Book Title

Deux expositions de manuscrits

Matthieu Desachy, dir., Le Scriptorium d’Albi. Les manuscrits de la cathédrale Sainte-Cécile (VIIe-XIIe siècle), Rodez, Éditions du Rouergue, 2007, 174 p., ill. ISBN 978-2-8415-6887-1 & La Représentation de l’invisible. Trésors de l’enluminure romane en Nord-Pas-de-Calais, Valenciennes, Bibliothèque multimédia de Valenciennes, 2007, 95 p., ill. ISBN 2-902133-23-5

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fnes

La Bibliothèque municipale d’Albi (Médiathèque Pierre Amalric) a organisé du 13 septembre au 15 décembre 2007 une exposition sur les manuscrits de la cathédrale, exposition dont le catalogue constitue un apport intéressant à l’histoire du livre dans le sud de la France entre le VIIe et le XIIe siècle. La vitalité culturelle d’Albi est grande durant le haut Moyen Âge, comme en témoigne un recueil de décisions conciliaires du VIIe siècle. À la suite de la réforme engagée par Charlemagne en 789, et malgré leur éloignement des pôles du pouvoir impérial, les chanoines lancent une entreprise ambitieuse de copie de manuscrits dans laquelle un certain nombre d’indices témoignent d’échanges avec les régions septentrionales. À partir du VIIIe et surtout du IXe siècle, le scriptorium produit aussi des manuels d’enseignement dont certains dénotent une influence wisigothique (mappemonde du milieu du VIIIIe siècle, pp. 24 et 25). Le manuscrit 37 contient les règles du chapitre de la cathédrale Sainte-Cécile à la suite du concile d’Aix-la-Chapelle (la « Règle d’Aix », 816). Un certain nombre de pièces caractérisées par des notations musicales proviennent d’Albi ou d’autres villes du sud de la France : un Graduel-antiphonaire copié au tournant du IXe au Xe siècle (manuscrit 44) présente les premières notations musicales de type aquitain, et fait l’objet d’une notice détaillée.

Une partie importante de l’exposition était consacrée aux manuscrits enluminés sortis du scriptorium de Sainte-Cécile autour de 1100. Le Sacramentaire d’Albi (manuscrit 5) est étudié du point de vue codicologique (pp. 104-107), mais aussi à travers son calendrier nécrologe (pp. 144-147). Un second Sacramentaire est un volume de luxe, qui porte la dédicace de l’archidiacre Sicard (manuscrit 6). Le manuscrit 23 contient un Évangélaire du début du XIIe siècle, qui s’ouvre par une table des canons eusébiens disposée sous d’élégantes arcatures en plein cintre, tandis que chaque évangile est introduit par une lettre peinte. Les auteurs du catalogue ont poursuivi leurs recherches dans les fonds des Archives départementales (pp. 132-133) : à Albi comme dans un certain nombre d’autres villes françaises, c’est un ancien ecclésiastique qui se trouve en charge de gérer les confiscations révolutionnaires, en la personne du chanoine Jean-François Massol, « ci-devant archiviste » du chapitre. À la suite de la confiscation des biens du clergé (2 novembre 1789), Massol procède à l’inventaire de la bibliothèque et, s’il conserve les manuscrits les plus anciens et ceux de provenance albigeoise, il n’hésite pas à vendre un certain nombre de pièces au collectionneur MacCarthy à Toulouse, tandis que d’autres manuscrits, dépecés, sont employés pour relier des séries archivistiques (sous-série 6 II L). L’exposition se fermait sur la Châsse de sainte Ursule, datant de la fin du XIVe siècle et aujourd’hui conservée dans le trésor de la cathédrale Sainte-Cécile. De l’Albigeois, nous passons en Hainaut : Valenciennes a été choisie comme « Capitale régionale de la culture » par le Nord-Pas-de-Calais en 2007, ce qui a été l’occasion d’organiser à la Bibliothèque de cette ville une magnifique exposition sur les témoignages de l’enluminure romane conservés dans les grandes bibliothèques au Nord de la Somme. Cinq contributions publiées en tête du catalogue font le point sur nos connaissances concernant les scriptoria de la région du XIe au XIIIe siècle. Marie-Pierre Dion trace d’abord un tableau général du « Nord roman », où les activités du livre s’appuient sur un réseau de puissantes maisons religieuses anciennes (Saint-Bertin, Saint-Vaast, Saint-Amand) ou plus récemment fondées. Les échanges sont constants avec les monastères anglais, normands ou de la région rhénano-mosane. L’article de Christian Heck traite de la « représentation de l’invisible dans l’enluminure romane », en insistant sur le rôle du symbole et de l’épiphanie dans la pensée médiévale. La connaissance parfaite est donnée par l’Écriture, mais sous une forme qu’on doit interpréter : il faut un intermédiaire, qui non seulement saura « lire » l’Écriture, mais aussi en transmettre le message, et cet intermédiaire est le plus souvent identifié avec le scribe ou avec l’auteur. Le traitement des rideaux derrière lesquels apparaît Baudemond, rédacteur de la Vie de saint Amand (p. 19), met précisément en scène le rôle de l’auteur comme étant celui qui dévoile une réalité qui, pour être cachée, n’en est pas moins présente de toute éternité. Puis Françoise Simeray donne un article historique sur « Les scriptoria du Nord de la France à l’époque romane », où elle souligne un certain nombre de particularités codicologiques de manuscrits aujourd’hui conservés et qui nous informent sur les conditions de leur fabrication. Elle souligne au passage un point déjà relevé par Marie-Pierre Dion : dans une région riche et ouverte, le scriptorium n’est pas un lieu clos, bien au contraire. Les manuscrits et les hommes circulent (les Évangiles de Saint-Bertin sont enluminés pas un artiste anglo-saxon vers l’an 1000 : voir n° 1), les influences de toutes sortes s’entrecroisent et certains ateliers réputés produisent eux-mêmes pour des maisons extérieures – comme à l’époque de Sawalo à Saint-Amand. Un des premiers manuscrits de Cîteaux (1098) est d’ailleurs copié à Saint-Vaast. Marianne Bessyère nous propose une synthèse sur « Les “vies” de saints », dont l’exposition présente plusieurs exemples exceptionnels concernant saint Amand, saint Bertin, saint Winnoc et saint Omer. Enfin, Jean-François Goudesenne conclut cet ensemble avec une contribution plus brève consacrée à la musique.

L’exposition elle-même présentait trente-quatre manuscrits, organisés autour de trois thèmes : le Verbe, d’abord, qui ouvre l’Évangéliaire de Saint-Bertin (avec l’alpha et l’oméga), et que l’on retrouve avec l’illustration de la Pentecôte en tête du Psautier d’Odbert (n° 2). La lettre ornée fonctionne comme une épiphanie du discours, à l’image du superbe « A » initiale d’Amandus (p. 13) : le texte est un ensemble non pas de signes, mais de symboles qui dévoilent, à travers un discours, la réalité. Le jeu des lettres alphabétiques constituant des poèmes figurés remonte au technopaegnion d’Ausone : cet emploi des signes et des combinaisons de signes alphabétiques trouve une expression aboutie avec le poème du De Laudibus de Raban Maur que mettent en livre Renaud, le scribe, et Olivier, le peintre, à Saint-Sauveur d’Anchin dans les années 1175 (n° 4). Lorsque l’auteur est représenté comme un scribe sur le point d’écrire, les feuillets ou le rouleau devant lui sont très souvent vierges : c’est que l’auteur n’écrit pas le texte, mais qu’il le transcrit en tant que simple « porte-voix » de Dieu (p. 6). La colombe envoyée par la main de Dieu et qui parle à l’oreille de Jean illustre la même idée (Évangiles de Liessies, n° 9, pp. 46-47), tandis que la leçon du superbe saint Augustin de Sainte-Rictrude de Marchiennes vers 1150 (n° 11) va dans le même sens, de donner la préférence à l’esprit du texte et non pas à sa lettre. Le mot de l’apôtre Paul, repris par Ambroise de Milan, a en effet été retenu par Augustin dans ses Confessions (« Sensus consors est vitae, sed littera mors est », VI, 4, 6) comme au livre II du De Doctrina christiana :

La manière la plus efficace d’étudier les divines Écritures sera de les lire tout d’abord (…) dans leur totalité, sinon encore dans leur sens, du moins dans leur texte (VIII, 12). La première règle (…) est de connaître ces Livres, sinon encore pour les comprendre, du moins, à force de lecture, pour les confier à sa mémoire (IX, 15)1.

Les deux derniers thèmes sont plus proches l’un de l’autre : il s’agit, d’abord, du Salut. L’échelle de Jacob qui illustre un manuscrit de Bernard de Clairvaux à Anchin (n° 17, pp. 60-61) montre comment l’image développe une « exégèse visuelle » du texte, encore renforcée par le tableau figurant sur le même feuillet. Le dernier thème est celui de la sainteté, avec notamment un certain nombre de somptueux manuscrits de vies des saints fondateurs des grandes maisons religieuses de la région : les vies des quatre saint majeurs de Saint-Bertin (n° 30), les vies des saints Winnoc et Oswald (n° 31) et les trois magnifiques Vies de saint Amand en peintures (n°s 32 à 34, XIe et XIIe siècles). Chaque notice est suivie des références bibliographiques précises et des renvois éventuels aux catalogues d’exposition. L’ouvrage se referme avec un rapide glossaire des termes spécialisés, et surtout avec une bibliographique sélective. Un très beau catalogue, en résumé, et qui donne de manière intelligente, autour de trois catégories centrales, des clés pour la compréhension d’une iconographie somptueuse et dont l’accessibilité pour le grand public est rendue plus facile grâce à la numérisation et à Internet.

____________

1 Mais surtout à III, V, 9 et suiv. Tzvetan Todorov, « A propos de la conception augustinienne du signe», dans Rev. études augustiniennes, XXXI (1985), pp. 209-214. La préférence à donner d’abord à la lettre s’explique aussi par les incertitudes de la traduction. Dans l’impossibilité où l’on se trouve souvent de faire référence à l’original en hébreux ou en grec, il sera plus sage de « s’en tenir aux traductions les plus littérales, non qu’elles soient satisfaisantes, mais parce qu’elles aident à comprendre les liberté ou les erreurs de ceux qui (…) ont préféré s’attacher moins aux mots qu’aux pensées » (XIII, 19).