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Charles de Spoelberch de Lovenjoul, Michel Lévy, Correspondance (1865-1875)

Édition présentée, établie et annotée par Catherine Gaviglio-Faivre d’Arcier, Paris, Honoré Champion éditeur, 2005, 376 p. (« Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », 17). ISBN 2-7453-1185-9

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fnes

L’histoire des collections et de la bibliophilie constitue aujourd’hui une des branches les plus dynamiques des recherches en histoire du livre : Catherine Gaviglio-Faivre d’Arcier l’enrichit d’un chapitre passionnant, puisque consacré à la grande figure du baron de Lovenjoul et, par incidence, à celle d’un des principaux représentants de la nouvelle édition industrielle, à savoir l’éditeur Michel Lévy.

Le vicomte de Lovenjoul naît en 1836 dans la capitale du nouveau royaume de Belgique, et on sait qu’il consacra sa vie à constituer une collection unique sur la littérature française de son temps, collection par lui léguée à l’Institut de France en 1907. Il a sans doute rencontré Michel Lévy dès les années 1856, dans la librairie de la rue Vivienne : l’éditeur ne tarde pas à comprendre tous les services que peut lui rendre le collectionneur, soit grâce à ses connaissances bibliographiques et littéraires qui en font un irremplaçable expert, soit parce que Lovenjoul est en mesure de lui procurer, par sa bibliothèque et sa documentation, tel ou tel texte introuvable d’un auteur contemporain en vue d’une édition. Le fait que Lovenjoul habite Bruxelles lui apporte des facilités supplémentaires, de par le rôle de l’édition et de la contrefaçon belges jusqu’à la fin du Second Empire. L’édition chez les frères Lévy des œuvres complètes de Balzac occupe une grande partie de la correspondance, qui porte dans le détail très souvent sur des textes et pièces de toutes sortes parus dans des journaux ou périodiques dont Lovenjoul possède des collections presque exhaustives, voire dans des brochures parfois tirées à quelques dizaines d’exemplaires (voir par ex. p. 285). Beaucoup de passages font apparaître Lovenjoul comme un redoutable relecteur, en même temps que comme un excellent bibliographe et comme un précurseur de la bibliographie matérielle :

… À la ligne 12 de la page 1, je trouve que le mot « publiée » devrait être remplacé par « réimprimée » ; il ne s’agit pas d’un ouvrage inédit en librairie, mais d’une troisième édition d’un livre corrigé et revu, et le mot employé n’est pas le propre en cette circonstance (p. 179, lettre du 9 juillet 1870).

La correspondance entre les deux hommes, conservée de 1865 à la mort de Michel Lévy en 1875, constitue un ensemble de 167 lettres qui font défiler la longue théorie de tous les acteurs intervenant dans la vie littéraire parisienne et française en cette époque de profonde mutation: auteurs, rédacteurs, journalistes et plumitifs de tous genres, mais aussi éditeurs, imprimeurs, libraires et marchands, employés, collectionneurs et bibliothécaires, tous précisément identifiés dans les notes. Elles permettent de suivre avec précision l’évolution de relations dans lesquelles l’amitié, l’érudition et la curiosité interfèrent avec l’intérêt bien compris de Michel Lévy et de sa maison. Elles offrent enfin une voie d’accès à la connaissance de la bibliothèque du vicomte : les modes d’acquisition (achats sur catalogues ou ventes publiques), la gestion (catalogues) et l’utilisation scientifique de ce que Catherine Gaviglio-Faivre d’Arcier qualifie d’« archive de la littérature ». En effet, Lovenjoul intervient lui-même dans l’édition des œuvres complètes de Nerval, Balzac, Sand, Dumas et Mérimée, et il consacrera des études fouillées à Balzac (1879, 2e éd. 1886), à George Sand et à Théophile Gautier. Pour autant, les échanges sont en définitive plus équilibrés qu’il n’y paraît, puisque, si le vicomte est constamment sollicité par Michel Lévy, c’est ce dernier qui permet à son ami de découvrir et d’exploiter avec passion sa vocation de collectionneur et de connaisseur hors pair de la librairie romantique.

L’édition donnée par Catherine Gaviglio-Faivre d’Arcier se signale par sa précision : une longue introduction (48 pages) présente le dossier et est complétée par une bibliographie d’orientation. Les lettres elles-mêmes sont présentées par ordre chronologique à partir du 7 avril 1865 – les lettres adressées par Michel Lévy au vicomte sont de la main de son secrétaire, seule la signature étant autographe. Un double jeu de notes permet d’identifier les personnages ou les faits mentionnés dans la correspondance, et de préciser certains aspects relatifs à l’édition elle-même (mots rayés, corrections orthographiques éventuelles, etc. : les commentaires en arrivent à pêcher par leur précision, par exemple p. 147 note a). Deux très précieux index complètent l’ouvrage, le premier pour les titres (articles, œuvres et périodiques), le second pour les noms de personnes. Le riche travail de Catherine Gaviglio-Faivre d’Arcier apporte ainsi des précisions très heureuses, parce que rarement disponibles, sur le rôle croissant du software dans la « librairie » à l’heure de l’industrialisation. Le software, c’est d’abord bien évidemment le travail des auteurs eux-mêmes, mais il s’agit aussi de la disponibilité des textes (que les auteurs ne sont pas toujours à même de retrouver, après quelques années) et des collections de textes (les bibliothèques, les archives et les collections privées), ainsi que des connaissances spécialisées qui en permettront l’édition. Le grand éditeur parisien est le premier à reconnaître sa dette envers l’expert, dans une lettre à Théophile Gautier (pp. 221-222, lettre du 22 juin 1871) :

M. le vicomte de Spoëlberch est le plus zélé et le plus instruit des amateurs et bibliophiles en fait de littérature et de poésie contemporaines. Il sait tous nos écrivains par cœur et les possède à fond dans sa bibliothèque. (…) Il n’est pas d’édition, de feuilleton, d’article d’un auteur célèbre qui lui ait échappé. Et si notre grand Balzac est si complet c’est à son obligeance et à sa merveilleuse collection que nous en sommes redevables…