Book Title

Plaidoyer pour la bibliographie : à propos du recensement des livres du XVIe siècle conservés à la Bibliothèque Nationale D’Autriche

Gédéon Borsa, Katalog der Drucke des 16. Jahrhunderts in der Österreichischen Nationalbibliothek. Wien. [I] Deutsches Sprachgebiet : A-Biber. Baden-Baden, Valentin Koerner, 2007, 396 p. (« Bibliotheca Bibliographica Aureliana », CCXII)

István MONOK

Budapest

Avec le volume 212 de la « Bibliotheca Bibliographica Aureliana » est inaugurée une entreprise riche d’enseignements. Alors que les spécialistes européens de l’histoire du livre commémorent en 2008 le cinquantième anniversaire de la publication du classique de Febvre et Martin L’Apparition du livre (1958), voici qu’est publié un catalogue remarquable, dans une série monumentale née dans la décennie 1970. Ce premier volume du catalogue des livres du XVIe siècle conservés par la Bibliothèque nationale d’Autriche a été préparé par un chercheur isolé, Gédéon Borsa, alors que ce type d’entreprises est généralement confié à des équipes travaillant en coordination – qui plus est un chercheur qui travaille non pas à Vienne, mais dans le cadre d’une autre Bibliothèque nationale, celle de Hongrie, à Budapest. De plus, aujourd’hui où les principaux catalogues et répertoires tendent de plus en plus à être disponibles sur Internet, le présent catalogue est encore publié sur papier.

L’histoire du volume permet d’expliquer ces choix a priori surprenants. Il ne s’agit certes pas du premier volume consacré par Gédéon Borsa à l’histoire du livre européen : on ne peut étudier l’histoire de l’industrie graphique en Italie au XVIe siècle sans faire référence à sa Clavis typographorum librariumque Italiae 1465-160012. La bibliographie rétrospective hongroise, entreprise unique au monde par son ampleur et par sa précision13, est élaborée elle aussi en grande partie selon les principes choisis par lui. Ses élèves ont réuni ses articles d’histoire du livre en quatre volumes publiés de 1996 à 200014, mais les publications de Gédéon Borsa sorties depuis cette date permettraient déjà d’éditer une suite à ce premier ensemble.

Ajoutons que ce n’est pas par hasard si un chercheur hongrois s’intéresse d’abord aux aires linguistiques italienne et allemande, un choix qui découle des objectifs mêmes de la bibliographie nationale rétrospective hongroise. L’ancienne Kaiserliche Hofbibliothek (Bibliothèque impériale de la cour) à Vienne est logiquement la première bibliothèque étrangère dont il importe, dans cette perspective, de connaître précisément la collection. Le travail engagé dans ce sens ayant amené à collationner les quarante-deux mille imprimés du XVIe siècle conservés dans cet établissement, on a tout naturellement pensé au moyen de mettre cette masse d’informations à la disposition des chercheurs. Le résultat est à la mesure du rôle historique de Vienne, non seulement comme capitale de l’Autriche moderne, mais aussi comme capitale impériale et comme capitale des possessions héréditaires des Habsbourg. Ainsi, par exemple, 7% des titres du XVIe siècle conservés à Vienne représentent des unica, du moins dans l’état actuel de nos connaissances – une observation qui pourra faire regretter que les Bibliothèques nationales actuelles ne fonctionnent plus sur le modèle qui était celui de l’ancienne Bibliothèque impériale.

Gédéon Borsa, dans son catalogue, nous démontre encore une fois combien la contextualisation historique est indispensable au travail bibliographique. Même si elle couvre une géographie composite, l’aire germanophone constitue un ensemble cohérent du point de vue de l’histoire du livre, et le catalogue publie un certain nombre d’unica concernant certaines régions spécifiques : le Wappen Buch (notice B 149) conserve ainsi les armoiries de la ville de Petau (Ptuj), et intéresse à ce titre la bibliographie rétrospective slovène. Même chose pour la Suisse : la Bibliothèque conserve plusieurs unica de Bâle et de Zurich (par exemple les notices A 25, B 153, B 154, B 260, etc.). On pourrait donner d’autres exemples concernant les différentes provinces allemandes, ou encore l’Alsace, etc.

Pourquoi n’a-t-on pas choisi de faire appel à une base de données informatique pour ce travail exemplaire ? Le catalogue de la bibliothèque nationale d’Autriche – y compris pour les imprimés du XVIe siècle – est disponible sur Internet (http://www.onb.ac.at/) mais le travail y a été préparé sur la base de la rétroconversion du catalogue sur fiches déjà existant. Par suite, l’identification de nombreuses œuvres anonymes, publications sans adresse ni date, etc., n’a pu être faite, ce qui aurait exigé des délais considérables, incompatibles avec le principe même de la rétro-conversion. Le public est de plus en plus habitué à recevoir une information très rapide, même si celle-ci n’est que superficielle – inconvénient qui, au demeurant, n’est regretté par personne aujourd’hui. En définitive, dans la conjoncture actuelle, donner des détails et des précisions peut même apparaître comme une gêne. Certes, il aurait été possible de corriger et d’enrichir la base de données, et cela semble même indispensable, mais ce travail ne saurait en aucune manière concerner un chercheur n’appartenant pas à la Bibliothèque.

Gédéon Borsa nous fournit donc le fruit d’une recherche parallèle, qui offre de telles précisions qu’il était préférable de la publier comme un tout en soi. Il sera possible, quand l’ensemble du XVIe siècle « viennois » sera traité, de reporter les corrections et les compléments sur la base de données générale de la Bibliothèque, voire d’entrer dans des entreprises encore plus globales et visant à l’exhaustivité : le programme The European Library (TEL) vise à réunir les catalogues des bibliothèques nationales européennes (http://www.theeuropeanlibrary.org), et il est prévu de le compléter en intégrant les catalogues de certaines grandes bibliothèques de conservation et de recherche. Le Consortium of European Research Libraries projette un catalogue des livres imprimés avant 1800 où qu’ils soient conservés dans le monde (http://www.eureka.rlg.org). Mais la correction d’une description bibliographique erronée ou incomplète, après un travail de recherche spécialisée, n’entre pas dans ces programmes – quoique les descriptions fausses, voire fictives, se comptent par milliers, et soient soigneusement collationnées et intégrées dans les entreprises à vocation globalisante. Du travail pour la future génération de chercheurs qui découvriront à l’occasion que tel ou tel titre répertorié n’existe peut-être même pas…

Je l’ai dit, 7% des titres recensés dans le catalogue de Borsa étaient inconnus à ce jour – et la reproduction des pages de titre est donnée dans le volume – tandis que, pour le reste (93%), les rectifications sont sans nombre. Ce premier volume attire en outre l’attention sur de nombreux phénomènes intéressant l’histoire littéraire et, au sens large, l’histoire de la civilisation. Considérons le nombre des éditions d’Ésope figurant au catalogue, celles, jusqu’ici inconnues, d’Érasme, ou encore les titres relatifs à la réforme protestante : autant d’éléments précieux sur le mécanisme de diffusion des idées au début de l’époque moderne. Le phénomène de la traduction est ici particulièrement bien documenté : les nouvelles éditions latines d’Ésope sont données à Bâle, Zurich, Nuremberg ou Leipzig, et elles sont souvent suivies de traductions en allemand – mais nous ne savons en définitive rien de la langue source quand nous passons aux traductions dans d’autres langues « nationales », le tchèque, le hongrois ou d’autres langues. De même, un grand nombre de titres sont relatifs à la vie de la cour impériale (dont beaucoup d’éditions jusqu’ici inconnues), sur laquelle ils nous permettent de découvrir ou de préciser nombre d’aspects. De même encore en ce qui concerne l’université de Vienne, sur laquelle cette bibliographie apporte un très grand nombre d’informations inédites et riches concernant les développements de l’humanisme et l’évolution du monde universitaire. Par suite, il est important de dépasser le cadre du catalogue proprement dit : la bibliographie rétrospective permet de repérer les auteurs des pièces liminaires, dédicaces, poèmes, etc., et apporte par ce biais une information précieuse sur les réseaux de la sociabilité humaniste à travers l’Europe entière – réseaux dans lesquels Vienne occupait, j’en suis convaincu, une position centrale.

Encore un mot pour expliquer pourquoi c’est un collaborateur de la Bibliothèque nationale de Hongrie qui se trouve préparer un catalogue concernant celle d’Autriche. D’une part, le projet remonte à une trentaine d’années, et les dispositions avaient été prises alors pour sa mise en œuvre. Mais, d’autre part, les deux établissements ont des objectifs différents. La Bibliothèque nationale de Hongrie s’efforce, dans un combat quotidien et très difficile, de poursuivre les objectifs de la bibliographie nationale telle que celle-ci avait été conçue et telle qu’elle a été conduite jusqu’à aujourd’hui. Ces objectifs supposent que la Bibliothèque fonctionne aussi comme un centre de recherches – une caractéristique qui, bien entendu, n’est pas si facile à faire admettre à des structures attachées à la gestion et à l’évaluation de résultats immédiatement tangibles. Pourtant, la connaissance de la production imprimée relevant des Hungarica, qu’il s’agisse des publications données en Hongrie même depuis le XVe siècle, ou encore par des Hongrois, en hongrois ou concernant la Hongrie, offre un apport irremplaçable et d’une immense richesse à la connaissance historique la plus générale – et cet apport, difficilement quantifiable en termes de gestion, est lui-même essentiel pour la connaissance du présent. S’il est bien certain que ceux qui ne veulent pas apprendre sont innombrables, il reste à espérer que ce n’est pas à eux que reviennent en dernier ressort les décisions. Ce qui est possible en Hongrie n’est pas possible dans des pays dans lesquels la production imprimée représente une masse trop grande. Et, lorsque nous travaillons à la bibliographie rétrospective, nous travaillons à mieux connaître notre propre histoire mais aussi, comme l’illustre le cas de Vienne, celle de l’Europe dans son ensemble.

____________

12 Budapest, Baden-Baden, 1980, 2 vol.

13 Il s’agit de l’entreprise du RMNy, qui intéresse non seulement la bibliographie elle-même, mais aussi l’histoire du livre et de l’édition. Chaque titre décrit est accompagné de la reproduction de la page de titre. Sont recensés tous les ouvrages publiés dans la Hongrie « historique », ainsi que ceux publiés en hongrois, par un auteur hongrois ou concernant peu ou prou la Hongrie.

14 Könyvtörténeti írások I-IV. köt., Budapest, 1996-2000, 4 vol.