Margaret Scott, Medieval Dress & Fashion
Londres, The British Library, 2007
Odile BLANC
Lyon
Margaret Scott est une historienne bien connue des spécialistes et des amateurs du costume historique. Ses publications concernant les deux derniers siècles du Moyen Âge, dans l’intéressante collection « History of Dress Series », entendaient déjà proposer une « histoire visuelle » du costume, pour reprendre le titre de l’un de ses ouvrages paru en 1986 2. Vingt ans plus tard, la belle publication de la British Library donne une histoire concise et remarquablement illustrée des habillements et des modes médiévales, depuis l’époque carolingienne jusqu’à la fin du XVIe siècle. Un long Moyen Âge, donc, justifié par la source qui motive cet écrit : les manuscrits enluminés. Suivant les historiens de l’art pour qui la période médiévale commence avec le renouveau du titre impérial dans l’Europe de Charlemagne, l’auteur s’en distingue en incluant le XVe et même le XVIe siècle, qui ouvrent traditionnellement la Renaissance. De fait, la production de manuscrits à peintures, comme l’ont montré de récentes expositions, ne cesse pas avec le XVe siècle, qui connaît au contraire un « âge d’or » de l’enluminure partout en Europe, mais perdure bien après l’invention des caractères mobiles qui remplacera peu à peu – très lentement – le manuscrit par le livre imprimé. Dans l’empire de Charlemagne comme plus tard dans celui des Habsbourg, le manuscrit enluminé accompagne le pouvoir : richesse des matériaux et des commanditaires, faste des représentations du pouvoir et des fêtes qui ornent la vie de cour, dans lesquelles le vêtement joue un rôle prédominant. C’est là le grand mérite de ce livre : considérer le manuscrit, compte-tenu du nombre infime de vêtements réels qui nous sont parvenus de ces époques, comme le témoignage de ce que les gens portaient mais aussi, et sans doute davantage, comme une indication subtile de ce qu’ils désiraient paraître. Le manuscrit donne à voir un « miroir », au sens médiéval du terme, c’est-à-dire un modèle où se mêlent les aspirations des catégories fortunées pour lesquelles étaient réalisées ces chefs d’œuvre.
Le modèle à adopter, voilà une autre définition de la mode dont il est question dans le livre. Le terme, au sens actuel, n’apparaît pas avant le XVIe siècle qui voit se répandre l’expression « nouvelle mode » pour désigner la manière dont une chose est faite. Antérieurement, on parle plus volontiers de « nouveauté », constamment dénoncée par les moralistes qui y voient un dangereux questionnement de la tradition. La manière dont les nouveautés, en l’occurrence en matière vestimentaire, s’introduisent dans les manuscrits à peintures, l’usage qu’en font les artistes, les consignes qu’ils reçoivent parfois de leurs commanditaires, tout cela crée une véritable dialectique, toujours riche de sens, entre vêtement actualisé (« à la mode ») et vêtement traditionnel.
Le comportement de mode apparaît donc bien avant son entrée dans les dictionnaires, et l’auteur est bien inspiré de considérer avec prudence ces éternelles complaintes à l’encontre des modes nouvelles : les clercs qui les ont conspuées ne viennent-ils pas des mêmes milieux aristocratiques qui les favorisaient, et ne trouve-t-on pas dans les manuscrits réalisés à l’abbaye de Cîteaux, tout comme dans ces psautiers anglais du XIIe siècle, les longues robes élégantes nouvellement en usage ? La même chose se reproduit plus tard, lorsque les Grandes chroniques de France réalisées sous Charles V représentent à chaque page les vêtements courts que l’auteur de cette histoire officielle rend cependant responsables des défaites françaises contre les Anglais. À cette date, ces vêtements ne sont certes pas réservés aux personnes dépravées, comme voudraient le penser les moralistes, mais ils correspondent tout simplement aux usages en vigueur. C’est du reste dans le courant du XIVe siècle que l’on observe des changements notables dans la construction des habillements, la distinction entre vêtements féminins et vêtements masculins, entre régions ou pays, entre vêtements formels et vêtements « de mode » enfin, cette période déterminant durablement les façons occidentales de se vêtir.
La division du livre en siècles fait alors ressortir la spécificité des périodes historiques et la nouveauté de cette fin du Moyen Âge. Si le goût de changer d’habits n’est en soi pas nouveau, celui de transformer son apparence et de modifier son corps par des accessoires vestimentaires dont la coupe se complexifie, l’est assurément. À partir du XIVe siècle également, de splendides manuscrits ont été produits en France, en Flandre et en Angleterre, tout comme dans cette Italie par où les riches draps de soie arrivent dans les demeures aristocratiques. Une profusion, si l’on ose dire, de livres, dont le coût exorbitant n’a d’égal que celui des marchandises de luxe importées en Occident. Si l’on dispose encore, pour les deux derniers siècles ici étudiés, d’un accroissement considérable de l’information pour étudier les vêtements de toutes les classes sociales, on conviendra que les manuscrits représentent surtout le monde tel que le voient les riches commanditaires qui les ont suscités. La partie intitulée « Habiller tout le monde » concerne encore les catégories supérieures, même et surtout s’il s’agit de montrer le fossé existant entre vêtement aristocratique et vêtement paysan. Quand le premier affirme l’éclat des couleurs et la maîtrise de la coupe, le second paraît pâle, décoloré et informe, comme s’il glissait sur le corps du porteur.
Si ce livre ne propose pas à proprement parler d’exploration de la manière dont le vêtement fait sens dans une image, il se montre soucieux de contextualiser les choses. Le contexte de création du manuscrit n’est jamais laissé au hasard, tout comme le contexte vestimentaire de l’époque et le statut des personnages représentés. Le vêtement apparaît comme un véritable langage, reflet des goûts et même des états d’âme des porteurs – songeons à l’essor des emblèmes et des armoiries « parlantes » à la fin du Moyen Âge. Le plus intéressant est peut-être la façon dont on représentait, par le vêtement, le passé et l’actuel, où s’inscrit précisément la frontière de la mode telle qu’elle se développera en Europe jusqu’à nos jours. De même la façon dont le vêtement de l’aristocratie espagnole, par exemple, envahit avec succès le nord de l’Italie à la fin du XVe siècle, ou encore l’influence des modes françaises en Catalogne, en Flandre et en Angleterre : toutes ces variations parfois subtiles sont étudiées à l’aide de quelques exemples. Le proche et le lointain, l’importance véritablement politique du vêtement et le développement d’un intérêt quasi ethnographique pour le vêtement de l’autre, qui se développera plus tard avec les livres de costumes, au moment où disparaissent les manuscrits enluminés, concluent l’ouvrage. La dernière image est extraite d’un manuscrit flamand des années 1570 qui représente des femmes anglaises des années 1560 et des années 1400. Lucas de Heere, auteur de ces dessins et membre d’une société des antiquaires créée lors de son séjour en Angleterre en 1572, faisait ainsi partie d’une tendance nouvelle et ses dessins, quoi qu’on en pense, s’inscrivent dans le début des études sur le costume – tous comme ceux de Dürer en voyage aux Pays-Bas quelque soixante ans plus tôt.
Ce livre paraîtra sans doute sans grande nouveauté pour les spécialistes du vêtement, mais il propose une lecture très intéressante et érudite des manuscrits à travers le vêtement, point de vue en définitive peu courant. Pour le grand public ce sera sans doute une découverte, et pour les spécialistes un bon point de référence sur le sujet.