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Alexandre Wenger, La Fibre littéraire. Le discours médical sur la lecture au XVIIIe siècle

Genève, Droz, 2007, 360 p. (« La Bibliothèque des Lumières »)

Michel MELOT

Paris

Nulle part plus que dans le discours médical ne s’affiche avec autant d’impudence la domination masculine sur les femmes. La patiente et précise étude qu’Alexandre Wenger a menée sur le discours médical sur la lecture en apporte une nouvelle preuve. Il est vrai que la femme n’est pas seule à être soupçonnée d’être malade de la lecture, les intellectuels aussi et les hommes, en général, peuvent être victimes des « mauvais livres », mais ils se targuent, eux, d’y résister. Ce livre suit son propos avec rigueur et s’appuie sur une documentation très abondante fournie par la littérature médicale de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il n’est pas le premier. Cette large étude bénéficie des riches travaux sur la lecture au XVIIIe siècle de Roger Chartier et de Robert Darnton ; des thèses de Claude Labrosse sur La Nouvelle Héloïse et ses lecteurs, d’Isabelle Brouard sur les Lectrices d’Ancien régime et de Nathalie Ferrand sur Livre et lecture dans le roman français du XVIIIe siècle ; des recueils de Daniel Fabre, Lire au féminin et de Raymond Trousson, Romans de femmes au XVIIIe siècle, etc. Quant aux livres « pervers », Jean-Marie Goulemot en a traité dans un ouvrage bien connu et dans divers articles. La récente exposition de l’Enfer de la Bibliothèque nationale de France a montré aussi, dans un gros catalogue, que la littérature érotique constituait un secteur non négligeable de l’édition à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce qui explique en partie l’effroi médical devant ce phénomène nouveau.

Mais ce que s’attache à montrer cet ouvrage, c’est le changement de ton du discours médical. Les exemples de la Nef des fous ou de Don Quichotte relevaient de la sagesse populaire : « Marius, tu lis trop », dira César à son fils dans le livre de Pagnol. Le discours des Lumières s’appuie sur des observations cliniques, où une science irréfutable vient consolider les mêmes préjugés moraux : la lecture menace de corrompre le corps humain et pas seulement son esprit. D’où le rôle essentiel joué par la notion de « fibre » qui, dans la science de l’époque, est le médium physique qui transforme en énergie les sensations. La notion matérialiste de « fibre » relie le système perceptif au système nerveux, régit le corps, excite la langueur et explique les dégénérescences que peut provoquer la suspecte activité mentale de la lecture. « Les médecins font des suites de la lecture romanesque l’une des composantes de la dégénérescence de la civilisation » (p. 239). Parfois, plus précisément encore, c’est la vue qui est attaquée par la lecture : la typographie devient assez corrosive pour que la lecture doive être modérée, comme aujourd’hui le tabac ou les jeux vidéo.

Vers le milieu du siècle, certains médecins adhèrent en effet à l’idée que les processus de perception sensorielle fonctionnent comme une réelle impression typographique et que les empreintes laissées dans les fibres constituent comme une grammaire (p. 48).

Parfois la lecture est assimilée à une digestion : ce n’est pas le cerveau mais l’estomac qui incorpore les idées reçues par la lecture. Ainsi, écrit A. Wenger (p. 95)

la lecture est devenue au XVIIIe siècle, une pratique qui engage l’organisme tout entier.

De morale, on ne prétend plus parler, mais ce qui éclate à nos yeux contemporains, est que, sous couvert de médecine, il n’est question que de cela. Ce que David Kunzle a montré dans son livre Fashion and fetichism17 sur le discours médical et la nécessité du corset serré, est ici confirmé dans un autre domaine, celui de la lecture qui menace les femmes de stupidité et de stérilité, les deux se confondant presque.

Alexandre Wenger aborde d’abord la grande polémique du XVIIIe siècle sur la moralité de la fiction romanesque mêlée à cette « crise du livre » que provoque le bond en avant du marché de l’édition et l’accès à la lecture de nouvelles couches de lecteurs qu’il faut « protéger ». La médecine se charge de lier la corruption de la culture à la dégénérescence de l’espèce humaine. Tout le livre répond à la question posée dès la page 12 : « Pourquoi la lecture est-elle devenue un objet médical ? ». Mais Wenger va plus loin, en montrant, après P. Bénichou, comment la littérature englobe, à partir de cette époque, l’écriture des sciences humaines, qu’on doit dès lors considérer comme un genre littéraire. Il étudie alors avec perspicacité la rhétorique de la littérature médicale, montrant comment le recours à des formes littéraires persuasives (citations d’autorité, dialogues, tableaux effrayants, etc.) accrédite l’objectivité du discours. Il souligne aussi le paradoxe de cette littérature qui doit soigner à l’aide de l’outil qu’elle prétend combattre : le livre, qui devient alors son propre antidote. Pour ce faire, « l’intérêt de la lecture doit procéder non pas du contenu mais des qualités intrinsèques du livre » (pp. 247 et suiv.). Se noue alors un lien trouble entre texte médical et texte libertin, le premier, même sous la forme la plus académique (dictionnaire, manuel…), étant souvent plus évocateur que l’autre. Se pose aussi la question du statut du médecin comme auteur, à la fois autorité littéraire et autorité médicale : « un lecteur est un malade, un Auteur est un médecin » déclare un texte de 1776 (p. 44).

Comme nombre de ses contemporains, le médecin craint que le roman ne distraie ses lectrices des tâches qui leur incombent en tant que femmes – économie domestique, activité boutiquière, maternité etc. (p. 107).

Dans l’opinion dominante, seules les femmes lisent des romans (chapitre IV, « Physiologie de la lectrice »), mais seules, surtout, elles peuvent en être les victimes complaisantes, l’homme étant supposé résister à toute tentation et rétif à tout fantasme. C’est là que la notion de fibre, « naturellement » plus fragile et sensible chez la femme joue tout son rôle directeur, pour la simple raison que, croit-on,

les fibres du corps féminin sont beaucoup plus faibles et d’un tissus plus lâche que celles des hommes (p. 147).

En 1801, on alla même jusqu’à déposer « un projet de loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes » (p. 145). La dépréciation de la lecture comme une activité de femme et même de « femmelette » n’a pas disparu de toutes les cultures, y compris des nôtres. Ces préjugés sur les femmes nous en apprennent plus sur les hommes. Les intellectuels : artistes, écrivains, savants ou simplement grands lecteurs, sont également soupçonnés des mêmes faiblesses : « l’étude proprement dite est un grand obstacle à la santé de l’homme » écrit un médecin (p. 179). L’amollissement du corps consume les mâles vertus du guerrier et du laboureur, « cet envers du lecteur » (p. 217). Présumé onaniste, il compromet la procréation physique (p. 200). La lecture romanesque « une des causes de l’épidémie masturbatoire et nymphomaniaque » (p. 239), est associée à l’« épidémie livresque » que propage l’industrie du livre, considérée comme un dangereux véhicule des miasmes moraux et politiques. Le discours médical sur la lecture, passé au crible de la critique littéraire, dissimule donc d’autres enjeux. La « thèse selon laquelle l’augmentation des richesses et du bien-être est en soi pathogène » (p. 207) fait craindre un efféminement de la société.

En dernier ressort, le discours sur la pathologie de la lecture offre une contribution originale au débat sur les conditions d’une « révolution du livre » au XVIIIe siècle [p. 203] (…) Il appert en outre que l’enjeu fondamental des prises de positions autour de la santé des gens de lettres est l’utilité sociale de ces derniers… Le renfermement sur soi et la stagnation conduisent à la putréfaction organique et à la décomposition sociale.

Telles sont les leçons de cette remarquable étude historique. Qu’on nous permette un regret à propos de ce livre si riche d’enseignement : l’absence d’un chapitre sur les illustrations médicales. Les études de Martial Guédron pourraient servir de socle à une critique sinon des images elles-mêmes, du moins des commentaires qu’elles ont suscités à l’heure d’une autre révolution éditoriale, celle des grandes planches anatomiques en couleurs de Gautier d’Agoty dans lesquelles Bichat ne voyait que « des monuments de luxe, où de brillants dehors cachent un vide réel ». Cela aurait renforcé les thèses ici soutenues, sur l’ambiguïté des images scientifiques, pédagogiques et/ou libertines. Mais la démonstration déjà apportée n’a certes pas besoin de ce supplément, qui pourrait faire l’objet d’un autre livre.

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17 Stroud, Sutton publishing, 2004.