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Alain Riffaud, La Ponctuation du théâtre imprimé au XVIIe siècle

Genève, Librairie Droz, 2007, 228 p., ill. (« Travaux du Grand Siècle », XXX). ISBN 978-2-600-01157-0

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fnes

Maître de conférences (hdr) à l’Université du Maine et spécialiste reconnu de la littérature française du XVIIe siècle, Alain Riffaud nous donne ici une étude qui intéressera aussi bien l’historien littéraire que l’historien du livre et le spécialiste de bibliographie matérielle. On connaît le concept de mise en livre proposé par Henri-Jean Martin dans sa Naissance du livre moderne15 : il s’agit de convoquer les volumes eux-mêmes en tant que sources permettant d’envisager la construction des textes à travers leur matérialité – la construction, donc la réception potentielle. Les éléments constitutifs de la mise en livre encadrent le texte et le donnent à lire dans un ou plusieurs volumes : il s’agit de la mise en page, mais aussi de la présence ou non d’un avant-titre, d’un frontispice, d’un titre, de pièces liminaires plus ou moins développées, d’une illustration, de tables et d’index, sans oublier l’organisation du texte en paragraphes, chapitres et parties, etc. D’autres éléments très importants relèvent aussi de la mise en livre, comme le choix d’un format et d’une fonte typographique. Au XIXe siècle, la définition d’un certain type de couverture participe aussi de cette construction, notamment dans le cas des collections. La mise en livre se prolonge au sein du texte lui-même, avec la question de l’orthographe, du choix des casses (emploi des majuscules) et de la ponctuation. Même en ne nous arrêtant pas aux pièces liminaires ni aux tables et index éventuels, d’autres éléments peuvent intervenir à ce niveau, comme la présence de commentaires (gloses, didascalies) ou encore de notes plus ou moins développées.

Alain Riffaud a choisi de traiter une question bien spécifique, celle de la ponctuation du théâtre imprimé. La problématique de la mise en livre / mise en texte est évidemment très appropriée au cas du théâtre : il s’agit d’un art de l’oralité, et la mise en texte des pièces devrait logiquement s’appuyer sur des procédures particulières permettant de se les représenter à la seule lecture dans un cabinet, voire permettant de fournir le cadre d’une mise en scène et d’une représentation que l’on projette ou que l’on est en train de préparer. Et, parmi les procédés assurant, a priori, l’articulation entre l’écrit et l’oral, la ponctuation figure au premier rang. La gestion de la ponctuation n’est d’ailleurs pas seulement un problème historique, mais intéresse aussi au premier chef les chercheurs qui veulent éditer un texte ancien, manuscrit ou imprimé et qui doivent déterminer leur ligne de conduite par rapport à la ponctuation parfois apparemment chaotique de l’original : convient-il de donner la primauté à la lisibilité du texte aujourd’hui, ou à la reproduction la plus précise possible du document tel qu’il se présente ?

Un certain nombre de travaux récents sur le théâtre français du XVIIe siècle admettent le postulat selon lequel c’est l’auteur lui-même qui met en place une ponctuation dont la fonction est d’abord d’ordre pneumatique (indiquer les pauses à l’acteur et organiser la déclamation). Pour Alain Riffaud, ce postulat est « fragile », jugement appuyé sur les principaux textes théoriques des XVIIe et XVIIIe siècle, ainsi que sur l’examen des éditions anciennes de Corneille : ce qui prévaut pour guider la déclamation, c’est le sens du texte et les choix relevant de l’interprétation, deux éléments par rapport auxquels la ponctuation n’intervient que de manière très secondaire. Mieux : loin de voir la ponctuation déterminer la lecture, c’est cette dernière qui, pour Grimarest (Traité du récitatif, Paris, 1707) « produit » la ponctuation, et cela d’autant plus évidemment que les signes disponibles (point, virgule, etc.) sont en nombre beaucoup trop réduit pour permettre de rendre compte des infinies subtilités de la déclamation ou de la récitation. D’un autre côté, l’auteur souligne comment le fait que les signes de ponctuation ne soient pas d’une lecture absolument contrainte est en lui-même gage de liberté pour cette lecture même, donc pour la déclamation.

À partir de son troisième chapitre (« Observation des imprimés »), Alain Riffaud passe à la bibliographie matérielle proprement dite. Appuyée sur l’étude fine des éditions anciennes, la démonstration est limpide : la ponctuation est d’abord produite par l’atelier typographique, et l’opposition des pratiques entre ateliers plus ou moins compétents et soigneux apparaît tout particulièrement dans les éditions dont les cahiers ont été produits par différents ateliers (cas de l’Iphygénie de Jean de Rotrou en 1641). La question est encore compliquée lorsque certaines fautes sont ponctuellement corrigées en cours d’impression, de sorte que les différents exemplaires d’une même édition ne concordent pas entre eux. Inversement, La Cléopâtre de Benserade sort des presses de Somma-ville en 1636, et constitue un exemple d’édition soigneusement réalisée, dans laquelle les ponctuations sont employées de manière cohérente, et certains signes diacritiques introduits pour faciliter la liaison avec l’oral : par exemple le tréma sur le u pour marquer une diérèse (rüine, cf. p. 73), ou encore les trois points (…) pour indiquer une aposiopèse – l’auteur reviendra sur ce nouveau signe dans son dernier chapitre. En définitive, le chercheur devra être particulièrement attentif à la qualité matérielle de l’édition, puisque c’est cette qualité qui informe implicitement sur la qualité du texte contenu. L’expertise de l’historien du livre est, à ce niveau, très importante.

Sans parler de l’intégration parfois étrange des corrections d’auteurs (pp. 59 et 96), Alain Riffaud s’attache plus particulièrement, parmi les indicateurs les plus pertinents du soin mis à la réalisation d’une certaine édition, à l’organisation des répliques (mise en page des noms des personnages, sur laquelle il revient encore longuement à partir de la p. 178), encore plus s’il s’agit de répliques en stichomythie. Mais la participation de l’atelier à la ponctuation est « avérée » (p. 111), et Alain Riffaud passe à l’examen du rôle possible de l’auteur. Le chapitre IV examine les plaintes rituellement échangées par les auteurs et les imprimeurs, le cas échéant même les libraires, chacun soulignant l’incurie ou le peu de soins accordés par l’autre au travail d’impression : Hornschuh, en 1608, renvoie dos-à-dos des maîtres imprimeurs « ignares et grippe-sous [et] des auteurs négligents » (J.-F. Gilmont, cité p. 133).

La présence de l’auteur dans la ville même de publication est un élément favorable à la qualité de l’édition, mais ce qui est surtout frappant, c’est l’indifférence assez générale de l’auteur envers la ponctuation. Encore au XVIIIe siècle, Le Brun (Nicolas Contat) explique, dans ses Anecdotes typographiques, que c’est au prote de« marquer la ponctuation ,l’orthographe et le saccents » (p. 132). Mais, dans la plupart des cas, la pièce est jouée avant que d’être imprimée, et les libraires sont d’autant plus intéressés à publier au plus vite un succès nouveau. La pression sur les ateliers s’en trouve accrue, aux dépens du soin accordé au travail d’impression. Le bref chapitre V, consacré à la ponctuation de la copie manuscrite, renforce la conclusion selon laquelle l’auteur ne semble pas, en règle générale, utiliser les signes de ponctuation pour orienter la déclamation de sa pièce.

Le chapitre VI (« La fonction de la ponctuation ») est particulièrement intéressant pour l’historien du livre. Alain Riffaud y insiste d’abord, peut-être un peu brièvement à notre goût, sur la conséquence de l’apparition de l’imprimerie : « systématiser les techniques de mise en page et imposer un riche ensemble de signes de ponctuation» (p. 154), avec le traité d’Étienne Dolet sur La Ponctuation de la langue françoyse publié en 1540 – soulignons pourtant l’ampleur du délai, puisque nous sommes à trois générations de l’invention gutenbergienne. L’objectif fondamental est celui de clarifier le sens en subdivisant le texte, et non pas de faciliter la diction. Au XVIIIe siècle, les deux critères de la clarification et de la lecture oralisée sont davantage liés, comme le montre l’article consacré par Beauzée à la ponctuation dans l’Encyclopédie (1765). Enfin, si nous revenons au XVIIe siècle, le problème est compliqué par la distinction toujours à faire entre l’espace de la pièce imprimée et celui de la représentation théâtrale : la présence et le jeu de l’acteur imposent cette dernière et relèguent l’imprimé à l’arrière-plan. Pourtant, certains auteurs soulignent l’importance de l’imprimé, qui permet la lecture à loisir et autorise seul un jugement précis et fondé de la pièce lue. L’autonomie du texte imprimé est évidente lorsque l’auteur y a inclus des notes historiques marginales (ex. p. 167) destinées par elles-mêmes à une lecture de cabinet. Enfin, un exemple de ponctuation pour le théâtre est donné avec le chapitre VII, qui décrit l’invention des points de suspension :

Si le jeu de l’acteur et les règles de la déclamation n’ont pas influencé la manière de composer les textes dans l’atelier, les typographes ont su pourtant trouver des solutions pour traduire sur l’imprimé les spécificités du texte théâtral, [et] se sont montrés attentifs à la distance instituée entre la scène et le livre (p. 177).

Les points de suspension sont en effet l’une des conséquences les plus visibles du transfert de la scène à la casse : il s’agit de manifester graphiquement le fait que la tirade d’un personnage est interrompue, ou encore que ce personnage laisse sa phrase en suspens (aposiopèse). Le cas se combine souvent avec la présence d’une stichomythie. Une solution très élégante est celle des tirets (ill. p. 183), qui permettent de marquer la continuité de la ligne. Le passage de la ligne de tirets à un groupe de trois ou quatre tirets, puis à des points, se fait à Paris autour de 1630. Le dernier chapitre d’Alain Riffaud, relativement bref, s’adresse aux éditeurs modernes de textes théâtraux du XVIIe siècle, auxquels l’auteur propose en six points une « Méthode pour bien conduire son édition ». L’historien du livre appréciera l’appel à consulter le plus d’exemplaires possible d’une certaine édition, et à construire une manière de généalogie des éditions d’un certain texte. Son expertise est requise lorsqu’il s’agit d’évaluer les qualités professionnelles de tel ou tel atelier ancien. D’une manière générale, la connaissance des conditions matérielles de production permettra d’éviter le piège de la surinterprétation : une ponctuation hasardée n’est pas le signe de quelque science cachée à découvrir, mais plus simplement le témoignage des conditions médiocres ayant présidé à la production du livre. Avec ce travail, Alain Riffaud signe un ouvrage rendant compte de l’articulation nécessaire entre les « lettres » et le « livre », et manifestant brillamment le retour, en France, des pratiques de la bibliographie matérielle la plus précise. Son étude ouvre d’autre part nombre de perspectives sur les problématiques actuellement en discussion qui concernent la nature du texte, le statut et le rôle de l’auteur, voire l’articulation entre les sphères de l’écrit et de l’oral, et les pratiques mêmes de la lecture.

L’ouvrage, illustré de manière très pertinente, possède une riche bibliographie et un index nominum.

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15 Henri-Jean Martin, La Naissance du livre moderne : mise en page et mise en texte du livre français (XIVe-XVIIe siècles), Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 2000.