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De l’ignorance à la conscience : l’affirmation tardive du statut linguistique corse (1750-1919)

Vanessa ALBERTI

Docteur de l’université de Corse

Si le statut de langue pour le corse ne fait aujourd’hui plus guère débat, il est pourtant le résultat d’un parcours original tout au long du XIXe siècle, période charnière de l’histoire insulaire.

Le corse est une langue du groupe italo-roman. Il a pris forme à partir d’un parler latin importé lors de la romanisation de l’île au IIe siècle av. J.-C., et particulièrement lors des campagnes d’évangélisation. La langue parlée par les insulaires auparavant est considérée comme étrange et peu compréhensible selon les mots de Diodore de Sicile. Ce parler latin a reçu diverses influences lors des invasions successives de l’île, surtout des influences du toscan. Au-delà des traits identificateurs communs, le corse possède des variétés, regroupées en trois sous-ensembles au nord, au centre et au sud de l’île. Les plus anciennes traces de corse dans l’écrit se rencontrent occasionnellement dans des actes notariés ou dans des registres de catholicité, exceptionnellement à travers des textes plus importants – comme, en 1730, avec un sonnet anonyme consacré à l’assaut des montagnards contre Bastia. Mais, avant le XIXe siècle, dans l’esprit même des contemporains, il n’y a pas de langue corse : le corse et l’italien apparaissent comme les deux niveaux d’une même langue, le corse, langue vernaculaire et l’italien, langue littéraire. L’instituteur Patacchini-Pinelli déclare, par exemple, dans une étude sur l’école jusqu’à 1789, à propos des élèves :

Une fois donc en état de lire le latin qu’ils ne comprenaient pas encore, et l’italien qui était leur langue maternelle…1

Le XVIIIe siècle est une période extrêmement troublée de l’histoire insulaire, celle des « Révolutions » qui verra la Corse passer de la domination de la République de Gênes à la France. Lors de ce qu’on appelle la guerre de Quarante ans (1729-1769), Gênes fait appel à la France pour rétablir l’ordre dans l’île. C’est à la faveur de la deuxième intervention française en Corse, en 1748, que la première imprimerie est créée en 1750 à Bastia. Le marquis de Cursay dirige l’intervention, mais sort de son rôle strictement militaire pour tenter de se rattacher les Corses dans l’esprit des Lumières. Parallèlement à la réactivation d’une académie littéraire, l’Accademia dei Vagabondi, il crée donc une imprimerie pour promouvoir les œuvres de ses membres. La langue d’impression est l’italien, mais l’objectif de Cursay est le rapprochement de l’île avec la France : une pièce comme le Triomphe des lys (Il Trionfo de’Gigli) cherche à faire partager aux Corses la joie à la suite de la naissance d’un dauphin2. Cette attitude déplait fortement à Gênes, qui demande et obtient de Versailles le renvoi de Cursay en 1752.

Le projet d’imprimerie est repris par Pascal Paoli, le généralisme de la période de l’indépendance corse (1758-1769), lequel décide, lors de la mise en place de son Gouvernement, de créer une imprimerie susceptible de donner au nouvel État tous les attributs de la modernité. Les publications, purement administratives ou polémiques et directement inspirés de la lutte pour l’indépendance, sont faites en italien, jusqu’au titre le plus célèbre, adressé au roi de France : La Giustificazione delle rivoluzione di Corsica e della ferma risoluzione presa dai Corsi di non sottomersi mai più al dominio di Genova3. Paoli lance aussi le premier périodique corse, les Ragguagli dell’isola di Corsica (= Nouvelles de l’île de Corse), qui paraîtront de 1762 à 1769. Cependant, la revendication d’indépendance ne débouche pas sur l’affirmation d’une quelconque identité spécifiquement linguistique.

DE LA MONARCHIE À L’EMPIRE (1769-1815)

La situation linguistique va évoluer progressivement à partir de 1769, quand, à côté du binôme italien-corse, une troisième langue fait son apparition dans l’île, le français. Le bilinguisme français-italien s’impose dans l’ensemble des impressions de l’époque comme le seul moyen de bien gouverner la Corse :

On introduit le français avec prudence (…). L’italien demeure largement toléré (…). Implicitement, à la fin du XVIIIe siècle, les autorités législatives, exécutives, [et] judiciaires reconnaissent aux deux langues la même valeur4.

Dans les publications bilingues, le français apparaît en premier à gauche, car il est seul incontestable au regard de la loi, le texte en italien n’étant accolé que pour les besoins d’une population dans sa grande majorité ignorante du français. Les titres publiés sont surtout à caractère administratif, le plus important étant Le Code corse. Recueil des édits, déclarations, lettres patentes, arrêts et règlements publiés dans l’isle de Corse depuis sa soumission à l’obéissance du Roi5. Les titres seulement en italien sont plus ou moins présents selon les années, ceux en français seul sont très rares. Lorsque le premier almanach publié par Sébastien-François Batini à Bastia, seul imprimeur dans l’île à l’époque, l’Almanach historique et géographique de l’île de Corse, est lancé en français en 1770, il n’a pas dû rencontrer un public suffisant, puisque les éditions postérieures sont données en italien. La francisation a été lente et difficile, même si la politique d’unification langagière était vue par la monarchie comme le ciment le plus efficace d’une intégration rapide6. Cette volonté se heurte en outre à la crainte de faire progresser l’instruction dans un pays où les gens sachant parler français étaient très peu nombreux7. Enfin, les titres en latin sont exceptionnels et ne concernent que le domaine religieux.

Au niveau national, la Révolution de 1789 renouvelle la conjoncture de la langue, opposant le français, langue nationale et support du progrès, et les «patois», qui manifestent archaïsme et attachement à l’Ancien Régime8. L’exemple du breton est idéaltypique, avec l’amalgame vite établi entre son emploi et les choix politiques contre-révolutionnaires des chouans. Le rapport de Grégoire sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française date de 17939. À cet égard, l’île est dans une situation spécifique, puisque la langue écrite n’y est pas un parler local, mais bien une langue étrangère. Mais, une fois ce constat établi, l’attitude des révolutionnaires envers la promotion du français en Corse a été identique. Dans un tableau du département de la Corse, au chapitre dévolu à l’instruction publique, Buonarroti10 regrette :

Pas un journal, pas un livre civique dans la langue des sans-culottes : malheureux ! ils ignorent que le jour de leur rédemption est arrivé…11

Ses idées sont celles des Jacobins, pour lesquels la connaissance du français sera le vecteur de la Révolution. La vision de Paoli, alors président du département de la Corse, diffère de celle de Buonarroti et montre que l’on peut être révolutionnaire sans forcément s’exprimer en français. En 1793, Paoli publie, toujours chez Batini, l’Inno dei Marsiliesi pubblicato per ordine del dipartimento di Corsica, version en italien de la Marseillaise. Si Paoli manifeste l’attachement de l’île à la France, la Révolution ne change en rien la situation linguistique de la Corse, malgré la volonté au niveau national et local dont témoigne le rapport du district d’Ajaccio en date du 26 janvier 179212. C’est un constat d’échec, les ouvrages publiés uniquement en français sont rarissimes, et au total « l’assimilation linguistique a peu progressé »13. L’enseignement de la langue nationale est réservé à une petite élite et dispensé par un personnel incompétent14. La seule modification notable apparaît sous l’éphémère royaume anglo-corse, de 1794 à 1796, entité politique née de la rupture entre Paoli et la Convention au printemps 1793, lorsque, déclaré traître à la Patrie, celui-ci se tourne vers l’Angleterre. Pendant ces trois années, toutes les impressions corses sont faites en italien. Mais, après cet intermède, le rapport des ouvrages bilingues français-italien retrouve son niveau antérieur, et la situation linguistique évoluera peu jusqu’à la fin du Premier Empire.

LES DÉBUTS DE L’IMPRIMERIE EN CORSE (1815-1870)

Le basculement de l’usage de la langue italienne au français est situé, d’une manière générale, sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire. Concernant les actes d’état civil, il date en moyenne de l’année 1840, même si dans certains villages de l’intérieur la date serait plutôt celle de 1860. Même phénomène dans les actes notariés, longtemps rédigés en italien, puisqu’il fallait être compréhensible pour les parties en présence. La grande masse des archives reste en italien jusqu’en 185015.

Dans le domaine de l’imprimerie, on note la disparition progressive des ouvrages bilingues français-italien, et la chute de la langue italienne au profit de la langue française (voir tableau). Cette évolution ne s’est toutefois pas effectuée de manière uniforme, mais elle s’est adaptée aux différents usages de l’imprimé. L’exemple du gouverneur militaire Willot, qui publie en 1817 deux imprimés à destination des militaires, est éclairant : le premier, du 13 février et adressé aux officiers en solde de non-activité, est entièrement en français. Le second, du 11 août, est destiné aux sous-officiers de tous grades et aux caporaux, et est seulement en italien16. Pour le gouverneur, les officiers étaient plus cultivés et maîtrisaient mieux la langue française, à moins qu’ils ne soient des continentaux. Le choix de la langue d’édition dépend fondamentalement de la catégorie de lecteurs visés.

Évolution de l’usage des langues d’édition en Corse de 1820 à 1869

Nombre d’éditions
Annéesfrançaisitalienbilinguelatinitalo-corseTotal
1820-1829444393099
1830-18398051211156
1840-1849313188342510
1850-1859286172392464
1860-186932810401410479

Les ouvrages bilingues italien-français, apparus en 1770 pour permettre à la population de s’habituer peu à peu à la langue française, restent la norme au début du XIXe siècle, la connaissance du français ayant fait peu de progrès. Mais, à partir des années 1815, un changement se fait sentir, caractérisé par une forte chute de ce modèle, même si des ouvrages bilingues subsistent jusque dans les années 1840 – un changement qui correspond à l’évolution du marché. Au début du siècle en effet, l’italien se voit contester son rôle de langue dévolue à la publicité administrative et, comme les impressions bilingues sont surtout de cet ordre, la chute paraît d’autant plus marquée. L’évolution touche autant l’édition d’ouvrages proprement dits que la presse périodique : le Journal du département de la Corse, créé par la préfecture en 1817, cesse d’être bilingue le 25 septembre 1824. Publiant essentiellement des textes de lois et des décrets, il est en effet destiné moins aux particuliers qu’aux élites, fonctionnaires des administrations locales et maires. Mais les annonces à destination de la population, par exemple celles concernant les chevaux perdus, continuent d’être publiées en italien dans les décennies 1830 et 1840, avec parfois seulement le signalement de la bête en italien, ce qui montre combien l’intégration des Corses à l’espace linguistique français est alors loin d’être acquise.

Si nous considérons les seuls titres littéraires, les conclusions deviennent très différentes. L’étude de l’évolution de l’usage linguistique dans le domaine de la littérature est fondamentale pour ce qui concerne la compréhension et l’adhésion des élites et du plus grand nombre à la culture dominante.

Évolution des langues des ouvrages littéraires (pourcentages des titres)

Pourcentages
Annéesfrançaisitalien
1820-182923,876,2
1830-183926,773,2
1840-18492377
1850-185934,265,7
1860-186942,257,7

Dans le domaine de la littérature imprimée, le passage de l’italien au français s’opère de façon relativement lente, une majorité d’œuvres littéraires étant toujours publiée en italien dans les années 1860. Il faut cependant nuancer : l’usage de l’italien a été conservé en partie à cause des impressions des œuvres des patriotes italiens destinées à leurs compatriotes, et non à des Corses17. L’exil en Corse des démocrates italiens des années 1847 et 1849 propage ainsi dans l’île un fort climat d’italianité et réveille le goût pour la culture italienne18, et cette période est précisément celle où les impressions des patriotes italiens sont les plus nombreuses : si on les soustrait de la statistique éditoriale, les pourcentages de l’italien tombent de quelque 5 à 10%: par exemple, pour 1846, nous passons de 92,6% à 81,8%. C’est donc surtout de manière indirecte que ces patriotes italiens provoquent dans l’imprimerie corse un regain éphémère pour les impressions dans leur langue.

Mais, à partir des années 1850, l’italien entame une descente qui s’accentue encore dans les années 1860. L’exemple des manuels scolaires est significatif. Francesco Costantino Marmocchi (1805-1858), patriote italien exilé en Corse, a écrit un Abrégé de la géographie de l’île de Corse dans lequel il évoque le problème de la langue dans laquelle est écrit son livre, rare présence d’une explication dans ce domaine.

Mais ce travail (…) n’aurait certainement pas eu toute l’utilité dont il est peut-être susceptible, s’il fut resté dans l’idiome familier de l’auteur. Car il m’a été assuré que, dans les écoles corses, même les plus élémentaires, de tous les livres on préfère ceux qui sont écris dans la langue de la nation à laquelle la Corse appartient politiquement. Cette assurance, souvent répétée, m’a poussé non sans répugnance je le confesse, à me faire traduire en Français…19

La position de Marmocchi s’explique par le fait que, selon lui, la Corse fait partie des provinces censées revenir à l’Italie. Mais le Second Empire militera pour la propagation de la langue française et la rendra obligatoire dans l’enseignement. Si l’acculturation est la règle depuis toujours, la spécificité de la période contemporaine ne tiendra qu’à l’accélération et à la planétarisation du phénomène20. Des changements si rapides qu’ils n’ont pu échapper aux contemporains :

Vers les années 1839, (…) le déclin de la langue italienne en Corse n’était encore qu’une menace que les moins perspicaces des contemporains pouvaient ignorer…21

Certains ont déploré cet état de fait, comme Salvatore Viale22 :

En changeant de langue, un peuple perd son identité et sa personnalité. Il contribue lui-même à s’en dépouiller ; et ce faisant, il perd la conscience de soi, cette foi en lui-même dans laquelle réside sa valeur…23

L’essor de l’édition profita donc surtout au français après 186024. Cependant, le français tient une place réduite dans le domaine littéraire, et qui ne se recommande guère, si l’on en croit certains témoignages, par l’éclat de ses productions25. Fabiani publie peu d’auteurs en français, à part Arrigo Arrighi26 : celui-ci, favorable à la francisation de la Corse, a donné plusieurs œuvres importantes, comme l’Histoire de Sampiero Corso, ou Guerre de l’indépendance (1553-1569) (1842), ainsi que des nouvelles. Sa Veuve d’Arabella, mœurs corses, est tirée en 1856 à 1000 exemplaires27. Dans La Corse veut et doit rester française, il répond à l’Italien Niccolo Tommaseo en expliquant sa position par rapport à l’italien :

Enfin, M. Tommaseo nous blâme aussi de ne pas faire assez cas de la langue italienne. Eh quoi ! dédaigner la langue maternelle y songe-t-on ? Mais ce ne serait-ce pas rétrograder de deux siècles dans la voix de la civilisation ? Que l’on se détrompe : non, assurément, ce n’est pas par adulation pour la France que le barreau, les hautes classes du commerce et de la société corse donnent la préférence à la langue de Pascal, de Racine et de Bossuet, c’est plutôt par la raison toute simple qu’elle est devenue, grâce à sa clarté, à sa précision et à son élégante simplicité, la langue la plus répandue de l’Europe : tandis que celle de Guicchardini et de Machiavel, corrompue par le mélange de mots nouveaux et de locutions étrangères, a cessé d’être cet idiome riche, fécond, harmonieux, doux, sonore, énergique sans rudesse et naturel sans trivialité, tel qu’on l’admirait aux beaux jours de sa littérature. Il faut que M. Tommaseo en prenne son parti. L’unité de lois, de règlements, d’organisation civile et politique amène nécessairement l’unité de la langue ; et dût la Corse passer, dans la pensée de l’honorable écrivain, pour une île de parricides déchirant, comme des enfants ingrats, le sein qui les nourrit, nous n’en exprimons pas moins le désir que cette époque arrive le plus promptement possible…28

Même si tous les auteurs ne sont pas identifiables dans les mêmes conditions, il n’est pas inintéressant de mentionner certains littérateurs corses qui écrivent de manière précoce en français. Ainsi de Jean-François Costa, qui donne en 1827 La Naïade et la nymphe, puis Blaise Pascal. Drame en quatre actes (1848) et La Bataille de Ponte Novo, chant corse (1851). Le plus connu de ces écrivains est Étienne Conti, qui publie Létizia. Poésie (1836) et Les Funérailles (1841). En tant qu’auteur de poésies de qualité, il est salué par Tommaseo (Storia civile nella letteraria):

I Corsi adesso scrivono allegramente in francese ; e le due lingue hanno due interpreti del pari felici : e sarebbe da desiderare a non pochi francesi che scrivano la lingua loro come Stefano Conti…29

Un même auteur peut écrire dans deux langues différentes selon la nature de ses œuvres. Tel est le cas de l’abbé Cerati, qui polémique avec l’abbé Chauvet en français mais qui publie ses ouvrages littéraires en italien. Il s’en explique :

Sebbene l’uso della lingua francese faccia di giorno in giorno lodevoli progressi in questo departamento, la lingua italiana è tuttavia meglio compresa da quelli tra i nostri concittadini, che esercitano la cultura dei campi, o quella dei greggi. Percio quando uno voglia a queste classe volgere specialmente il discorso, farà util cosa, a parer moi, se ad essi parlerà il linguaggio degli avi antichi…30

Évolution des langues des ouvrages littéraires pendant les années 1860

Nombre d’ouvrages littéraires
Annéesfrançaisitalientotal
186031114
186121719
1862246
186311011
18648210
1865729
186631316
18672810
18689312
186910414

C’est dans la décennie 1860 que s’opère le basculement de l’italien au français en ce qui concerne les ouvrages littéraires, non sans hésitation ni retournements.

LE CORSE COMME LANGUE IMPRIMÉE

Le corse est considéré par les contemporains comme une version parlée, limitée à la conversation courante, de l’italien, qui est une langue littéraire. C’est pourquoi les insulaires n’éprouvent pas le besoin de défendre le corse dans la revendication de leur identité, contrairement à l’italien, avec Salvatore Viale. C’est pourtant à cette époque que le corse fait ses premières apparitions dans l’édition, lorsque Viale ouvre la voie avec son poème de « La sérénade de Scapin » (U Serinatu di Scappinu), inspiré de la Dionomacchia éditée en Italie en 1817. Mais cette utilisation ne représenterait, selon Jacques Thiers, qu’un ornement stylistique, sous la plume ironique d’un écrivain « bourgeois »31. On trouvera le premier texte littéraire en corse publié dans l’île dans les Tre novelle morali tratte dalla storia patria (…) colla giunta di alcune poesie contadinesche in dialetto corso de Régulus Carlotti (1835)32. Viale, pourtant, a eu un illustre prédécesseur en la personne de Guglielmo Guglielmi (1644-1723), prêtre, et considéré comme le premier auteur de langue corse. Ses poésies, longtemps restées dans la littérature orale, ont été publiées en recueil sous le titre de Poesie scelte di prete Guglielmo Guglielmi, en 1843, et rééditées en 1852 à 500 exemplaires. On y trouve notamment les Ottave giocose, qui sont relatives aux disettes dont l’île a été plusieurs fois victime, et qui marquent le premier pas vers une langue littéraire spécifiquement corse.

On sait que le genre poétique constitue la première étape indispensable assurant la transition d’une langue au statut de langue écrite littéraire33 : ami de Viale, le poète Alessandro Petrignani (1785-1813) disparaît de façon très précoce. Après sa mort, Viale publie un recueil de poésies en hommage (1844), Poesie d’Alessandro Petrignani, dont seul le dernier texte est en corse (Testamento in dialetto corso). Le Dialogo in dialetto corso fra due pastori di Portovecchio sulle dimostrazioni di gioja per l’avvenimento del 2 dicembre 1851, d’Angelo Francesco Viggiani, en 1852, a une dimension sans doute plus politique34.

Par ailleurs, le XIXe siècle romantique, découvre avec intérêt les poésies populaires et entreprend de les recueillir. Niccolo Tommaseo35 publie le premier recueil de chants corses, les Canti popolari toscani, corsi, illirici e greci (Chants populaires toscans, corses, illyriens et grecs) à Livourne, en 1841. L’ouvrage connaît un certain succès, avant que Giovan Vito Grimaldi36 ne donne en 1843 le Saggio di versi italiani e di canti popolari corsi (Recueil de vers italiens et de chants populaires corses), réédité en 1855 et en 1876. Mais le corse se rencontre aussi dans les almanachs, ces petits imprimés de large diffusion et dont plusieurs titres paraissent dans l’île au cours de la période37. Ils sont vendus par les marchands ambulants, i tragulini. Fabiani publie son premier almanach sous un titre emprunté aux almanachs sardes38, Il Pescator di Chiaravalle (Le Pêcheur de Chiaravalle), en 184539. Il sera suivi de près par l’imprimerie Ollagnier qui, cherchant à s’imposer dans le secteur, reprend le titre en 1853, année où les Fabiani sortent un Almanacco per l’anno del signore… Ollagnier fait un nouvel essai en 1854 avec l’Astronomo. Almanacco lunario corso40, dont une seconde édition est aussitôt donnée : l’Astronomo almanacco lunario corso per l’anno 1854, rivisto e coretto secondo il calendario della diocesi41. Mais l’almanach qui s’imposera sera l’Artigiano lunario corso popolare42, à partir de 1861. Certains sous-titres permettent de se rendre compte si des pièces en corse sont effectivement publiées dans ces almanachs – par exemple avec le sous-titre : colla giunta di poesie giocose e varj proverbj corsi43 L’almanach est une valeur sûre de la librairie insulaire, ce dont témoignent les déclarations du dépôt légal : le tirage, de 8000 en 1845, atteint son apogée en 1856 avec 12 000 exemplaires, un chiffre à tous égards exceptionnel. Cette « littérature de l’almanach », apparue dans l’île au milieu du siècle, est un vecteur très important qui permettra à la langue corse de conquérir une certaine autonomie, notamment par rapport à l’italien et à la littérature italienne44. On trouve dans L’Artigiano de 1870 une petite pièce littéraire en « dialecte de Bastia », La Fornaja che commanda il pane. Dialogo in dialetto Bastiese, dont le tirage atteint 5000 exemplaires45.

En dehors des almanachs, les ouvrages imprimés en corse ne sont qu’une minorité, et, le plus souvent, les pièces dans cette langue ne représentent qu’une partie d’un texte en italien. L’emploi du corse reste cantonné aux domaines regardés comme « typiques », les berceuses, les sérénades et les voceri, c’est-à-dire les chants funèbres des femmes après une mort violente et appelant à la vendetta. La provenance géographique de chaque œuvre est souvent indiquée, comme par exemple pour la Serenata per un pastore di Zicavo (Sérénade pour un berger de Zicavo). L’écriture est d’abord fidèle à l’oral, et les différences d’accent sensibles d’une région à l’autre sont rendues typographiquement : on trouvera ainsi, pour « je veux », « bogliu » si on fait référence au nord de l’île, ou « vogliu » si c’est au sud. Dans le même ordre d’idées, les termes jugés difficiles sont traduits en notes dans les recueils de chants populaires. Il peut s’agir de formes comme « peghiu : peggio » (pire), ou « soju : so » (je suis). Cette pratique de la traduction, naturelle si l’ouvrage est imprimé en Italie, est plus surprenante dans le cas des chants relevés par Grimaldi. Cette étape de récupération de la tradition orale permet cependant l’élaboration progressive d’un système orthographique à partir de la graphie toscane. Il s’agit d’être le plus précis possible et de transmettre toutes les particularités de ce qui est d’abord considéré comme un ensemble atomisé de dialectes. L’avertissement des Canti popolari traduit cette réf lexion :

La lingua côrsa è pure italiana ; ed anzi è stata finora uno dei meno impuri dialetti d’Italia…46

CONJONCTURE LINGUISTIQUE DE L’ÉDITION CORSE (1870-1919)

Hégémonie du français et déclin de l’italien

Avec l’implantation de la Troisième République, l’usage du français fait de grands progrès, en raison du rôle du service militaire, de l’expansion coloniale et surtout de l’institution de l’école gratuite et obligatoire en 1881. Dans l’île, la Troisième République n’est plus le temps des incertitudes linguistiques entre le français et l’italien, du moins pour ce qui concerne la production imprimée. L’imprimé devance et accentue les tendances linguistiques de l’ensemble de la société corse, et le tableau ci-dessous montre bien que la langue française a désormais définitivement supplanté l’italien.

Titres imprimés en Corse, 1870-1914 (chiffres absolus et pourcentages)

FrançaisItalienLatinCorseTotal
1870-187951181,67812,4193,3182,7626
1880-188923784,6227,993,2124,3280
1890-189919485,5135,783,5125,3227
1900-190918293,842,10084,1194
1910-1914779522,50022,581

L’hégémonie du français est pratiquement complète à la fin de la période. L’italien, qui atteignait encore 30% des titres littéraires dans les années 1870, tombe à moins de 20% dans les années 1880, puis sous la barre des 10%47. Les grands écrivains corses de langue italienne de la première moitié du XIXe siècle ont disparu, et ce sont surtout des auteurs relativement méconnus qui produisent désormais des œuvres, souvent courtes, en italien : il s’agit de lamenti (complaintes) sur des sujets politiques ou sociaux. Erasmo Antonio Angeli publie le Lamento sopra la morte del Principe Imperiale Napoleone Luigi Eugenio, tiré à 1000 exemplaires chez Fabiani en 1879 ; le Lamento sopra a morte del signor Comte Valery senatore accaduto in Firenze li 26 marzo 1879, sort lui aussi à 1000 exemplaires, chez Ollagnier48 ; et le Lamento sopra la guerra della Francia contro i Kroumirs e marabouts dichiarata al mese di maggio 1881, est toujours tiré à 1000 exemplaires49. G. Giovanelli donne chez Fabiani en 1879 à 400 exemplaires un Lamento per la giovine Maria Maddalena Peretti incarcerata dai genitori e fratelli durante quatro anni, et un Lamento popolare sopra l’odioso bandito Giovanni Bartoli detto manaccia condamnato a morte dalla corte d’assise decapito in Bastia li 11 maggio 189750. Pour ne pas quitter le domaine littéraire ou paralittéraire, Massel et Ollagnier publient en 1896 les Poesie varie de Giovanni Battista Pietri et la Storia d’un marito che piange e descrive la morte tragica di sua moglie luglio 1895 d’Angelotti. Enfin, en 1898, Zévaco imprime l’ouvrage de Mgr De Péretti, La Francia liberata : poema in ventiquatro canti per cura del canonico A.P. Fioravanti, imprimé à 1000 exemplaires51. La nouvelle historique de langue italienne disparaît, en Corse, après Artilia da Gozzi (1886) et Virginia di Ajaccio (1888), de Girolami-Cortona52.

L’italien est aussi parfois utilisé dans la vie politique, alors que dans d’autres régions comme la Bretagne ou le Pays basque ce sont des langues régionales qui sont employées pour ces occasions. Ainsi, en 1872, une profession de foi destinée aux électeurs de l’Île Rousse est-elle imprimée chez Ollagnier en deux langues : l’Appel aux électeurs de la Balagne est tiré en français à 5000 exemplaires, mais la version italienne (Invitori agli elettori di Balagna) à 500 seulement53. La même pratique s’observe, toujours en 1872, pour la profession de foi d’Eugène Rouher lors d’une élection partielle de l’arrondissement d’Ajaccio54.

L’édition religieuse reste en revanche un domaine dans lequel l’italien garde une place importante. Jusqu’en 1877, les lettres pastorales sont données à 500 exemplaires en italien et à 400 en français ; en 1879, les chiffres sont de 900 exemplaires en français et de 500 en italien. Mais l’évêque hésite encore sur l’équilibre à adopter, puisqu’en 1881 le chiffre est de 500 pour chacune des deux langues, puis de 900 en italien et de 500 en français en 1885. L’année 1885 est d’ailleurs la dernière où des impressions de l’évêché en italien sont déclarées au dépôt légal – mais, d’après Michel Casta, on en rencontre jusqu’en 1895 au moins, avec la Lettre de carême sur l’indifférence en matière religieuse, opuscule de 22 pages édité à cette date dans les deux langues55. Un journaliste, F. Nicoli, qui préconise que l’usage de l’italien soit abandonné dans les églises, décrit la situation linguistique de la Corse en ces termes :

La langue française y est communément connue ; elle est comprise, sinon parlée, partout et par tous, même par les vieilles femmes de nos villages les plus reculés de l’intérieur.

La multiplicité des relations commerciales de nos villages avec les villes et de nos ports avec le continent, le développement de notre réseau de chemins, l’extension de l’instruction primaire, l’obligation du service militaire, et surtout le désir de s’instruire, inné chez les Corses, tout a contribué à nous familiariser rapidement avec la langue de notre patrie, à laquelle nous étions déjà attachés par tant d’autres liens…56

À cette période, il y a peu en Corse d’écrivains en langue française à proprement parler, mais des historiens amateurs, des scientifiques et des économistes. Dominique Fumaroli (Eccica Suarella 1856-Bastia 1936), directeur d’école primaire, défend le français en Corse, et commence à publier avec Les Enfants de la Corse : Sampiero, tragédie en 3 actes, en 1899 chez Fabiani. Il effectuera l’essentiel de sa carrière littéraire après la Première Guerre mondiale.

L’affirmation du corse comme langue imprimée

Face à cette configuration, le corse connaît une autre situation. Le couple langue-dialecte qui existait entre l’italien et le corse n’a plus de signification dès lors que l’on est passé au français. En outre, le corse commence à être concurrencé sur le plan même de l’oralité. C’est alors que les insulaires ressentent confusément le besoin de s’exprimer en corse. Même si la présence du corse reste marginale, il devient alors la langue la plus pratiquée dans l’île après le français.

Au cours de la période précédente, seuls quelques auteurs s’étaient essayés à publier en corse une partie de leur œuvre, comme Paul-Mathieu de La Foata, (1817-1899), ancien professeur de littérature au séminaire d’Ajaccio, puis évêque de Corse en 1877. Foata publie en italien, en français et en latin, mais donne aussi de courtes pièces en corse. Sa « Berceuse de l’enfant », La Nanna del bambino, sort à plusieurs reprises : en 1868, chez Péretti, sous le titre de Nanna cantata da una pastorella corsa della provincia di Coscione57, et en 1871 chez Ollagnier, au tirage de 50058, sous celui de La Nanna del bambino in lingua vernacola della pieve d’Ornano59. En 1868, l’ecclésiastique n’indique pas son nom sur la brochure, où il est juste mentionné le fait que l’auteur se réserve le droit de réimpression. En effet, c’est chez un autre imprimeur, Pompéani, qu’il rééditera en 1890 La Nanna del bambino in lingua vernacola corsa dialetto dell’antica pieve d’Ornano édition augmentée d’une oraison dominicale et d’une page sur le patois d’Ornano, suivies de notes explicatives pour l’intelligence et la prononciation de ce dialecte. Foata explique qu’il n’utilise le corse que pour des poèmes de forme et de fond « populaire » (« No scrivimu bagateddi/ Par buiaghji e par pastori »60), mais il est l’un des premiers à s’interroger aussi sur l’écriture du corse :

Ma u pattuà corsu ha quattru cunsunanti

Ch’é un possu scriva, or cume vo ch’è canti…61

En revanche, la part des almanachs dans les ouvrages en langue corse diminue. Leur rôle a été essentiel puisqu’il a permis à de jeunes auteurs comme Ghiuvan Petru Lucciardi, de faire leurs premières armes, avant de poursuivre une carrière d’auteur spécifiquement en corse. C’est en effet, sous la Troisième République qu’apparaissent des auteurs prolifiques qui effectueront leur carrière littéraire entière en écrivant en corse. Ainsi, notamment de Pierre Lucciana, dit Vattelapesca, premier auteur de théâtre corse : professeur d’italien au lycée de Bastia, Vattelapesca commença sur le tard à faire paraître des poésies62 et des comédies en corse63. Ses cummediole (Petites comédies) remportent un franc succès à partir de 1888 dans Le Petit Bastiais, un des journaux les plus lus de l’époque. Le principe est de donner la pièce en plusieurs numéros, à la manière d’un feuilleton, puis de la publier sous forme d’une brochure autonome. Un encart inséré par la rédaction en tête de la première de celles-ci, In campagna (A la campagne), parle de « la spirituelle pièce qui a été si goûtée par nos lecteurs »64. Et un lecteur écrit à propos de la comédie Dece anni dôpu (Dix ans après) :

La dernière d’entre elles parue en brochure est digne de ses aînées, et nous présage de nouvelles et charmantes productions…65

Les comédies sont découpées en plusieurs épisodes allant de deux (par exemple, pour Una Lezzio di musica, scinetta commica, en 189166) à quarante-trois pour Un Scemmu, cummedia in 5 atti, en 189467. Le nombre de pièces va crescendo jusqu’en 1894, et elles sont reprises par les autres journaux. Un journaliste du Furet explique, à propos de Vattelapesca, qu’il

est l’auteur de bien belles choses mais ses œuvres les plus populaires sont sans contredit ses cumediole en idiome bastiais. Les messieurs les savourent, les commères s’en pourlèchent les babines, les imbéciles s’en moquent…68

Ses pièces seront éditées en brochures séparées de l’année 1888 à 1902. D’autres articles témoignent de ce que le corse est en train d’acquérir, grâce notamment à Vattelapesca, le statut de langue littéraire :

Cet idiome que Stafforelli69 manie d’une manière heureuse mais très timide, Vattelapesca en a fait une véritable langue, tout en la respectant scrupuleusement, et lui laissant sa véritable physionomie, son accent, sa saveur du terroir70.

Jacques Fusina souligne l’importance de ce passage, et le rôle qu’y joue la presse périodique :

C’est seulement à la fin du XIXe siècle que l’on voit timidement aborder, sans trop d’ambiguïté, le concept de « littérature corse » dans l’écrit journaliste et encore cette approche est-elle souvent engagée par le biais de comptes rendus relatifs à une production localisée à l’image de ce qui est nommé « la littérature bastiaise » par Le Petit Bastiais71

Quelques années plus tard, Vattelapesca lance sa revue : Cirno, rivista letteraria côrsa. Trois numéros seulement verront le jour de 1905 à 1907, tirés chacun à 500 exemplaires72. La revue, liée à la société littéraire bastiaise « Cirnea », est distribuée gratuitement à ses membres. Elle est entièrement rédigée en corse par Vattelapesca, qui y publie ses petites comédies, des poésies ainsi qu’un glossaire corse – un élément hautement significatif. Dans la même lignée, Ghiuvan Petru Lucciardi (Santo Pietro di Tenda, 1862-Paris, 1928), instituteur, puis directeur d’école dans son village, s’impose comme l’un des principaux acteurs culturels de son époque. Il commence en 1909 avec une petite comédie, I Galli rivali, puis passe à une forme plus « sérieuse » avec A Vindetta di Lilla (La vengeance de Lilla) (1911) et surtout Maria Jentile (1912). Lucciardi s’attache à créer le drame d’expression corse en exploitant des caractères types ou des épisodes de l’histoire locale73. Mais le principal auteur corse de cette époque est Santu Casanova (Azzana, 1850-Livourne, 1936), qui commence sa carrière en donnant en italien le Meraviglioso testamento di Francesco, morto in Cargese li 18 maggio 1876, tiré à 500 exemplaires. La même année sort, chez Pompéani et au tirage de 2000 exemplaire, son Contrasto fra un Guagnese e un Chiglianese74, puis chez Ollagnier en 1892, Morte e funerali di Spanetto : le texte en est principalement en italien, mais la langue corse y est néanmoins présente par des expressions mise dans la bouche des villageois. L’imprimerie Ollagnier est d’ailleurs celle qui publie le plus grand nombre d’ouvrages en corse.

La presse périodique joue, nous l’avons vu, un rôle essentiel dans l’affirmation de la langue corse. En octobre 1896 paraît en effet le premier journal entièrement rédigé en corse, A Tramuntana fresca e sana, puliticu, umurisicu, satericu e litterariu75, par Santu Casanova :

À l’époque où le corse commence à être concurrencé par le français, il apparut nécessaire à Santu Casanova de lui conférer la dignité d’une langue écrite, ne se cantonnant plus aux seules poésies et comédies bucoliques, mais prouvant qu’il est bien apte à tous les emplois. Sans théorisation, il impose une langue dynamique et pratique, même si les textes en prose surtout (…) sont constamment émaillées de formes manifestement marquées par le contact avec le français et à un degré moindre l’italien…76

A Tramuntana est imprimée de 1896 à 1898 à Ajaccio, chez le bonapartiste Zévaco. Suite à un différend avec celui-ci, le journal passe à Bastia, sous le titre provisoire d’A Tramuntanella fresca e zitella77. Il sera édité à Corte en 1899, avant de revenir à Bastia78. Son originalité linguistique ne le laisse pas à l’écart de la politique française : le journal reflète en effet les opinions politiques de son directeur, républicain conservateur et catholique, hostile aux francs maçons et aux juifs, méfiant envers le syndicalisme et le socialisme. A Tramuntana connaît un succès certain, jusqu’à culminer à 2000 exemplaires en 1906. Son exemple sera repris, avec moins de réussite commerciale, par U Libecciu scatinatu. Giurnale d’i pover’omi puliticu, criticu, satericu, umuristicu e litterariu79, publié par Ghiuvan Carlo Romanacce du 24 décembre 1896 au 18 février 1897. En 1914 naît également une revue corse, créée par deux instituteurs de l’île80 mais imprimée à Marseille, A Cispra. Antologia annuale81 : la revue cesse après le seul numéro du 3 mars, par suite du déclenchement de la Guerre. Cette publication est considérée, à cause de son programme autonomiste, comme annonçant celles du renouveau culturel de l’entre-deux-guerres. A Cispra a une doctrine : la langue corse n’est pas de l’italien, il faut l’affranchir de la servitude toscane et choisir entre deux formes celles qui semble la plus éloignée de l’italien.

La Première Guerre Mondiale ne représente pas un vide dans le domaine de l’édition en corse. Crée par Maistrale82 à Marseille en décembre 1915, A Corsica. Muzzicone di jurnali di i Corsi a u fronte (La Corse, petit morveux de journal des Corses au front) paraîtra jusqu’en juillet 1919 : il s’agit d’un titre humoristique, voire satirique, destiné aux poilus des tranchés, auxquels il est servi gratuitement. L’équipe rédactionnelle affiche le choix du style comme un acte patriotique permettant d’apporter l’évasion et le rire aux soldats du front. De même que dans A Tramuntana, le corse est utilisé sans programme ni théorie politique. L’amour de la langue, qui se ressent fortement à travers l’expression « a lingua santa di l’antichi corsi » (La sainte langue des anciens Corses), n’est pas dénué d’un certain passéisme.

L’imprimerie devance les tendances de l’ensemble de la société, puis les renforce. Au XVIIIe siècle, la langue imprimée en Corse est l’italien, et les premières tentatives de publier en français ne remportent aucun succès. Mais, il apparaît impératif aux yeux des autorités que les élites, puis l’ensemble de la population, se familiarisent avec le français. C’est peu à peu, de manière empirique, mais avec le soutien de la préfecture, que le français commence à se faire une place sous la forme de titres bilingues. Ceux-ci chutent après 1815 et cessent définitivement dans les années 1840, quand le français s’est imposée comme la seule langue administrative. Néanmoins, le particularisme corse reste prononcé jusqu’à la fin du Second Empire : il est caractérisé notamment par une majorité de titres littéraires rédigés en italien et témoignant de ce que l’intégration des Corses à l’espace linguistique français est alors loin d’être accompli. Pourtant, une partie croissante de la population est attirée par l’apprentissage d’une langue qui permettra la promotion sociale : sous le Second Empire, l’italien chute de manière radicale, et, à partir de la Troisième République, le renversement au profit du français créé une conjoncture nouvelle.

Comme le montre Jacques Thiers, il a fallu en effet que la Corse soit rattachée politiquement à un ensemble linguistique et culturel étranger à l’aire italique pour que s’affirme une conscience de la langue corse comme langue autonome. Le corse reste l’instrument privilégié de la culture orale et les titres en corse restent très minoritaires, mais se développent dès lors quelque peu. Écrire et publier en corse n’a jamais été une évidence : langue populaire et orale confrontée à deux très grandes langues littéraires, le corse n’a pu s’affirmer lui-même comme langue littéraire que tardivement. Comme langue imprimée, on trouve le corse à partir surtout de la Monarchie de Juillet, dans la bouche de certains villageois, pour faire « couleur locale » dans des textes en italien ou dans des almanachs – et les différences régionales sont mises en valeur. Mais sous la Troisième République, il devient le vecteur unique de titres de théâtre ou de poésie, d’abord dans un registre très bucolique, surtout avec Vattelapesca. Enfin, le rôle de la presse est décisif : dans A Tramuntana, Santu Casanova montre que le corse ne se limite pas à un usage littéraire. C’est ensemble de ces acteurs culturels qui prend peu à peu conscience d’un ensemble linguistique original et qui, à travers un parcours de plus d’un siècle, construit le statut linguistique du corse.

1. Code corse, ou Recueil…, tome IV, 1788 (Bibl. mun. Ajaccio).

2. Le Journal du département de la Corse, 1817 (Bibl. mun. Ajaccio).

3. Almanacco del pescator di Chiaravalle, 1911.

4. La Nanna del Bambino, 1871 (Bibl. mun. Ajaccio).

5. A Tramuntana, 1911 (Musée d’histoire Corse-Méditerranée A Bandera).

6. A Corsica, 1915 (Bibl. mun. Ajaccio).

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1 Cité d’après Pascal Ottavi, Le Bilinguisme dans l’école de la République ? Le cas de la Corse, thèse de Sciences de l’éducation, Corte, 2004, p. 77.

2 Bastia, Artaud, 1751, 17 p.

3 Justification des Révolutions de Corse et de la ferme résolution prise par les Corses de ne plus jamais se soumettre à la domination de Gênes.

4 J. Billard, Co-officialité français-italien, fin XVIIIe-début XIXe siècle, Mémoire de maîtrise, U.F.R. Droit et sciences économiques, Université de Corse, [s. d.], p. 3.

5 Publiés à Bastia, chez Batini, du tome IV (1778) au tome XV (1792).

6 Antoine-Laurent Serpentini, « La Corse au début des temps modernes », dans Histoire de l’école en Corse, Ajaccio, Albiana, 2003, p. 74.

7 Brunot, cité d’après Jacques Fusina, L’Enseignement du corse : histoire, développement, perspective, [s.l.], A squadra di u Finusellu, 1992, p. 27.

8 Frédéric Barbier, Histoire des médias, de Diderot à Internet, 2e éd., Paris, Armand Colin, 2003, p. 60.

9 Cité d’après Jacques Billard, ouvr. cité, p. 29.

10 Filippo Buonarroti (1761-1837), membre d’une puissante famille de Toscane, républicain convaincu. Poursuivi en Toscane pour son activité de propagandiste, il s’exile en Corse.

11 Philippe Buonarroti, La Conjuration de Corse entièrement dévoilée contenant la réfutation complète du livre publié par Costantini, sous le titre de correspondance, et divers mémoire sur la trahison de Paoly, sur l’état de cette isle, et sur quelques moyens pour la ramener à l’unité de la République, Paris, G.F. Galletti, 3e mois de la deuxième année républicaine, p. 36.

12 Antoine-Laurent Serpentini, « L’instruction publique en Corse sous la Révolution et durant l’intermède du royaume anglo-corse », dans les Actes du colloque tenu à Bastia les 23-24 septembre 1994 sur Le Royaume anglo-corse (1794-1796), B.S.S.H.N.C., 1995, 1, p. 71.

13 Jacques Billard, ouvr. cité, p. 29.

14 Antoine-Laurent Serpentini, « L’instruction publique en Corse », art. cit., p. 71.

15 Jacques Billard, ouvr. cité, pp. 111 et 293.

16 Ibidem, p. 178.

17 Jacques Thiers, Papiers d’identité (s), Ajaccio, Albiana, 1979, p. 26.

18 Jacques Thiers, « Aspects de la francisation en Corse au XIXe siècle », dans Études corses, 9, 1977, p. 32.

19 F.C. Marmocchi, Abrégé de la géographie de l’île de Corse, Bastia, Fabiani, 1852, pp. VII-VIII.

20 Pascal Ory, L’Histoire culturelle, Paris, P.U.F., 2004, p. 112.

21 Jacques Thiers, « A propos des Mémoires de Francesco Ottaviano Renucci (1767-1842) », dans Études Corses, 16, 1981, p. 35.

22 Salvatore Viale (1817-1899), membre d’une des plus importantes familles bourgeoises de Bastia, entreprend une carrière juridique. Mais c’est dans la pratique de l’écriture qu’il va s’épanouir en devenant le plus grand écrivain corse de langue italienne.

23 Salvatore Viale, Studi critici di costumi corsi, 1859 (cité d’après Paul-Michel Villa, La Maison des Viale, Paris, Presses de la Renaissance, 1985, p. 351).

24 Michel Casta, Le Prêtre corse au XIXe siècle, th. doctorat, Histoire, Amiens, Univ. de Picardie, 1997.

25 Jacques Thiers, « Aspects de la francisation en Corse au XIXe siècle », art. cit., p. 25

26 Arrighi (Corte, 1802-Bastia, 1888), avocat, titulaire d’une chaire de morale et de droit à l’École Paoli de Corte (1836). Voir Marco Cini, « Arrighi Arrigo », dans Dictionnaire historique de la Corse (ci-après DHC), pp. 72-73.

27 Dépôt légal, année 1856 : AN, F18 IX 73.

28 Arrigo Arrighi, La Corse veut et doit demeurer française. Réponse à M. Tommaseo, Paris, Imprimerie de Bachelier, 1847, p. 32.

29 Les Corses maintenant écrivent allégrement en français ; et les deux langues ont deux interprètes de pareil félicité : et il serait à désirer à beaucoup de Français d’écrire leur langue comme Étienne Conti (Eugène Gherardi, « Conti, Carlo Stefano (Charles Etienne) », dans DHC, p. 283).

30 Bien que l’usage de la langue française fasse de jour en jour des progrès louables dans ce département, la langue italienne est toutefois mieux comprise par ceux de nos concitoyens qui exercent la culture des champs ou [qui s’occupent] des troupeaux. C’est pourquoi lorsque l’on veut consacrer à ces classes un discours spécial, il est utile, à mon avis, de leur parler le langage de leurs ancêtres (Cerati, Dialoghi fra due pastori sul vano pascolo, Ajaccio, Marchi, 1857, p. 3).

31 Jacques Thiers, Papiers d’identité (s), Ajaccio, Albiana, 1979, p. 35.

32 Carlotti (1805-1878), docteur en médecine, auteur d’études scientifiques et d’œuvres littéraires.

33 Arrighi, « La littérature corse », dans Encylopaedia Corsicae, Ajaccio, Dumane, 2004, p. 816.

34 Le seul exemplaire connu, signalé dans l’inventaire de la Bibliothèque municipale de Bastia, manque malheureusement en place.

35 Tommaseo (1802-1874), écrivain et patriote italien. En 1833, il doit s’exiler en France, puis en Corse. Il y tisse amitié avec Salvatore Viale, qui l’insère dans le groupe des lettrés corses. Marco Cini, DHC, p. 953.

36 Grimaldi (1804-1863). Médecin à Rome il dut rentrer en Corse à cause de son interdiction du territoire pontifical suite à son implication dans l’insurrection contre le Pape en 1831. À son retour, il occupa les différents postes : enseignant de philosophie au collège d’Ajaccio, il est ensuite inspecteur des écoles primaires et conseiller général du Niolo. Jacques Fusina, « Giovan Vito Grimaldi », dans DHC, p. 478.

37 Eugène Gherardi, Esprit corse et romantisme, ouvr. cité, p. 124. Les almanachs, caractérisés par leur médiocre qualité matérielle, à commencer par celle du papier, ont un médiocre taux de conservation et peuvent d’abord être étudiés grâce aux bibliothèques privées.

38 Ibidem.

39 Dépôt légal année 1845, AN, F18 IX-61.

40 L’Astronome. Almanach lunaire corse.

41 L’Astronome. Almanach corse pour l’année 1854, revu et corrigé selon le calendrier du Diocèse.

42 L’Artisan corse populaire. Dépôt légal année 1861, AN F18 IX-105.

43 Avec l’ajout de poésies divertissantes et de proverbes corses variés.

44 Eugène Gherardi, La Corse au souff le du romantisme, ouvr. cité, p. XXIII.

45 La boulangère qui commande le pain. Dialogue en dialecte bastiais. Collection Alain Piazzola.

46 « La langue corse est italienne ; et même elle est jusqu’à présent un des moins impurs dialectes d’Italie » (Canti popolari, p. 6). Les titres des œuvres publiées en corse sont toujours donnés en italien.

47 Production littéraire : distribution des langues, 1870-1914 :

FrançaisItalienLatinCorse
1870-187955,430,912,21,4
1880-188972,317,87,12,7
1890-189980,88,70,99,6
1900-190980,42,22,215,2
1910-191481,89,19,1

48 Dépôt légal, année 1879 : AN, F18 IX-190.

49 Dépôt légal, année 1881 : AN, F18 IX-196.

50 Dépôt légal, année 1897 : AN, F18 IX-249.

51 Dépôt légal, année 1898 : AN, F18 IX 253.

52 Eugène Gherardi, Esprit corse et romantisme, ouvr. cité, p. 242.

53 Dépôt légal, année 1872 : AN, F18 IX-169.

54 Jean-Paul Pellegrinetti, « Les élites municipales républicaines entre encrage local et intégration nationale : l’exemple corse de 1870 à 1914 », dans Élites municipales…, ouvr. cité, p. 187.

55 Michel Casta, « Mgr de la Foata un évêque bonapartiste … », dans Études Corses, 1997, pp. 81-97.

56 « Une réforme », dans Le Drapeau, le 3 janvier 1891.

57 Berceuse chantée par une bergère corse de la province de Coscione.

58 Dépôt légal, année 1871 : AN, F18 IX-167.

59 La Berceuse de l’enfant en langue vernaculaire de la piève d’Ornano.

60 « Nous écrivons des choses sans importance pour les laboureurs et les bergers » (Ottavi, ouvr. cité, p. 87).

61 « Mais le patois corse possède quatre consonnes / Que je ne peux écrire, comment veux-tu donc que je chante ?» (Ottavi, ouvr.cité, p. 88).

62 Versi italiani e corsi, Bastia, Ollagnier, 1887, 412 p. Publié à 500 exemplaires.

63 Mathieu Ceccaldi, Anthologie de la littérature corse, Paris, Klincksieck, 1973, p. 44

64 Le Petit Bastiais, le 20 janvier 1889.

65 Le Petit Bastiais, « Dece anni dôpu », 18 octobre 1889.

66 Une Leçon de musique, scénette comique le 22 et 23 janvier 1891.

67 Un Fou, comédie en 5 actes, du 6 janvier au 16 mars 1894.

68 « Instantané P. Vattelapesca », dans Le Furet, 3 août 1891.

69 Le chanoine Stafforelli (1756-1838) a publié des poésies dans des almanachs. Voir Jacques Fusina, « Études littéraires et socio-littéraires en domaine corse », dans État de la recherche, Corte, P.U.L.A., 6, 1997, p 117.

70 Le Petit Bastiais, « Littérature bastiaise », 13 mars 1889.

71 Jacques Fusina, Parlons corse, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 38.

72 État des journaux politiques et littéraires, 1901-1914 (AdCS, 1M 193).

73 Jacques Fusina, « Lucciardi, Ghjuvan Petru », DHC, p. 577.

74 Dépôt légal année, 1876 : AN, F18 IX-180.

75 La Tramontane fraîche et saine, politique, humoristique, satirique et littéraire.

76 Jacques Thiers, Papiers d’identité(s), ouvr. cité, p. 43.

77 La Petite tramontane fraiche et enfantine.

78 Vanessa Alberti, « A Tramuntana », dans DHC, p. 958.

79 Le Libeccio déchaîné, journal des pauvres hommes, politique, critique, satirique, humoristique et littéraire.

80 Saveriu Paoli (1886-1941) et Ghjacumu Santu Versini, de Marignana. Voir Jacques Fusina, « Paoli Saveriu », dans DHC, p. 738.

81 Le cispra est l’ancien fusil des troupes de Paoli.

82 Anton Dumenicu Versini (1872-1950) adopte le pseudonyme de Maistrale après la mort de Frédéric Mistral. Il aura une grande carrière littéraire dans l’entre deux guerres. Voir : Vanessa Alberti, « Un journal atypique de la Première Guerre mondiale : A Corsica (1915-1919) », dans Bulletin des Sciences historiques et naturelles de la Corse, à paraître.