce best seller a survécu au fil des ans. Dans cette perspective, Claire Parfait replace l’auteur et le texte dans le contexte des éditions successives en s’intéressant particulièrement aux formes matérielles sous lesquelles l’ouvrage a été publié.
Après une introduction où cet objectif est clairement annoncé, The Publishing History of Uncle Tom’s Cabin, 1852-2002 se déploie en huit chapitres où Claire Parfait ne se contente pas, ce qui aurait pu être fastidieux, de recenser les éditions américaines successives du roman de Stowe, dont la liste très longue est donnée par ailleurs dans l’annexe II, avec pour chacune d’elles la date et le lieu de publication, le ou les éditeurs, la collection, le nombre de volumes et / ou de pages, les illustrations et leurs auteurs, et enfin des « notes » visant à signaler le chiffre des tirages, la présence ou l’absence de sous-titre, les éventuelles préfaces auctoriales ou allographes et les références des quelques éditions qui n’ont pu être examinées. Il n’y manque à mon avis que des indications de prix de vente du livre, certes mentionnées à l’intérieur du texte, mais leur présence dans ce tableau fort précieux aurait permis d’en suivre l’évolution au fil des ans.
Dans le corps de l’ouvrage, ces multiples éditions servent de prétexte pour mettre au jour de nombreux aspects de l’édition américaine contemporaine : modes de publication, contrats, publicité, ventes, réception, lectorat, etc. Ainsi, les deux premiers chapitres relatent les circonstances de rédaction et de publication de La Case de l’Oncle Tom, d’abord paru en feuilleton dans The National Era, journal politique et littéraire anti-esclavagiste, sans négliger l’analyse du contrat pour la publication en format livre signé, non sans problèmes, par le mari de Harriet Beecher-Stowe avec le premier éditeur du roman, John P. Jewett & Co. (mais non le premier contacté puisque Phillips, Sampson, éditeurs bostoniens, refusèrent le livre, décision qu’ils regrettèrent amèrement par la suite, comme on peut s’en douter). Ces précisions donnent une idée de ce qu’étaient à l’époque les relations éditeur /auteur, surtout lorsqu’il s’agissait d’une femme. Vient ensuite la campagne de publicité et de promotion effectuée pour le lancement du livre, décrite et commentée dans le chapitre 3. La parution du livre présenté comme « THE STORY OF THE AGE » est annoncée par Jewett dans The National Era dès le 30 octobre 1851, alors que le feuilleton (dont le découpage est donné dans l’annexe I) ne devait se terminer que le 1er avril 1852, c’est-à-dire près de six mois après, pratique qui n’a rien d’exceptionnel. En fait Jewett multiplia les annonces non seulement dans The National Era, mais aussi dans d’autres périodiques, en précisant d’une part la présence de six illustrations, d’autre part le prix de l’ouvrage en fonction des formats, c’est-à-dire de 1 à 2 dollars les deux volumes.
Une fois le livre paru, Jewett exploita les chiffres de ventes aux États-Unis comme argument de publicité : « 10 000 exemplaires vendus en deux semaines », « 50 000 exemplaires en huit semaines », et il avança même le chiffre faramineux d’un million en additionnant aux chiffres des ventes aux États-Unis ceux en Europe. Cette stratégie s’avéra payante et devait servir de modèle à d’autres éditeurs par la suite, mais c’est sur des exemples antérieurs (Paul et Virginie en France ou les Pickwick Papers de Charles Dickens) que Jewett s’appuya pour lancer des produits dérivés, mouchoirs de mousseline, assiettes décoratives ou jeux de cartes, ce qui laisse entrevoir le succès du livre. Claire Parfait décrit aussi un aspect peu connu de l’édition américaine en matière de marketing : l’existence de ventes aux enchères semestrielles ou annuelles qui réunissaient éditeurs et détaillants, moyen pour les éditeurs de se débarrasser de leurs stocks. Jewett eut recours à ce moyen de diffusion, mais La Case de l’Oncle Tom fut également vendu par des agents ou par la poste. Par ailleurs est soulevée à juste titre la question de la diffusion du livre dans les États du sud, d’où il ressort que le roman de Stowe fut interdit dans nombre d’endroits et même brûlé publiquement à Athens (Géorgie). Il n’en demeure pas moins que le livre réussit à circuler car, semble-t-il, les Sudistes ne pouvaient s’empêcher de vouloir le lire, et Jewett prit prétexte de cette envie pour clamer que le livre se vendait bien dans le Sud.
L’étude du paratexte de ces premières éditions apporte des informations intéressantes. Ainsi, les illustrations dues à Hammatt Billings, artiste connu pour ses sympathies abolitionnistes, sont décrites et commentées et l’une d’elles est reproduite dans l’ouvrage, comme le seront quelques autres dues à d’autres artistes et parues dans les éditions suivantes. De tels documents sont appréciables et révélateurs d’une vision parfois stéréotypée des Africains-Américains. Autre élément essentiel du paratexte concernant l’histoire de La Case de l’Oncle Tom et analysé par Claire Parfait : les préfaces écrites par Harriet Beecher-Stowe pour les différentes éditions de son best seller, à commencer par celles destinées au lectorat européen : une pour l’édition anglaise parue en 1852 chez Bosworth, une pour l’édition en anglais chez Tauchnitz et deux pour La Librairie Nouvelle et pour Charpentier en France. Elle y réaffirme la véracité de sa description de l’esclavage, qu’elle dénonce parce qu’en contradiction avec les principes de la religion chrétienne. Est également commentée une introduction signée de sa main pour l’édition de 1879 chez Houghton, Osgood, et plusieurs fois réutilisée, dans laquelle Stowe insiste plus sur le succès et sur la popularité de son livre dont elle donne la preuve en citant comptes rendus élogieux ou lettres admiratives de lecteurs. Selon Claire Parfait, la romancière considérait achevée la mission du roman puisque l’esclavage avait été aboli, et il ne lui semblait pas nécessaire de revenir sur cette question. Il est vrai qu’à cette date, La Case de l’Oncle Tom avait déjà acquis son double statut de classique et de livre populaire. Lorsque le livre entra dans le domaine public en 1893, on le lisait certes comme le roman qui avait exercé une énorme influence sur l’abolition de l’esclavage, mais aussi comme « a plantation novel », c’est-à-dire une description de la vie dans les plantations du Sud où le militantisme s’effaçait au profit du pittoresque et du nostalgique.
Les deux derniers chapitres de The Publishing History of Uncle Tom’s Cabin sont consacrés précisément à la situation paradoxale du roman dans le contexte d’une Amérique moins portée à l’admirer qu’à le critiquer. A cet égard, les introductions allographes, écrites au fil des éditions, sont des témoignages à partir desquelles Claire Parfait met en évidence le changement de perception du livre en fonction des contextes historiques et sociologiques. Elle constate qu’à la fin du XIXe siècle, on souligne l’importance historique du roman et ses liens avec la Guerre de Sécession. En revanche, on ne reconnaît plus guère de qualités littéraires à cette œuvre. Du point de vue de l’histoire de l’édition aux États-Unis, la période 1893-1930 est marquée par une politique de marketing nouvelle, incitant les éditeurs à faire figurer La Case de l’Oncle Tom dans de nombreuses collections de classiques et à le publier dans des formats destinés à des publics variés. Les illustrations portent elles aussi la marque de cette évolution, et dans les éditions bon marché on n’hésite pas à ajouter ou modifier certains détails, modifications provenant parfois des adaptations théâtrales auxquelles le roman avait donné lieu : par exemple les chiens féroces poursuivant Éliza sur la glace et représentés dans une illustration de l’édition de Hurst (reproduite p. 172).
Contrairement à précédemment, la publicité ne sert pas la promotion du livre, mais, à l’inverse, le livre est utilisé, surtout en ce qui concerne les éditions bon marché, pour vanter ou recommander médicaments miracles, chapeaux ou hôtels, procédé que l’on trouve également à la même époque sur les quatrièmes de couvertures des « yellowbacks » britanniques. Qui plus est, La Case de l’Oncle Tom peut être offert en prime pour l’achat de tel ou tel bien de consommation courante, et d’ailleurs certains de ceux-ci ont des appellations évocatrices du livre de Stowe : « Uncle Tom’s Cabin Smoking Tobacco » ou « Uncle Tom Health Food ». Signe de popularité du roman ou plutôt, pense Claire Parfait, de « dévaluation » du roman due à ces éditions de pacotille ainsi qu’à l’utilisation d’images déformées du livre dans la publicité, alors même que l’image des Africains-Américains s’était dégradée. Ainsi s’expliquent en partie les critiques négatives du livre de Stowe qui connut une éclipse durable entre 1930 et 1959.
Pourtant en 1952, parut une édition publiée à l’occasion du centenaire du livre par Dodd, Mead & Co, intéressante car elle comporte la première introduction due à un écrivain africain-américain qui reconnaît l’intérêt du livre comme document historique et même en tant qu’œuvre littéraire. Sinon, le livre est alors plutôt considéré comme dépassé et surtout décrié pour le caractère raciste de la représentation des esclaves noirs. Dans les années 1950, on dénonce la vision stéréotypée d’un auteur raciste, même si certains admettent que cette vision a pu par ailleurs susciter une prise de conscience, comme l’attestent certaines préfaces. Pour Claire Parfait, ces vives réactions, voire ces accusations, sont néanmoins des signes de la vitalité du livre. Dans la dernière période 1930-2002 (ch. 8), on est confronté à une semblable contradiction, et le livre continue à être l’objet de controverses, comme le montrent les textes des quatrièmes de couverture des éditions populaires examinées par Claire Parfait, qui par ailleurs voit dans l’entrée de La Case de l’Oncle Tom dans la célèbre collection « Library of America » la marque de sa canonisation. Les préfaces des dernières décennies vont dans ce sens et soulignent l’importance de l’ouvrage comme document historique. De ce point de vue la présence dans les éditions les plus récentes de récits d’esclaves à côté du texte de Stowe apparaît comme un moyen de redresser une injustice et de fournir un correctif nécessaire à la représentation de l’esclavage fournie par Stowe. Aujourd’hui, la notoriété du livre est certaine, et on peut en donner pour preuve sa parution en livre-audio et en e-book.
On aura compris de ce compte rendu l’intérêt, pour tout historien du livre, de cet ouvrage qui, à travers la « biographie » (expression de l’auteur) de La Case de l’Oncle Tom, apporte d’abondantes et précieuses informations sur les stratégies de l’édition américaine au cours des cent cinquante dernières années. En outre, Claire Parfait a su croiser l’histoire éditoriale du roman de Harriet Beecher-Stowe avec l’histoire des États-Unis, prouvant si besoin était que l’histoire du livre ou d’un livre porte la marque des époques qu’il a traversées. Ce n’est pas là le moindre de ses mérites.
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22 Trad. Marc Amfreville, préf. Roger Chartier, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 1991.