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Histoire éditoriale des Chroniques de Froissart, des années 1820 aux années 1880

Nathalie PINEAU-FARGE

LES ANNÉES 1820-1850 : LE POIDS DE LA TRADITION ÉRUDITE DES XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES

Les Chroniques de Froissart présentent, par rapport aux textes d’autres chroniqueurs, deux spécificités qui conditionnent les activités éditoriales et critiques les concernant. Tout d’abord, le texte de Froissart est connu à travers plus de cinquante manuscrits, offrant un immense corpus difficilement appréhendable. En second lieu, la difficulté d’établissement du texte inhérente à toute édition, due notamment aux fautes de copies, aux interpolations présentes dans les manuscrits, etc., qui altèrent le texte original, est encore renforcée par le processus même d’écriture de Froissart (qui n’est pas pris en compte au cours de cette première période éditoriale) : le chroniqueur a en effet donné plusieurs versions successives de ses Chroniques, dont le ton change en fonction de l’origine du protecteur pour lequel il travaille, anglaise ou française – bien que lui-même se défende de toute subjectivité. La complexité de ces étapes de composition et la difficulté à déterminer les dates d’écriture sont telles qu’aujourd’hui encore ces questions ne sont pas complètement tranchées1.

Le texte de Froissart parvient au XIXe siècle associé au nom du baron Joseph Dacier, lequel entreprend une édition à la fin du XVIIIe siècle. Il effectue pour cela un important travail préparatoire, reposant sur un principe d’inventaire exhaustif, qui n’est toutefois pas mené à son terme, des manuscrits existants tant en France qu’à l’étranger. Ce travail est interrompu par la Révolution française (seul un premier volume, inachevé, d’environ six cents pages paraît2), et le savant ne le reprend pas par la suite. Il faut attendre 1824 pour que soit publiée la première édition de Froissart depuis le XVIe siècle, dans la collection des « Chroniques nationales françaises écrites en langue vulgaire (XIe-XVIe siècles) » de Jean-Alexandre Buchon3. Buchon s’impose ainsi comme l’initiateur de la redécouverte du chroniqueur au XIXe siècle, encore que sa part d’initiative puisse être minorée si l’on suit l’analyse rétrospective de Paulin Paris, selon laquelle l’éditeur n’a fait que répondre à une attente du public instillée par Walter Scott :

De notre temps, Walter Scott s’était pris de passion pour notre historien français, et il a tant cité Froissart dans les notes de tous ses poèmes qu’enfin il a donné aux Français l’envie de le relire à leur tour. Sans Walter Scott, il est probable que M. Buchon n’eût pas songé à préparer [son] édition4.

Jean-Alexandre Buchon élabore sa publication en exploitant les études préliminaires de Joseph Dacier, et s’adresse même directement au savant « pour savoir positivement où il en était de son travail avant d’y avoir renoncé »5 ; ce dernier met ses travaux à sa disposition. Tout en s’appuyant sur cette somme, Buchon cherche parallèlement à enrichir le corpus de manuscrits : il découvre à Valenciennes un manuscrit inédit du chroniqueur, qu’il intègre dans une seconde édition, cette fois publiée dans la collection du « Panthéon littéraire » en 18356. Il conserve toutefois une démarche scientifique basée sur la seule description des manuscrits, et ne dissocie pas les différentes étapes de réécriture propres au chroniqueur – ce qui le conduit à conclure à de strictes fautes de copie lorsqu’il rencontre des variantes :

Presque tous ces manuscrits différaient entre eux, non seulement dans la construction d’un grand nombre de phrases, mais aussi par le nombre de chapitres. Ici les affaires de Bretagne, par exemple étaient racontées avec d’assez grands développements, tandis que les affaires de Flandre et de Guyenne étaient réduites à un abrégé tout à fait sec et succinct. Là au contraire, les affaires de Guyenne et de Flandre se présentaient avec leurs développements naturels, tandis que les affaires de Bretagne étaient abrégées à leur tour. Un grand nombre de manuscrits offraient successivement ces variations extraordinaires. (…) C’était ordinairement aux couvens [sic], dans la bibliothèque desquels étaient déposées ces chroniques, qu’on s’adressait pour en obtenir des copies. Quelques-unes furent faites avec bonne foi et scrupules ; dans d’autres au contraire on remarque avec étonnement que, pour avoir plus tôt fait, le copiste a tronqué la narration d’une expédition entière, tandis qu’il a laissé à d’autres faits leurs dimensions naturelles. Quelques fois même on est allé plus loin, et un fait a été accommodé à des passions singulières, un récit augmenté ou défiguré7.

Les éditions de Jean-Alexandre Buchon, assez semblables l’une à l’autre, et par lesquelles Froissart est retrouvé, s’attirent pourtant des critiques sévères dès leur parution. Les remarques les plus virulentes ne concernent pas la méthode scientifique appliquée aux manuscrits (qui sera très décriée au cours de la décennie suivante), mais la francisation du texte à laquelle a procédé l’éditeur, qui n’a ainsi réussi qu’à défigurer le chroniqueur – ce sur quoi s’accordent la plupart des critiques. Le décalage entre l’ambition de Buchon et la réception de son travail est exposé en un raccourci cinglant :

Buchon crut devoir franciser à sa manière le texte de notre chroniqueur, en réformant son style et son orthographe, « pour arriver, dit-il, à ce qui est raisonnable et à ce qui convient à tout le monde » (t. I, p. LXXXI). Cependant, tout le monde [sic] n’a pas été de cet avis…8

Résumant l’opinion d’une grande part du monde savant, l’érudit Jacques-Charles Brunet arrive d’ailleurs à la conclusion sans appel : « Pour tout dire, un bon Froissart reste encore à publier »9, ce qui finalement n’est pas très différent de l’appréciation qui est faite de cette publication en 1857 dans la Bibliothèque de l’École des chartes: ce travail est «le plus satisfaisant, dans son ensemble, de tous ceux que nous possédons jusqu’à ce jour sur l’excellent raconteur du XIVe siècle »10 – c’est à dire des éditions du XVIe siècle… Parmi ces critiques unanimes, Paulin Paris apporte toutefois un avis un peu plus indulgent en 1860 (date à laquelle l’édition de Buchon est toujours « la seule qu’on puisse lire de la plus belle chronique du Moyen Âge »11) : selon lui, l’éditeur a commis des erreurs,

ce qui n’empêche pas qu’il ait contribué à l’avancement des études historiques. Et sans doute il n’eût pas remis en lumière un aussi grand nombre de précieux documents, s’il avait pris le temps de les publier avec plus d’exactitude12.

Cependant, le texte tel qu’il est établi par Jean-Alexandre Buchon sert de matrice à des publications de vulgarisation, comme celle que dirige Jean Yanoski dans la « Collection de chroniques, mémoires et autres documents pour servir à l’histoire de France… » en 185313. Et, pour imparfaites qu’elles soient, ces éditions de Froissart stimulent cependant les recherches des érudits : en 1840, le docteur Marcel-Jérôme Rigollot fait part de sa découverte d’un autre manuscrit des Chroniques à la bibliothèque municipale d’Amiens, et dont la leçon se rapproche de celle du texte de Valenciennes, tout en étant d’une qualité supérieure. Cette pièce occupe une place importante dans l’historiographie de Froissart, car elle présente un visage inhabituel du chroniqueur, souvent accusé d’une trop grande anglophilie, et qui propose un texte plus nuancé dans cette version14. Enfin, il faut signaler en 1857 la parution d’un ouvrage biographique consacré au chroniqueur, dont l’auteur est le baron Joseph Kervyn de Lettenhove15, un savant belge qui propose, à l’instar de Paulin Paris pour les études sur Villehardouin et Joinville, une approche novatrice, qui se développe pleinement dans les années 1860. Sa biographie est récompensée par l’Académie française.

LES ANNÉES 1860 : LES RÉSULTATS DE LA PHILOLOGIE

Lorsqu’il ouvre le chapitre consacré aux « Recherches sur l’ordre et la date des diverses rédactions de Froissart » de son édition inaugurée en 1867 en Belgique, le baron Kervyn de Lettenhove rappelle une anecdote qui permet de mesurer la perplexité dans laquelle la méthode de réécriture de Froissart, alliée à la grande quantité de manuscrits, plongea les érudits du temps pour établir une version définitive des Chroniques :

L’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres de France proposa en 1863 pour sujet du prix annuel ordinaire à décerner en 1865 la question suivante : « Déterminer la date et la valeur des différents textes de la Chronique de Froissart. Distinguer ce qui appartient en propre à cet historien ; indiquer les emprunts qu’il a faits à ses devanciers et les interpolations ou les remaniements que son œuvre a pu subir ». Un seul mémoire fut présenté. Les laborieux efforts dont il témoignait (ce fut le jugement des honorables membres de l’Institut) n’aboutirent qu’à mieux faire ressortir l’extrême difficulté du sujet. Ce concours, quoique prolongé jusqu’en 1867, resta sans résultats et la question fut retirée du concours16.

La période qui s’ouvre avec les années 1860 est cependant déterminante, malgré le fiasco du prix de l’Institut, pour la compréhension de la composition et pour la connaissance de l’œuvre de Froissart : des manuscrits essentiels sont découverts, et deux éditions voient le jour, l’une en Belgique et l’autre en France.

En 1863, Kervyn de Lettenhove, déjà auteur d’une étude sur Froissart, publie d’après un manuscrit inédit de la bibliothèque du Vatican Le Premier Livre des Chroniques de Jehan Froissart17. La découverte de cette pièce par le savant belge est considérable, puisque ce manuscrit est le seul représentant de la troisième étape d’écriture du Livre I de Froissart. Quant aux éditions, la première, parue en Belgique entre 1867 et 1877, a pour artisan le même Kervyn de Lettenhove, et la seconde, publiée par la Société de l’histoire de France [S.H.F.], est réalisée par Siméon Luce – le premier volume paraît en 1869. Afin de comprendre le contexte dans lequel arrivent ces publications, il faut dire quelques mots sur ce serpent de mer que constitue l’historique du projet d’édition des Chroniques de Froissart sous l’égide de la S.H.F.

À partir de l’année 1859, et jusqu’à la parution du premier tome publié par Siméon Luce dix ans plus tard, on peut suivre, au fil des parutions du Bulletin de la S.H.F., d’une part les rappels à l’ordre des membres du Conseil, dont Léopold Delisle, et de l’autre, les atermoiements de l’éditeur, Léon Lacabane, concernant cette publication. Ce projet fait partie de l’histoire même de la Société :

C’est en effet le premier ouvrage dont le Conseil avait décidé la publication, dès l’origine de la Société [1834] ; ce fut presque à son occasion qu’elle se forma18.

Dans la séance du 7 avril 1834, la mise en œuvre de cette édition échoit à Léon Lacabane ; mais, après lui avoir consacré près d’une trentaine d’années de travaux, celui-ci ne parvient pas à la mener au-delà de l’annonce de la mise sous presse du premier livre (1861). Il hésite longuement sur les leçons à privilégier pour l’établissement du texte, et l’entrée en scène de Kervyn de Lettenhove, dont les résultats des recherches sur le chroniqueur sont régulièrement communiqués à la S.H.F. (laquelle les publie dans son Bulletin) depuis le courant des années 1850, loin de l’aiguillonner, le pousse à revoir encore ses analyses et à reporter sine die ses promesses de publication. Lorsque se concrétise en Belgique le projet d’édition des Chroniques par Joseph Kervyn de Lettenhove, Léopold Delisle incite vivement Léon Lacabane à la publication, afin de dégager la responsabilité de la S.H.F. :

Par le seul fait de l’annonce de ses projets et de son redoutable éditeur, elle a interdit à tout érudit sérieux de s’occuper de cet ouvrage : Froissart est devenu sacré, personne n’y touche19.

Il lui fixe un « ultimatum » et propose d’attendre le texte jusqu’à la fin de l’année (1864) : si rien ne vient, il désignera un nouvel éditeur. En 1866 pourtant, Léon Lacabane communique à la S.H.F. une liste de manuscrits qu’il compte utiliser pour son édition de Froissart20 mais, peu après, il reporte encore la date de publication, arguant que certains manuscrits qui lui sont nécessaires sont indisponibles, car prêtés par la Bibliothèque impériale… à Kervyn de Lettenhove, en Belgique, pour la préparation de sa propre édition21. Le savant français est malade, et la S.H.F. décide, en 1867, de désigner un autre éditeur pour établir le texte : Siméon Luce est choisi. Afin que plus de trente années de recherches ne soient toutefois pas réduites à néant, la S.H.F. propose que les dissertations et notes historiques réalisées sur la question par Léon Lacabane fassent l’objet d’une publication particulière. Siméon Luce en édite le premier tome en 1869.

Il est probable qu’une des raisons pour lesquelles Léon Lacabane a finalement été évincé du projet est qu’il appliquait aux manuscrits la même méthode critique que celle utilisée par Buchon dans les années 1820 pour son édition (dont la valeur scientifique est assez peu considérée), et avant lui déjà par Dacier, à la fin du XVIIIe siècle (lequel décrit les manuscrits, mais ne les classe pas). Il ignore totalement les progrès méthodologiques effectués depuis les années 186022, et tient le texte édité par Dacier, puis par Buchon, pour « le seul qui (…) présente l’œuvre véritable de Froissart ». Or, ce genre de remarque arrivait d’autant plus mal que dans son rappel à l’ordre de 1864, Léopold Delisle avait irrémédiablement condamné la méthode de Dacier et l’édition de Buchon :

[Dacier] s’est dit que Froissart n’avait ni personnalité, ni opinion, ni style, que c’était une sorte d’abstraction qui pouvait être traitée comme une chronique anonyme de couvent dans laquelle les faits sont tout, et qu’en conséquence le meilleur Froissart était le plus complet, c’est-à-dire le mieux bourré de faits historiques. (…). Il s’est arrêté aux manuscrits qui lui ont paru réunir le plus grand nombre de faits et, non content de fondre ainsi quatre rédactions disparates, il a été glaner dans tous les autres manuscrits des additions et des passages, ce qui motive de la part de Buchon, son continuateur, cette exclamation triomphante : « Il a fallu dix manuscrits divers pour compléter quelques chapitres », c’est-à-dire pour remplacer l’auteur par l’arrangeur au gré de ses caprices, pour faire un Froissart de fantaisie. (…) Buchon fait mieux encore, ne respectant même pas le texte du chroniqueur, déjà bariolé de ses additions, il le défigure d’une orthographe moderne et d’un style de convention, si bien que Froissart, qui n’avait plus d’opinion dans l’édition de Dacier, n’a même pas de langue dans l’édition de Buchon…23

Ainsi, l’archaïsme de l’opinion défendue par Léon Lacabane a peut être alerté le Comité de publication de la S.H.F., lequel a en outre pu mesurer le discrédit auquel il exposait la Société en exhortant à la publication un spécialiste dont l’opinion sur la généalogie des manuscrits de Froissart laisse perplexe :

Comment admettre, en effet, que l’éminent chroniqueur se soit amusé (qu’on me passe l’expression, à cause de sa justesse) à refaire jusqu’à cinq ou six fois le premier livre de ses chroniques ?24

Mais la S.H.F. demeure malchanceuse avec le chroniqueur, puisque après la parution de sept tomes, Siméon Luce se consacre à un travail sur Jeanne d’Arc, devient professeur à l’École des chartes et repousse à son tour régulièrement la publication de la suite du récit de Froissart. L’histoire se répète, et les promesses d’une échéance proche pour cette parution reviennent chaque année à partir de 1877 dans la Revue de la S.H.F. L’édition reprend temporairement avec la parution du tome VIII en 1890 (par Gaston Raynaud); les tomes suivants seront édités au XXe siècle : tomes IX à XII en 1931 (par Léon Mirot), tome XIII en 1957 (par Léon et Albert Mirot) et XIV en 1966 (par Albert Mirot)… puis plus rien. L’édition des Chroniques par la S.H.F. est encore inachevée, alors que l’édition complète établie par Joseph Kervyn de Lettenhove a été publiée sur dix ans25. Dans son introduction au premier livre des Chroniques en 1869, Siméon Luce place clairement son travail dans l’évolution de l’érudition, ce qui lui permet d’exposer sa méthode scientifique et de se démarquer de celle de son prédécesseur dans la S.H.F. :

Personne n’ignore que le classement préalable des manuscrits par familles est le fondement indispensable de toute édition qui veut revêtir un caractère scientifique, qui aspire à être quelque peu solide et durable. Or, il peut arriver, il arrive que dans le même manuscrit tel livre appartienne à une famille, tel autre livre à une autre famille, (…) et, sans tenir compte d’une juxtaposition purement matérielle, il faut tâcher de démêler dans chaque livre, sous des apparences souvent trompeuses, les caractères génériques essentiels, afin de le classer dans la famille à laquelle ces caractères le rattachent. (…) Ce qui pourra sembler étrange, c’est qu’aucun des éditeurs précédents (…), n’avait frayé la voie où nous avons dû le premier nous engager26.

Siméon Luce choisit d’ignorer ici l’importante introduction (en deux volumes) que Kervyn de Lettenhove a donné deux ans plus tôt à son édition, et dont la deuxième partie, intitulée « Recherches sur l’ordre et la date des diverses rédactions de Froissart », est entièrement consacrée à cette question27. Il faut probablement voir dans cette omission l’indice du mécontentement du savant français d’être ainsi « coiffé au poteau », alors que le projet d’édition de Froissart était dans les cartons de la S.H.F. depuis une trentaine d’années28.

Si Joseph Kervyn de Lettenhove et Siméon Luce se rejoignent finalement en ce qui concerne la méthode utilisée (laquelle prend en compte plusieurs temps d’écriture et repose sur l’établissement de familles de manuscrits et sur leur comparaison), ils aboutissent toutefois à des conclusions opposées quant à la chronologie des rédactions successives du Livre I par le chroniqueur. Selon le savant belge, la première version du texte est représentée par un seul manuscrit, celui d’Amiens, la seconde, par le plus grand nombre de manuscrits existants, et la troisième et dernière n’apparaît que dans le manuscrit de Rome. Pour le savant français, l’exemplaire romain contient effectivement la dernière rédaction, mais il faut intervertir la classification de Kervyn de Lettehove en ce qui concerne les deux premières : le manuscrit d’Amiens est le reflet d’une seconde version, alors que la première est celle que donne le plus grand nombre de manuscrits.

Les deux classifications ont leurs partisans, et après des débats durables et des incertitudes, la chronologie qui semble aujourd’hui préférée est celle proposée par Joseph Kervyn de Lettenhove29. Malgré ces dissensions et les défauts imputables à la conception scientifique du temps, ces deux versions du texte de Froissart constituent encore aujourd’hui des références solides. En 1870, l’Académie décerne à Siméon Luce le prix Gobert pour son édition de Froissart30.

LES ANNÉES 1870-1880 : LE RENOUVEAU DE L’ILLUSTRATION

Les renouvellements profonds concernant l’œuvre de Froissart et l’établissement d’un texte et d’une traduction solides sur le plan scientifique ont donc eu lieu dans le courant des années 1860. Les éditions alors entreprises sont d’ailleurs encore en cours de réalisation dans la période de 1870-1880 (ou d’achèvement, pour celle de Joseph Kervyn de Lettenhove).

Une seule édition nouvelle le concernant est à signaler, mais elle est tout à fait remarquable sur le plan éditorial, et inaugure le type d’ouvrages présentant les textes des chroniqueurs qui se diffuse le plus dans les années 1880 : il s’agit d’une version abrégée des Chroniques, réalisée par Henriette de Witt pour la maison d’édition Hachette en 188131. La volonté de vulgarisation est clairement émise ici : outre le fait qu’il soit composé d’extraits, l’ouvrage ne comporte qu’une traduction du texte, sans sa version en ancien français, adaptée par Henriette de Witt d’après les volumes de Siméon Luce et de Kervyn de Lettenhove.

Henriette de Witt n’est pas une philologue et son objectif n’est pas de proposer un texte qui entre en concurrence avec celui établi par les deux savants : elle ne travaille pas « en amont », d’après les manuscrits (ce qui explique l’absence de mention des variantes, et des étapes de l’écriture de Froissart), mais souhaite diffuser une version qui bénéficie malgré tout d’une caution scientifique. Henriette de Witt est une figure centrale dans la diffusion des textes des chroniqueurs médiévaux durant ces décennies. Dans ses publications, elle précise systématiquement, à la suite de son nom de femme mariée, « née Guizot » – une mention qui lui assure peut-être davantage de légitimité dans un univers savant plus spécialement masculin. Fille préférée de François Guizot, elle fit du roman historique son domaine de prédilection – un genre dans lequel elle excella grâce à la qualité de ses ouvrages, construits d’après les récits du temps, et élaborés avec les conseils de son père32. À la fin de la vie de ce dernier, le rapport s’inversa et elle devint sa collaboratrice, prenant des notes pour lui et achevant la réalisation des volumes de son Histoire de France et de son Histoire d’Angleterre, pour lesquels il n’avait laissé que des plans généraux33. À la suite de ces publications, elle se spécialisa dans les éditions des textes des chroniqueurs.

Son édition des Chroniques de Froissart marque une étape au sein de cette histoire : l’illustration y tient une place importante, et elle associe images archéologiques et images d’interprétation – une formule qui présente une sorte de « point d’équilibre » dans la composition de l’ouvrage, mais dont la pérennité est limitée. Les critiques du temps relèvent en tout cas cette spécificité : l’ouvrage d’Henriette de Witt bénéficie en effet d’articles de présentation dans la rubrique « Bibliographie » de l’Annuaire-bulletin de la S.H.F. et de la Revue des questions historiques, attention tout à fait nouvelle portée à une publication de vulgarisation. Ces critiques, si elles nuancent la valeur scientifique de l’ouvrage, lui sont plutôt favorables, ainsi qu’en témoigne l’article de Marius Sepet dans la R.Q.H. :

Telle [qu’Henriette de Witt] l’offre aux lecteurs, son œuvre sera certainement utile. Comme le texte entier de Froissart aurait tout à fait excédé les vastes proportions des publications illustrées à l’usage du grand public, Madame de Witt s’est bornée à des extraits. Mais elle s’est appliquée à relier les extraits ensemble, de manière que les principaux événements racontés dans les passages omis fussent résumés à l’aide de phrases presque toujours tirées de Froissart lui-même…34

Le critique souligne aussi la diversité des illustrations, réalisée d’après des « monuments ayant une valeur historique » associés à des compositions contemporaines, ce qui contribue à la qualité de l’ouvrage. Dans l’Annuaire-bulletin de la S.H.F.35, les commentaires sont assez semblables et soulignent l’intérêt que présente un ouvrage proposant le texte de Froissart allégé des digressions qui « peuvent rebuter », tout en conservant « ses allures originelles ». Le critique insiste aussi sur la qualité des images choisies et reproduites, en observant que « ce grand art de nos éditeurs modernes [l’illustration] fait chaque année quelque progrès nouveau »36.

Des années 1820 aux années 1880, les écrits de Froissart sont donc passés de la redécouverte à la vulgarisation, un cheminement qui suit les grandes étapes du progrès scientifique lié à l’étude des textes. Plus largement, la parution de ces volumes est aussi l’occasion, de la part des éditeurs comme des critiques, de réflexions sur la forme du livre et sur la nature de l’illustration, mettant en regard le manuscrit médiéval et le livre moderne.

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1 George T. Diller, Froissart. Chroniques. Livre I, le manuscrit d’Amiens (Bibliothèque municipale no 486), Genève, 1991. Une incertitude subsiste à propos du manuscrit d’Amiens, qui propose une rédaction unique : il est difficile de décider s’il s’agit de la première ou de la deuxième version écrite par Froissart (p. XI).

2 Les Chroniques de Jean Froissart, Paris, Imprimerie royale, [circa 1789].

3 Les Chroniques de sire Jean Froissart : qui traitent des merveilleuses emprises, nobles aventures et faits d’armes advenus en son temps en France, Angleterre, Bretaigne, Bourgogne, Ecosse, Espaigne, Portingal et ès autres patries, Paris, Verdières, 1824, 3 vol., t. XI à XV (désormais cité : Buchon 1824).

4 Paulin Paris, Nouvelles recherches sur la vie de Froissart et sur les dates de la composition de ses chroniques, Paris, Techener, 1860, p. 18.

5 Jean-Alexandre Buchon, Les chroniques de sire Jean Froissart : qui traitent des merveilleuses emprises, nobles aventures et faits d’armes advenus en son temps en France, Angleterre, Bretaigne, Bourgogne, Ecosse, Espaigne, Portingal et ès autres patries, nouvellement reçues et augmentées d’après les manuscrits, avec notes, éclaircissements, tables et glossaire, Paris, A. Desrez, 1835, 3 vol., vol. 3, p. 373 (reprise de la préface de l’édition de 1824) (désormais cité : Buchon 1835).

6 Buchon 1835.

7 Buchon 1835, vol. 3, p. 375.

8 Louis-N.-J.-J. Cayrol, « Lettre adressée à M. Rigollot sur le manuscrit des Chroniques de Froissart, appartenant à la bibliothèque de la ville d’Amiens », dans Mémoires de la Société des Antiquaires de Picardie, III, 1840, pp. 185-236, p. 191.

9 Jacques-Charles Brunet, Nouvelles recherches bibliographiques, t. II, Paris, Silvestre, 1837, p. 54.

10 B.E.C., 1857, t. III, p. 176.

11 Paris 1860, p. 18.

12 Ibidem, p. 4.

13 Collection de chroniques, mémoires et autres documents pour servir à l’histoire de France, depuis le commencement du XIIIe siècle jusqu’à la mort de Louis XIV, mise en ordre et accompagnée de préfaces, notices, explications et dissertations historiques, Paris, F. Didot frères, 1853 (désormais cité : Yanoski 1853). Seul le volume consacré à Froissart est paru.

14 « Le manuscrit de Froissart de la bibliothèque d’Amiens ; dissertations et extraits, particulièrement en ce qui concerne les bâtiments de Crécy et de Maupertuis », dans Mémoires de la Société des Antiquaires de Picardie, 1840, t. IV, pp. 132-184.

15 Froissart, étude littéraire sur le XIVe siècle, Paris, A. Durand, 1857. Cette biographie est publiée un an après l’inauguration d’une statue du chroniqueur à Valenciennes, sa ville d’origine.

16 Œuvres de Froissart, éd. établie par Joseph Kervyn de Lettenhove, Bruxelles, Devaux, 1867-1877, 16 t. en 17 vol., t. I, vol. 2, p. 3.

17 Paris, Lévy, et Bruxelles, Heussner.

18 Bulletin de la S.H.F., 1860, 2e série, t. 2, p. 81. Peu de temps après la décision de mise en œuvre de cette édition, la S.H.F. émet quelques craintes, vite apaisées, sur la concurrence que pourrait constituer l’édition de Froissart par Jean-Alexandre Buchon, parue en 1835 (Bulletin de la S.H.F., 1836, p. 14).

19 Léopold Delisle, « Note sur la nécessité de publier la nouvelle édition des Chroniques de Jehan Froissart », dans Annuaire-Bulletin de la S.H.F. (ci-après AB-SHF), 1864, t. 2, pp. 134-143, ici p. 134.

20 Lacabane, Léon, « Lettre sur les manuscrits de Froissart qui serviront de base à son travail d’éditeur, en ce qui concerne, du moins, le premier livre de la Chronique, de 1325 à 1377 », dans AB-SHF, 1860, t. 4, pp. 103-110.

21 AB-SHF, 4, 1866, p. 168.

22 Une méthodologie rigoureuse appliquée aux principales sciences auxiliaires de l’histoire – la diplomatique, la paléographie et la philologie – s’est en effet élaborée, contribuant à l’amélioration de l’étude des textes littéraires. Ces sciences développent autour du manuscrit un appareil analytique qui se résume en deux axes : la critique externe (collecte et collation des manuscrits, détermination de la date, de la provenance, identification de l’origine, etc., qui permettent l’établissement du texte, le repérage des interpolations…), et la critique interne (qui repose sur l’interprétation du texte, via la connaissance de la langue, l’analyse de la syntaxe et de la grammaire).

23 Delisle 1864, pp. 136-137.

24 Lacabane 1866, pp. 104.

25 Outre l’édition inexistante de Léon Lacabane, l’histoire éditoriale de Froissart compte un autre fantôme, une édition (une nouvelle fois) pour la S.H.F., qui aurait été réalisée par le comte Joseph de Laborde – un projet dont l’exposé témoigne d’une méthodologie encore archaïque, mais de ce qui aurait pu constituer une recherche formelle originale (AB-SHF, 4, 1860, p. 292) : « M. de Laborde avait aussi pensé, il y a longtemps, à publier les Chroniques de Froissart. Il eût adopté le format in-folio ; prenant pour base la rédaction reconnue comme la plus ancienne, il l’eût reproduite en fac-simile, puis il eût ajouté sur les marges, pareillement en fac-simile, les modifications successives auxquelles le temps ou le changement d’opinion avaient conduit l’auteur. Une publication de cette nature eût eu sans doute un grand intérêt historique, philologique, et bibliographique, mais malheureusement elle s’écarte entièrement de la forme des éditions de la S.H.F. ».

26 Chroniques, éd. établie par Siméon Luce, Paris, Vve J. Renouard, S.H.F., 1869-1876, 6 t. en 7 vol t. I, pp. III-IV.

27 Lettenhove 1867, t. I, vol. 2, pp. 2 et suiv.

28 Alors que l’édition de Siméon Luce est en cours d’établissement, la S.H.F. reconnaît «l’importance» de l’édition dirigée par Joseph Kervyn de Lettenhove (voir par ex., AB-SHF, 1883, p. 104, n. 1).

29 Elle est reprise notamment par Georges T. Diller, Froissart. Chroniques. Livre I, le manuscrit d’Amiens, ouvr. cité, pp. IX et suiv. Malgré son erreur dans la répartition chronologique des manuscrits, Georges T. Diller considère toutefois l’édition de Siméon Luce comme supérieure à celle de Joseph Kervyn de Lettenhove, en raison d’un appareil scientifique plus soigné. Même si le texte du manuscrit d’Amiens « laisse beaucoup à désirer » dans l’édition de Luce (il est relégué à une utilisation en tant que variante), les annotations historiques sont soignées et fiables (Diller affirme : « nous leur devons beaucoup », p. I) ; dans l’édition de Kervyn de Lettenhove, le texte d’Amiens sert de base à l’édition, mais il est découpé en chapitres, son ordre est parfois bouleversé au profit d’un ordre « historique » ; enfin, l’éditeur ne précise pas toujours ses sources.

30 B.E.C., 1870, t. XXXI, p. 385.

31 Désormais Witt 1881.

32 À titre de comparaison, la vulgarisation médiévale passe aussi, précisément sous la IIIe République, par les romans historiques pour la jeunesse réalisés par une autre femme, la prolifique Gabrielle d’Éthampes, dont le ton est radicalement différent. Autant les publications de Henriette de Witt garantissent une base historique et scientifique solide (même lorsqu’elle s’adonne à une version « romancée » de l’histoire, comme c’est le cas pour ses Bourgeois de Calais publiés en 1890 (Paris, Librairies-imprimeries réunies), autant celles de Gabrielle d’Éthampes sont encore empreintes de clichés « médiévaux ».

33 L’Histoire de France depuis les temps les plus reculés jusqu’en 1789 racontée à mes petits-enfants, t. V, Paris, Hachette, 1876 ; L’Histoire de France depuis 1789 jusqu’en 1848 racontée à mes petits-enfants, Paris, Hachette, 1878-1879, 2 vol. ; L’Histoire d’Angleterre depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’avènement de la reine Victoria, racontée à mes petits-enfants, Paris, Hachette, [s.d.], 2 vol. Voir François Guizot, Lettres à sa fille Henriette (1836, 1874), précédées d’un essai biographique sur Henriette de Witt-Guizot par Catherine Coste, Paris, 2002.

34 Marius Sepet, « Les Chroniques de Jehan Froissart (…) par Mme de Witt, née Guizot… », dans R.Q.H., vol. XXXI, 1er avril 1882, pp. 676-678, ici p. 677.

35 « Bibliographie », dans AB-SHF, 1881, t. XVIII, p. 122.

36 Ibidem.