Book Title

Lebenswelten Johannes Gutenbergs

éd. Michael Matheus, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2005, 216 p., ill. (« Mainzer Vorträge », 10). ISBN 3-515-07728-6

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fnes

Cet élégant petit volume a été publié par l’Institut d’histoire régionale de l’Université de Mayence (Institut für geschichtliche Landeskunde an der Universität Mainz) à la suite des manifestations organisées pour le cinquième centenaire de la naissance de Gutenberg (2000). Les différentes contributions constituent plus des mises au point, au demeurant toujours utiles, sur l’histoire de Mayence et sur les débuts de l’imprimerie, que des travaux absolument nouveaux.

Michael Matheus, l’éditeur du volume, trace un tableau de Mayence à l’époque de Gutenberg : une ville ancienne, caractérisée par ses rues étroites et malcommodes et confrontée aux difficultés d’une période de crise ; et surtout une ville qui cherche son équilibre politique, entre le Conseil (Rat), les patriciens, les corporations et un petit peuple aux conditions de vie difficiles. L’Église est partout, qu’il s’agisse du primat et du chapitre cathédral, des clercs séculiers, mais aussi des nombreuses maisons religieuses. Enfin, la présence d’un second électeur, le comte palatin, à proximité immédiate de Mayence est aussi un élément susceptible d’influer sur la politique urbaine. La dernière partie du chapitre brosse un tableau de la situation économique de la ville : sa position stratégique, à proximité du confluent du Rhin et du Main, explique que ce soit d’abord une ville de négoce. Mais la corporation des tisserands y occupe le premier rang, la filière du bois y est importante, et on y fabrique aussi de la peinture. Peu à peu, la montée en puissance des foires de Francfort à partir surtout de 1330 rend la position de Mayence plus difficile, et sa situation financière apparaît comme considérablement dégradée dans les premières décennies du XVe siècle. On sait comment la lutte des partis se conclura, à Mayence, par la perte de l’autonomie urbaine et par le triomphe de l’archevêque, en 1462.

La contribution de Michael Rothmann porte expressément sur Gutenberg et sur l’invention de l’imprimerie : il s’agit d’une bonne mise au point plus que d’un travail prétendant apporter du neuf sur un dossier déjà très étudié5. La poussée de la demande en livres précède l’invention de l’imprimerie, à laquelle l’économie du manuscrit n’est pas en mesure de répondre. La rupture technologique serait à situer vers 1450, lorsque commencent à paraître de petites pièces imprimées (24 éditions de Donat sont connues, soit quelque 10 000 exemplaires diffusés) et que Gutenberg travaille à son projet d’édition de la Bible. Michael Rothmann pense que, avec la typographie en caractères mobiles, nous sommes entrés dans la logique de la proto-industrie, ce qui ne paraît pas exactement correspondre à la définition classique de celle-ci (p. 46). Mais les conséquences de l’invention sont bien mesurées, à l’aune des chiffres de tirage des publications luthériennes après 1517. La partie la plus intéressante de la contribution traite de la diffusion, avec la multiplication des revendeurs (Buchführer), avec surtout la montée en puissance de la foire de Francfort – à laquelle l’auteur a consacré un important travail de recherche6.

L’article d’Uta Goerlitz constitue une étude suggestive sur l’identité urbaine et sur les origines fabuleuses des anciennes villes de Trèves et de Mayence telles qu’elles sont rapportées à la fin du Moyen Âge. Un fragment d’un texte d’Eberhard Windeck concerne précisément Mayence et correspond à un récit en langue vulgaire qui aurait été rédigé dans la ville autour de 1335 : Trèves aurait été fondé par Trebeta, venu d’Assyrie à l’époque d’Abraham, et ce sont des magiciens (magici) de Trèves qui ensuite auraient fondé Mayence (Mainz), 608 ans avant Rome. L’étymologie soutient la démonstration, puisque Maguntia viendrait de magicae scientia. Une autre tradition insère la ville dans la filiation classique conduisant des Troyens aux Francs, et rapportée par Hartmann Schedel dans sa Chronique en 1493 : tandis qu’Énée arrivait en Italie, Maguntus et les siens gagnaient la mer d’Azov, d’où ils remontent ensuite par terre jusqu’au site de Mayence. Une dernière tradition, enfin, situe la fondation de la ville à l’époque de l’Empire romain, avec la figure de Drusus. Les trois modèles tendent à se combiner et à s’interpénétrer à l’époque même de Gutenberg.

Francis Rapp nous propose un tableau de Strasbourg à l’époque où Gutenberg y séjourne. La ville a connu des difficultés analogues à celles de Mayence, mais a réussi à obtenir le statut d’immédiateté par rapport au pouvoir impérial (1358). C’est le pouvoir urbain qui l’emporte à Strasbourg, et les difficultés financières de l’évêque sont telles qu’il est même un temps emprisonné en 1415. D’autre part, la lutte entre le patriciat et les corporations s’est conclue par un accord équilibré, de sorte qu’elle appartient au passé lorsque Gutenberg arrive en ville. Pour autant, la situation sociale reste tendue, notamment par suite de l’opposition entre maîtres et compagnons. En revanche, Strasbourg est une métropole économique sensiblement plus puissante que Mayence, et les finances publiques s’y trouvent dans une situation relativement stabilisée : capitale d’un plat pays très fertile, elle est une place de négoce, notamment pour le blé et le vin, et surtout elle tient le commerce du Rhin, considérablement accru depuis l’ouverture du Saint-Gothard. La construction du pont du Rhin, en 1388, lui donne une position également privilégiée sur l’axe est-ouest et, par exemple, les gens de Nuremberg y font étape lorsqu’ils se rendent aux foires de Lyon. Autant de faits qui expliquent la richesse des sociétés commerciales, dont celle de Fridel von Seckingen depuis la fin du XIVe siècle (p. 101). L’article se conclut par un tableau de la vie intellectuelle à Strasbourg à l’époque de Gutenberg – Jakob Twinger von Königshofen a dressé l’inventaire de la bibliothèque de Saint-Thomas au début du XVe siècle, et l’inventaire après-décès de Bertonneaux mentionne, en 1459, cinquante volumes dont une Bible imprimée à Mayence et non encore reliée. En définitive, c’est la menace des Armagnacs qui a sans doute poussé Gutenberg à quitter son faubourg de Saint-Arbogast pour revenir après quelques années dans sa ville natale.

Les trois dernières contributions du volume nous ramènent à Mayence : Kai-Michael Sprenger donne un dossier sur les dernières années de la liberté urbaine pour Mayence (« Die Mainzer Stiftsfehde 1459-1463 »). La prise de la ville par les troupes d’Adolf von Nassau, le 28 octobre 1462, marque en effet l’entrée dans une autre période, qui sera dominée par la figure de l’électeur-primat. À côté de la position politique de Mayence au sein de l’Empire, surtout depuis la Bulle d’or, l’enjeu financier est considérable, ce qui explique l’intervention du pape en faveur du nouvel archevêque. L’analyse du traité de Zeilsheim, qui conclut la crise, rend compte de cette complexité en montrant que, en définitive, l’archevêque ne saurait être regardé comme le vainqueur absolu, et que les dédommagements obtenus par Diether von Isenburg sont loin d’être négligeables.

Regina Schäfer traite ensuite de la situation des familles nobles à Mayence à l’époque de Gutenberg (« Adelsfamilien und Adelshöfe zur Zeit Gutenbergs »). Bien entendu, les rapports entre la ville et la noblesse sont l’un des enjeux des luttes urbaines dans lesquelles Gutenberg s’est trouvé de facto impliqué. La présence de l’archevêque attire d’autre part en ville un certain nombre de nobles, soit simplement de passage, soit venus pour telle ou telle affaire politique, d’autant plus que Mayence est particulièrement bien équipée pour les voyageurs – qu’il s’agisse des moyens de communication ou des nombreuses auberges. Mais une noblesse résidante s’y rencontre aussi, à commencer par les fils et les filles de familles entrés comme religieux dans les maisons régulières. Les nobles trouvent à Mayence des artisans renommés auxquels passer commande, ainsi que des financiers auxquels s’adresser, le plus souvent pour obtenir du crédit. Un certain nombre de représentants de la noblesse s’emploient à acquérir un immeuble en ville, auquel leur nom sera attaché : ainsi des comtes von Katzenelnbogen, qui utilisent Mayence comme pôle pour leurs activités liées au négoce fluvial.

La dernière contribution, par Franz Körndle, traite de la place de Mayence dans l’histoire de la musique au XVe siècle (« Mainz in der Musikgeschichte des 15. Jahrhunderts »). Les sources sont rares, surtout des manuscrits portant des notations musicales et provenant de Mayence ou d’autres villes de l’électorat, notamment Erfurt (où l’Université est fondée en 1392). L’auteur explique que l’essentiel de la pratique musicale touche au domaine liturgique et au choral, et montre comment, dans ce domaine, une réforme est impulsée vers 1430, avec une figure comme celle de Konrad von Zabern. À partir de 1481, des missels et des graduels imprimés commencent à paraître en Allemagne moyenne et méridionale, dans lesquels la musique elle aussi est imprimée : ils sont produits par les ateliers de Georg Reyser (Wurzbourg), de Peter Schöffer (Mayence), de Zainer (Augsbourg) et de Rihel (Bâle). Le second domaine musical est celui de l’orgue, la cathédrale de Mayence disposant d’un orgue au moins depuis le XIVe siècle et un nouvel instrument y étant mis en place en 1468. La présence de facteurs d’orgue en ville, en la personne notamment de Heinrich Traxdorf au milieu du XVe siècle, accompagne l’essor de cet instrument non seulement à Mayence, mais aussi au niveau interrégional, voire au-delà – une commande est passée au facteur Leonhard März pour la cathédrale de Barcelone en 1459.

En définitive, il s’agit, avec ce volume, d’un petit manuel très utile en ce qu’il fait le point sur l’histoire d’une ville et d’une région ayant joué le premier rôle dans la révolution gutenberbienne. Si on regrette l’absence d’un plan de Mayence et d’un croquis de localisation régionale, le lecteur apprécie la riche bibliographie (pp. 189-214) concluant le volume – bibliographie très précieuse parce qu’elle donne un état des titres les plus importants touchant à l’histoire de Mayence et de l’imprimerie dans cette ville jusque dans la seconde moitié du XVe siècle. Cependant, on sera surpris de l’absence à peu près complète de titres français : on trouve certes les références de travaux d’auteurs alsaciens (P. Dollinger et F. Rapp) et d’un ouvrage de Roger Chartier traduit en allemand, ainsi qu’une référence à un article de Claudin (de 1883 !) donnée à la note 24 de la p. 58, mais, par exemple, L’Apparition du livre de Febvre et Martin n’est pas citée, non plus que, plus récemment, les travaux de Lotte Hellinga sur le voyage de Jenson à Mayence, ou encore de Philippe Nieto sur la géographie typographique incunable7. Cette absence de liens est dommageable, s’agissant de l’histoire d’une ville relativement proche, en définitive, des frontières des pays francophones, et alors même que l’histoire du livre tend à être de plus en plus envisagée dans un cadre d’étude supra-national.

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5 Frédéric Barbier, L’Europe de Gutenberg. Le livre et l’invention de la modernité, Paris, Belin, 2006.

6 Michael Rothmann, Die Frankfurter Messen im Mittelalter, Stuttgart, 1998 (« Frankfurter historische Anhandlungen », 40).

7 Lotte Hellinga, «Nicolas Jenson et les débuts de l’imprimerie à Mayence», dans Le Berceau du livre: autour des incunables, éd. Frédéric Barbier, Genève, Librairie Droz, 2004, pp. 25-53 ; Philippe Nieto, « Géographie des impressions européennes du XVe siècle », ibid., pp. 125-174, ill.