Commerce du livre et recherche de profit chez les libraires des Song aux Ming (960-1644)
FANG Yanshou
Chercheur au Centre d’études de Zhu Xi de Wuyishan
L’évolution qui a mené le marché du livre en Chine jusqu’aux dynasties Song (960-1279) et Ming (1368-1644) a duré près de mille ans. Dans cette période, l’intervalle qui va de l’émergence du « marché des sophoras », en l’an 4 ap. J.-C., à Chang’an, où « les uns et les autres s’achetaient et se revendaient » les Classiques2, aux librairies de Luoyang où Wang Chong se rendait pour lire, au début des Han orientaux (25-220)3, quand ce sont des livres sur fiches de bambou ou des planchettes de bois qui constituent les objets d’échange, représente les prémices du marché du livre. Sous les Tang (618-907), autour du IXe siècle, apparurent à Chang’an et à Chengdu une multitudes d’échoppes consacrées à la vente d’almanachs, de traités médicaux et de sutras bouddhiques gravés sur planches de bois et imprimés. Il existait dans le sud-ouest de la Chine des librairies qui imprimaient et vendaient les recueils de poèmes de Yuan Zhen (779-831) et de Bai Juyi (772-846) : cela marque le début du commerce du livre imprimé.
Si l’usage du livre par le gouvernement des Tang ne dépasse pas le stade de la copie manuscrite, un domaine commercial existe aussi. Les livres imprimés et manuscrits circulent de pair, souvent en concurrence les uns avec les autres ; les principaux acteurs du marché sont des maisons d’édition à but lucratif et agissant en concurrence les unes avec les autres. Il faut attendre l’impression des Neuf Classiques du Collège impérial (Guozi jian), en 932, pour que cette situation connaisse un tournant et que les imprimés commencent à prendre le dessus ; sur le marché du livre, c’est aussi le début de l’« édition officielle » (guanke), qui prendra toute sa vigueur par la suite.
LE MARCHÉ DU LIVRE DANS LA PÉRIODE DES SONG AUX MING
Âge d’or de l’imprimerie en Chine, la dynastie des Song est aussi une ère de prospérité pour le marché du livre. Durant cette période, les imprimés ont quasiment supplanté les copies manuscrites4, devenant ainsi la marchandise principale du commerce du livre. Les trois grandes composantes du système qui réunit les éditions commerciales (fangke) des échoppes populaires, les éditions officielles (guanke) du gouvernement et les éditions privées (jiake), sont déjà en formation, un processus qui, dès lors, se poursuivra sans interruption jusqu’aux Ming et aux Qing (1644-1911). Quant aux lieux d’impression, la province du Fujian laisse entrevoir la position dominante qu’elle occupera par la suite, quand elle deviendra le plus grand centre d’impression de tout le pays. Ye Mengde (1071-1148), qui vécut à la charnière des Song du Nord (960-1127) et du Sud (1127-1279), procède, dans son Shilin yanyu (Babillage de Shilin), à l’évaluation et à la comparaison des volumes gravés dans ces quatre endroits « où l’on imprime aujourd’hui des livres » que sont Hangzhou, le Sichuan, le Fujian et la capitale (Bianliang, l’actuelle ville de Kaifeng). Cela nous apprend déjà que sous les Song du Nord, il y avait dans l’ensemble du pays quatre hauts lieux d’impression. Pendant la période des Song aux Ming, l’activité d’édition commerciale a eu pour caractéristique de réunir édition, impression et vente, et les lieux où l’édition était prospère furent la plupart du temps ceux où florissait le commerce des livres. On peut en déduire que, sous les Song du Nord, Bianliang, Hangzhou, le Sichuan et le Fujian étaient les plus grands marchés de livres du pays.
Pour prendre l’exemple de Bianliang, d’après ce que rapporte Meng Yuanlao (vers 1090-1150) dans le Dongjing menghua lu (Rêve de la splendeur de la capitale orientale déchue), un grand marché aux livres se tenait dans l’enceinte du temple Daxiangguo de la capitale : « Du fond de la salle jusque devant les saintes portes, ce n’étaient que livres, curiosités et peintures ». Quand Mu Xiu, lettré des Song du Nord, fit l’acquisition d’éditions rares des recueils de Han Yu (768-824) et Liu Zongyuan (773-819) et finança leur réimpression, c’est dans ce même temple que les nouveaux volumes furent vendus5. D’après la « Postface » au Jinshi lu (Notes sur [mes] inscriptions sur métal et sur pierre) de Li Qingzhao (1084-1147), le premier et le quinze de chaque mois, cette femme de lettres se rendait avec son mari Zhao Mingcheng (1081-1129) au marché du temple pour y examiner les livres, et, s’ils tombaient sur des ouvrages qui leur convenaient, ils « les achetaient toujours, les conservaient et en faisaient une copie ».
Comme le commerce du livre était florissant à Bianliang, que les personnes cultivées s’y pressaient et que le marché y était vaste, la ville devint naturellement la destination privilégiée des marchands de livres des autres territoires pour y diffuser leurs produits. Le Daoshan qinghua (Propos détaillés du mont du Dao) de Wang Wei des Song6 rapporte l’anecdote suivante sur la diffusion des livres sous les Song du Nord :
Zhang Wenqian raconte que, ces derniers temps, l’impression est prospère, et que ceux qui vendent les livres sont le plus souvent des lettrés qui en supportent seuls la charge. Un de ces lettré avait vendu tout ce qu’il avait dans sa maison pour une somme importante et acheta des livres pour monter à la capitale ; à mi-chemin, il tomba sur un autre lettré qui prit le catalogue et le parcourut ; les livres lui plaisaient, mais il était trop pauvre pour les acheter. Il avait chez lui nombre de bronzes anciens à vendre, et le [premier lettré] marchand de livres avait justement la passion des antiquités (…). Il échangea alors des dizaines d’[objets de] bronze contre la totalité des livres que l’autre transportait avec lui. Après être rentré chez lui en hâte, son épouse (…) lui demanda de quoi il retournait et se mit à l’injurier : « Quand va-t-on pouvoir manger, maintenant que tu as échangé cela avec lui ? ». L’homme rétorqua : « Et quand va-t-il pouvoir manger, lui, maintenant qu’il a échangé cela avec moi ? ». Comme celui qui racontait cette anecdote est atteint de la même folie, tous ceux qui étaient présents furent renversés de rire.
Ce Zhang Wenqian est le poète Zhang Lei (1054-1114), l’un des « quatre lettrés de l’école de Su ». D’après le ton du passage qui précède, cette histoire était à l’époque racontée comme une plaisanterie, mais on peut en tirer un certain nombre d’informations. Premièrement, sous les Song du Nord, il y avait parmi les colporteurs de livres de long chemin, ou « marchands itinérants » (xingshang), un certain nombre de gens cultivés, et ces derniers vivaient assez pauvrement. Après avoir vidé leur maison de tout ce qu’elle contenait, ils ne pouvaient que se livrer à un petit commerce dont ils « supportaient seuls la charge ». S’ils colportaient les livres, ce n’était que pour « pouvoir manger », autrement dit pour conserver un niveau de vie minimal. En second lieu, l’objectif du colportage de livres était de « monter à la capitale », c’est-à-dire Bianliang. La raison n’est pas étrangère au fait que le marché du livre de la capitale était important et que les affaires s’y concluaient rapidement. Par là, on peut voir que Kaifeng, la Bianliang des Song du Nord, était non seulement un haut lieu de l’impression, mais aussi le centre d’échange et la plaque tournante de tout ce qui était imprimé dans l’ensemble du pays.
Après le passage des Song au Sud, Lin’an (actuelle Hangzhou) devint la capitale et, par conséquent le centre politique, économique et culturel, ainsi que le centre de l’édition et du commerce du livre. Wu Zimu écrit au chapitre 13 de son Meng liang lu (Le rêve du bonheur) :
Dans la ville de Hang [Hangzhou], c’est à l’emplacement de la ville secondaire que sont réunis tous les objets du monde, dans une multitude de commerces et de marchés ; de la porte Hening au pont Guan, il n’est pas une maison où l’on ne s’adonne au commerce.
Sous les Song du Nord, les livres imprimés à Lin’an sortaient de boutiques comme le « Palais des Dix mille rouleaux du sieur Chen » ou l’« Échoppe de la Grande retraite de Hangzhou ». Les librairies sont plus nombreuses sous les Song du Sud. On en a recensé plus de vingt, la plupart signalées comme « boutiques de livres », « boutiques des classiques » ou « boutiques des écrits ». La plus célèbre est la boutique de livres fondée par Chen Qi, qui doit sa renommée à la publication des recueils des poètes du « courant Jianghu ». Ces librairies imprimaient les livres et les vendaient également, faisant donc souvent de leurs propriétaires des marchands de livres actifs aussi comme éditeurs-diffuseurs.
Sous les Song du Sud, l’industrie éditoriale de la province du Fujian, centrée sur l’édition commerciale de Jianyang, connut une croissance exponentielle qui l’amena d’un bond au premier rang national pour le nombre des livres publiés. Jusqu’aux Ming (1368-1644), le Fujian reste sans discontinuité le lieu où sont imprimés le plus haut nombre de livres et demeure aussi le plus grand marché de livres à l’échelle nationale. Les principaux points de commerce du livre dans la région de Jianyang étaient Masha et Chonghua, groupés sous la dénomination des « deux boutiques » (liang fang). Dans le chapitre 11 de son Fangyu shenglan (Examen des endroits remarquables de la Terre), Zhu Mu († ap. 1246), auteur de monographies locales sous les Song du Sud, place les livres imprimés à Jianyang (jianben) au premier rang des « produits locaux » (tuchan), et affirme que
les livres [y] circulent de tous côtés. Grâce à Masha et Chonghua, lieux où sont produits les livres, [Jianyang] a été surnommée la « cour aux livres ».
Il parle de « production [locale] de livres », ce qui montre la prospérité de l’industrie éditoriale, et dit aussi que « les livres circulent de tous côtés », preuve que le commerce des livres était florissant. Dans son édition de l’ère Jiajing (1522-1567) des Ming, le Jianyang xian zhi (Monographie du district de Jianyang) note, au chapitre 3 :
La foire aux livres se tient à Chonghua ; la moindre maison a des livres à vendre, une foule de marchands venus de tout le pays s’y croisent ; ce rassemblement a lieu chaque mois tous les premier et sixième jours de la semaine.
Ici, « la moindre maison a des livres à vendre », ce qui veut dire que les boutiques situées des deux côtés des rues étaient toutes exclusivement consacrées à la vente de livres. De nos jours encore, comme le montrent toutes les études sur le quartier des libraires de Jianyang, on y trouve une vieille rue partiellement préservée, longue de cinq ou six cents mètres. Les bâtisses qui la bordent de part et d’autre ont conservé l’apparence des boutiques qu’elles étaient autrefois, avec sur la devanture le même type de planches démontables. À son apogée, cette vieille rue, dont les boutiques, des deux côtés, étaient toutes intégralement consacrées au commerce des livres, devait être aussi animée et bigarrée que le quartier de Liulichang dans le Pékin d’aujourd’hui. Les rassemblements avaient lieu tous les premier et sixième jours de la semaine, ce qui fait donc six foires aux livres par mois. Cette pratique est liée à la coutume locale de la foire (dite par les autochtones « marché de village »), mais le fait que les livres constituaient le principal objet d’échange de ces foires culturelles, est très remarquable tant pour que l’histoire du livre que pour l’histoire du développement économique en Chine7.
Contrairement à l’époque Song (960-1279), le marché du livre de la dynastie des Yuan (1279-1367) distingue production et vente, lesquelles se font dans des lieux différents. Sous les Song, les centres d’impression de livres comme Lin’an (Hangzhou), Jianyang ou Chengdu étaient souvent aussi les plus grands marchés de livres, tandis qu’à partir du début des Yuan, un écart apparaît entre ces deux fonctions. Sous les Yuan, les principaux centres d’impression étaient les « deux Yang » (liang yang), autrement dit Pingyang au Nord et Jianyang au Sud, mais les plus grands marchés de livres se trouvaient, eux, à Dadu (Pékin), Hangzhou et Quanzhou. Les causes en sont d’abord politiques : la dynastie des Yuan, en réunifiant la Chine, a déplacé le centre politique vers le Nord, entraînant dans le même mouvement le déplacement du pôle économique et culturel. La deuxième raison est que la production de livres dépend principalement des matériaux qui servent à les fabriquer. Les lieux où ces matériaux étaient abondants et peu chers étaient donc souvent ceux où se concentraient les imprimeries, comme Jianyang et Pingyang. En revanche, la prédilection des marchés de livres se portait sur des grandes métropoles où le commerce était prospère et la population dense. C’est donc tout naturellement que la grande capitale des Yuan (Pékin), Hangzhou et Quanzhou, devinrent des lieux de concurrence pour les marchands de livres de toutes les régions.
Bien entendu, dans les lieux de production de livres comme Pingyang et Jianyang, la vente était en fait également pratiquée, de même que dans les grandes métropoles où se vendaient les livres, comme Dadu et Hangzhou, il y avait aussi des librairies qui pratiquaient l’impression, mais le rapport entre les deux activités change d’une ville à l’autre. Ainsi, à Jianyang, la foire aux livres de Chonghua, qui se tenait « chaque mois tous les premier et sixième jours de la semaine » existait encore sous les Yuan. Xie Fangde (1226-1289) fut le témoin de son apogée quand il se retira à Jianyang après l’échec de son soulèvement armé de résistance aux Yuan ; dans un poème, il écrit :
L’arc-en-ciel enjambe la terre et monte jusqu’au ciel ;
Circulant entre les Quatre mers, sont rassemblées des charrettes de livres.
Le soleil se couche et le marché se disperse ; dans la nuit, les clameurs ont cessé.
Éclat de la lune dans la nuit, pureté des nuages : le ciel est sans défaut8.
Les clameurs provenant du marché aux livres étaient donc particulièrement bruyantes et duraient jusqu’à ce que « le soleil se couche » ; alors seulement, le marché se dispersait et le silence se faisait progressivement. Cela montre que le marché du livre de Jianyang s’est reconstitué assez rapidement après la conquête de la Chine par les Mongols.
Pingyang, qui se trouve dans l’actuelle province du Shanxi, fut d’abord, sous les Jin le centre d’impression de la Chine du Nord. Après que les Mongols eurent écrasé les Jin, c’est là qu’ils établirent leur Département des Livres (jingji suo). Au début des Yuan, les anciens magasins, déjà présents sous les Jin, coexistèrent avec les établissements ouverts sous la nouvelle dynastie. Les librairies y étaient légèrement moins nombreuses qu’à Jianyang, mais plus nombreuses qu’à Hangzhou. Les livres imprimés à Pékin étaient essentiellement des éditions officielles, et il y avait peu d’éditions commerciales. Parmi les maisons connues, on trouvait le Huoji tang fondé par Dou Guifang, qui ne publiait que des ouvrages de médecine. Dou était originaire de Jian’an (Jian’ou actuelle), mais il exerça son commerce dans la capitale. Cette décision permet de mesurer l’attraction que le déplacement du centre politique vers le Nord a exercée sur les marchands de livres.
À partir du début des Ming, l’« écart » entre les lieux où les livres étaient produits et ceux où ils étaient vendus devint de plus en plus évident. Le célèbre bibliophile Hu Yinglin (1551-1602) fut le premier érudit à noter qu’à l’époque « les livres sort[ai]ent dans un lieu différent de celui où ils étaient rassemblés par catégories » et à révéler qu’un écart s’était créé entre la « sortie » et le « rassemblement », c’est-à-dire entre la production et la vente. Il dit au chapitre 4 de son Shaoshi shanfang bicong (Mélanges du studio du mont Shaoshi) :
Les lieux où sont aujourd’hui rassemblés tous les livres du pays sont au nombre de quatre : Yanshi, Jinling, Changhe et Lin’an. (…) Les lieux où ils sont tous imprimés sont au nombre de trois : Wu, Yue et Min.
Ce qu’il appelle « les lieux où ils sont rassemblés », ce sont les endroits où étaient concentrés le plus grand nombre de livres publiés partout dans le pays et où le commerce des livres était le plus prospère. Ces quatre villes correspondent respectivement à Pékin, Nankin, Suzhou et Hangzhou. Quant aux « lieux où ils sont imprimés », il s’agit des régions où la production de livres était la plus importante. Les trois provinces énumérées correspondent respectivement au Jiangsu, au Zhejiang et au Fujian. On voit par là que peu d’ouvrages étaient imprimés à Pékin, mais que le commerce des livres y était florissant. D’après l’Histoire de l’imprimerie en Chine (Zhongguo yinshua shi) de Zhang Xiumin (1908-2006), on ne relève à Pékin, sous les Ming, que le Jintai Wang Liang, le Jintai Yuejia, le Yongshun shufang et une dizaine d’autres maisons d’éditions. Par comparaison avec les plus de deux cents maisons de Jianyang9, c’est en effet bien peu. Néanmoins, par son statut de capitale, Pékin concentre en son sein une multitude de lettrés et l’économie y est développée, si bien que
bateaux et chars de tout le pays s’y pressent, chargés de paniers et de caisses d’où sortent à profusion [les livres] apportés par les grands marchands et ceux qui appartiennent aux vieilles familles.
Cela contribue à rendre le commerce du livre à Pékin « particulièrement plus florissant qu’ailleurs »10, la capitale devenant ainsi, sous les Ming, le centre national de ce commerce.
Durant la dynastie des Ming, le Fujian est toujours la région où les livres sont les plus nombreux, mais comme elle est excentrée vers le sud-est du pays, l’exportation en gros de livres produits localement y est prépondérante, au détriment de l’importation de livres imprimés dans les autres régions. En revanche, sur les marchés de Suzhou et Nankin « sont rassemblés tous les livres de grand format ». Sept sur dix de ces ouvrages étaient imprimés dans ces deux villes, les volumes imprimés dans le Fujian occupant les trois dixièmes restants. Le marché de Hangzhou « se trouv[ait] précisément dans le Sud-Est, centre de la littérature », aussi y trouvait-on « des volumes à foison, trois de Wu pour sept de Min »11 : les livres imprimés respectivement dans le Jiangsu et le Fujian y étaient réunis. On peut donc constater que le Jiangsu (Nankin, Suzhou) et le Zhejiang (Hangzhou) étaient à la fois des régions de développement de l’industrie éditoriale et de prospérité du commerce du livre. L’écart qui se crée dans le marché du livre des Yuan aux Ming constitue en substance la première scission qui se produit, dans le contexte d’une nouvelle ère, au sein de la structure ternaire qui, depuis toujours dans une industrie centrée sur l’édition commerciale, réunissait la publication, l’impression et la vente en un même lieu. Autrement dit, il s’agit de la séparation de la production et de la vente au sein du marché du livre. Cette indépendance croissante de la production et de la vente l’une par rapport à l’autre annonçait la formation, à l’époque moderne, de l’édition et de la diffusion comme entités distinctes.
Dans ce qui précède, il a seulement été traité des principaux marchés du commerce du livre dans la période allant des Song aux Ming. En réalité, le marché du livre recouvre déjà, à cette époque, la totalité des villes et villages du pays : un réseau d’échanges s’est formé, donnant au marché du livre une impulsion telle que les imprimés « vont aux quatre coins du monde sans qu’aucune distance ne les arrête ». Ceci commence sous les Song, quand ils atteignent la Corée et le Japon, jusqu’aux Ming, où, par le truchement des missionnaires occidentaux, ils pénètrent en Europe et plus tard en Amérique.
TYPES DE PRODUITS ET MÉTHODES DU COMMERCE DU LIVRE
Parmi les divers produits échangés sur le marché du livre, la catégorie principale est celle des livres déjà reliés en fascicules. À côté des nouveautés, les livres anciens constituent une catégorie importante sur le marché. Ainsi, dans le Lin’an des Song du Sud, le célèbre imprimeur Chen Si pratiquait aussi, en plus de l’impression et de la vente, le commerce de livres anciens. Wei Liaoweng (1178-1237), néoconfucéen renommé, possédait dans sa collection de nombreux ouvrages « recueillis » par l’intermédiaire de Chen Si12. Dans sa préface au Baoke congbian (Compilation générale de gravures précieuses) imprimé par Chen Si, Chen Zhensun écrit qu’il est lui aussi devenu un spécialiste exigeant de l’expertise des éditions.
Dans le Pékin des Ming, le marché aux livres du temple du dieu protecteur de la Ville (Chenghuang miao) était la plaque tournante du commerce de livres anciens. C’est là que le bibliophile Zhang Chengfu acheta une édition Song du Shuowen jiezi yunpu (Tableau des rimes du Dictionnaire étymologique des caractères) de Xu Kai (920-974) en cinq chapitres. Cet exemplaire porte à la fin le colophon suivant :
Acquis au temple du dieu protecteur de la ville en l’an yiwei [1595] de l’ère Wanli [1573-1620], à la fin de l’été, pour la somme de dix taëls ; que mes descendants en prennent un soin précieux pour les générations à venir13.
Durant les ères Wanli et Chongzhen (1628-1644) des Ming, Mao Jin (1599- 1659) de Changshu recueillit un grand nombre de livres anciens pour ses propres impressions, faisant de sa boutique un haut lieu de l’échange de livres. Il y avait à sa porte l’avis suivant :
Pour ceux qui viennent avec des éditions des Song, le maître de céans paie en proportion du nombre de pages, à raison de deux cents pièces par page ; pour les copies anciennes, le tarif est de quarante par page ; quant aux éditions rares d’époque contemporaine, les autres maisons les rétribuent à mille pièces, mais nous en offrons mille deux cents. C’est pourquoi des navires chargés de livres venus de Huzhou se rassemblent sous le pont des Sept étoiles [Qixing qiao], à la porte de Maître Mao. Un dicton court en ville à ce propos : « Des trois cent soixante métiers que l’on peut exercer pour gagner sa vie, aucun ne vaut la vente de livres à Maître Mao »14.
Comme l’acquisition de livres par Mao Jin se faisait en concurrence avec « les autres maisons », c’est-à-dire les autres marchands de livres, cela stimula également, sur le plan local, la circulation des livres anciens sur le marché.
Outre les nouvelles éditions et les livres anciens, il y avait aussi, parmi les types de livres introduits sur le marché une catégorie de « produits semi-finis », c’est-à-dire que l’acheteur choisissait lui-même le papier et l’encre ou payait le papier et l’encre et procédait lui-même à l’impression. Cette pratique remonte au plus tôt au Collège impérial sous les Song du Nord. Ye Dehui (1864-1927) rapporte dans son Shulin qinghua (Propos purs sur les livres), au chapitre 6 :
Les éditions du Collège impérial sous les Song suivent la pratique selon laquelle plusieurs personnes paient l’encre et le papier pour procéder elles-mêmes à l’impression. En outre, toutes les éditions officielles étaient vendues à prix fixe. Après l’édition du Shuowen jiezi des Song du Nord, il y eut une nouvelle édition portant avis du Secrétariat-Chancellerie, revue et corrigée par Xu Xuan (916-991) et d’autres en l’an 3 de l’ère Yongxi (986). L’avis disait : « ce livre est conforme aux recommandations de l’Institut d’historiographie ; ordre est encore donné au Collège impérial d’en faire graver les planches à imprimer ». Suivant l’exemple des Neuf Classiques, plusieurs personnes ont payé l’encre et le papier pour obtenir ce résultat.
On voit ici que le fait que « plusieurs personnes » aient payé « l’encre et le papier pour procéder elles-mêmes à l’impression » de l’exemplaire académique des Song du Nord était un exemple courant. Le Shuowen jiezi révisé par Xu Xuan ne fait que se conformer au « modèle » que constituent les Neufs Classiques et autres éditions académiques.
Les troubles de l’ère Jingkang (1126-1127) eurent pour conséquence la mise à sac des bibliothèques officielles et privées par les Jin. Après le passage des Song au Sud, le problème de pénurie en livres des académies et instituts était particulièrement sensible. Le deuxième mois intercalaire de l’an 5 de l’ère Shaoxing (1135), Wang Juzheng (1087-1151), vice-président du ministère de la Guerre au Secrétariat impérial et rédacteur-compilateur à l’Institut d’historiographie, déclara :
Un nombre important de livres manquant à la Bibliothèque impériale, ordre est donné à toutes les préfectures et à tous les districts de faire parvenir au présent Secrétariat tous les livres qui y auront été imprimés, qu’il s’agisse indifféremment de classiques, d’histoire, de philosophie, de recueils ou de romans, à raison de trois exemplaires par titre. Pour ceux qui appartiennent à la population, que l’administration paie le prix de l’encre et du papier, de la main-d’œuvre et de la location. Que l’on s’y tienne15.
Pour résorber la pénurie de livres de l’Institut d’historiographie, le gouvernement central allait mettre à profit les planches déjà existantes dans toutes les régions du pays pour imprimer trois exemplaires de chaque ouvrage. Les éditions officielles des départements et districts étaient recueillies sans contrepartie financière, tandis que pour les éditions commerciales ou privées circulant dans la population, on fournissait la somme correspondant à l’encre, au papier et à la main-d’œuvre, ainsi que le coût de la location des planches utilisées. Dans la période des Song aux Ming, cette utilisation de planches préexistantes avec une encre et un papier librement choisis, et jusqu’au commerce de « produits semi-finis » de ce type, se répandit aussi dans la population. Quand, sous les Song du Sud, le philosophe néoconfucien Zhu Xi (1130-1200) enseignait à Jianyang, de nombreux lettrés se procurèrent des éditions de Jianyang par son intermédiaire. L’un d’eux, qui se nommait Zhou Pu, avait envoyé de l’argent et une liste de livres à acheter à Zhu Xi. Dans sa réponse, ce dernier lui répond avoir déjà acheté les livres demandés, et attendre pour les remettre à un mandataire désigné. Il ajoute, pour la commande du Hanshu (Histoire des Han) :
J’ignore quelle qualité de papier vous désirez, et quel format. Notre homme n’a pas osé procéder à l’impression ; quand vous pourrez, répondez-moi en détail sur ces points et il s’y appliquera16.
Ainsi, on voit que, selon les besoins des lecteurs, les librairies de Jianyang pouvaient librement choisir le papier et le format qui convenaient. Ceux dont la situation financière était bonne pouvaient choisir un bon papier et une mise en page avec de grands caractères et des colonnes espacées. Si leurs moyens étaient moindres, ils optaient pour un papier de qualité légèrement inférieure et une mise en page aux colonnes serrées afin de réduire les dépenses. Ce commerce de « produits semi-finis » avec possibilité de choix permettait de s’adapter aux besoins de lecteurs appartenant à diverses couches sociales. Il est possible que ce système ait existé, avec une importance plus ou moins grande, sur tous les marchés de livres du pays.
Durant les ères Yongle (1403-1424) et Xuande (1426-1436), le gouvernement des Ming, procéda à un certain nombre d’opérations d’achats de livres à grande échelle pour combler les lacunes des bibliothèques officielles. En 1429, le descendant de Confucius,
le Duc Prolongateur-de-la-Sainteté [yansheng gong] Kong Yanjin, souhaitant demander l’achat de livres imprimés à Masha, au Fujian, prit conseil auprès du ministre des Rites Hu Ying et adressa à l’empereur une requête qui fut accordée. On ordonna également que les autorités achetassent du papier et fissent effectuer le travail d’impression à l’identique conformément aux tarifs en vigueur17.
Il s’agit d’un cas où l’administration achète elle-même le papier selon ses besoins et met à profit des planches déjà existantes dans les imprimeries pour faire réaliser des copies à l’identique. La relation qui s’établit entre l’administration et les imprimeries est une sorte d’échange commercial de « produits semi-finis ».
La troisième méthode de vente des livres dans la période des Song aux Ming est la cession des planches à un tiers. Le plus ancien témoignage que l’on en ait vient de l’agence des échanges commerciaux de Hangzhou, sous les Song du Nord. Il s’agissait de l’organisme officiel de régulation des prix et, à côté des marchandises de base, son activité portait aussi sur les livres imprimés. En 1089, tandis que le grand génie des lettres Su Dongpo (1036-1101) exerçait la fonction de préfet à Hangzhou, l’agence des échanges commerciaux voulut revendre à l’école préfectorale un lot de planches à imprimer pour une somme de plus de 1469 ligatures de sapèques. Considérant que cela était inapproprié, Su Dongpo soumit à l’empereur un « Mémoire pour ordonner le don de planches à imprimer aux écoles préfectorales »18 exigeant que les planches soient gratuitement distribuées aux écoles. On ignore comment se termina cette cession, mais il ne fait guère de doute que l’agence des échanges commerciaux de Hangzhou fut pionnière dans la revente de planches par l’administration.
Il est amusant de voir que, l’année même où cette opération avait lieu à Hangzhou, le marchand Xu Jian de Quanzhou se lança lui aussi dans le commerce de planches à imprimer, allant jusqu’à vendre à l’étranger. À l’origine, Xu Jian pratiquait le commerce maritime ; ayant personnellement reçu commande du Gaoli (la Corée actuelle), il fit graver à Hangzhou plus de deux mille neuf cents planches du Huayan jing (Sutra de l’ornementation fleurie). Une fois le travail terminé, il les achemina au Gaoli par bateau et reçut 3000 taëls d’argent. Comme il s’agissait d’une transaction menée par Xu à titre strictement privé et qu’il n’avait pas préalablement demandé l’accord des autorités, Su Dongbo, après avoir pris connaissance de l’affaire, émit une ordonnance pour que Xu Jian soit « conduit sous escorte spéciale dans une préfecture ordinaire ou militaire éloignée de mille li et placé sous contrôle »19.
Parmi les exemples classiques de cession de planches entre marchands de livres des Song aux Ming, il faut compter, sous les Yuan, celui du Qinyou tang (Hall du zèle) de Yu Zhi’an (1275-1348), à Jianyang. En 1312, Yu avait gravé le Ji qianjia zhu fenlei Du Gongbu shi (Poèmes de Du [Fu] du ministère des Travaux publics annotés et classés d’après les collections de mille auteurs) en vingt-cinq chapitres. Quinze ans après son décès, soit en 1362, ses descendants, pour une raison inconnue, vendirent les planches au Guangqin tang (Hall de la diffusion du zèle) d’un sieur Ye, également établi à Jianyang. Les exemplaires du Ji qianjia zhu fenlei Du Gongbu shi publié en en 1362 par le Guangqin tang et conservés aujourd’hui ont donc été imprimés avec des planches originellement gravées par le Qinyou tang. Après avoir fait l’acquisition des planches, Ye, en application du transfert des droits de reproduction, effaça par grattage les colophons du Qinyou tang et grava à leur place les mots Sanfeng shushe (Librairie des Trois pics) et Guangqin tang, avant de procéder à l’impression et à la vente. Pendant l’ère Zhengtong (1436-1449) des Ming, Wang Liang de Jintai (Terrasse d’or), dans le lointain Pékin, racheta à nouveau ces planches des mains du petit-fils de Ye et changea lui aussi les colophons avant d’imprimer l’ouvrage.
Ce phénomène de transferts de planches à répétition et de réimpressions successives fut source de tracas pour les bibliographes ultérieurs et provoqua même des erreurs d’attribution. Bien entendu, il y en eut aussi qui ne doutèrent pas de leur perspicacité, comme le fonctionnaire des Qing qui compila le Tianlu linlang shumu (Catalogue du Tianlu linlang [bibliothèque du palais impérial]), lequel contient au chapitre 6, où est catalogué le Ji qianjia zhu fenlei Du Gongbu shi, une note-fleuve analysant la modification du colophon de Yu Zhi’an par Ye. Malheureusement, l’auteur ignore la pratique des échanges de planches dans la période des Song au Ming et va jusqu’à dénoncer l’édition de Ye comme étant « un faux ». Puisque Ye avait acheté les planches de Yu20, il en était le possesseur légal et était donc en droit de corriger ou d’effacer comme bon lui semblait. Supposons qu’il n’ait rien effacé et ait continué à vendre des impressions réalisées à partir des planches originales, semant la confusion en faisant passer une impression de la fin des Yuan pour l’édition de l’ère Huangqing (1312-1314) réalisée par Yu Zhi’an, n’aurait-ce pas alors été vraiment « un faux » ?
Par le passé, on a souvent considéré que le Sanguo zhi zhuan (Histoire des Trois Royaumes) publié par le Qiaoshan tang (Hall du mont Qiao) de Liu Longtian de Shulin, et le Sanguo zhi zhuan du Jiyou zhai (Studio de la cabane aux paniers à livres) à Shulin, étaient deux éditions différentes, et j’ai moi-même perpétué cette erreur dans mon Histoire de l’édition à Jianyang (Jianyang keshu shi). Les travaux de vérification de Chen Xianghua amènent à penser qu’en réalité le Jiyou zhai n’a pas gravé ce livre, mais l’a réimprimé à partir des planches du Qiaoshan tang21. Il est évidemment impossible que le Qiaoshan tang ait remis les planches au Jiyou zhai sans raison et qu’on y ait apposé le colophon de ce dernier. Bien que nous n’ayons aujourd’hui aucun moyen de connaître l’histoire qui se cache derrière le changement de propriétaire de ces planches, il ne fait guère de doute que c’est le Qiaoshan tang qui les a vendues au Jiyou zhai.
Pour élargir la gamme de ses publications, Mao Jin, le célèbre éditeur de la fin des Ming, acheta également en 1630 les planches mutilées du Mice huihan (Écrin des documents secrets) de Hu Zhenheng (1569-1644). Après les avoir réparées et complétées, il en tira une collection de grand format, le Jindai bishu (Introduction aux écrits secrets) en quinze recueils, comprenant cent trente-sept titres22.
En plus de ces trois formes tout à fait évidentes, dans le marché du livre des époques Song et Ming, il existait une forme de commerce caché qui n’a pas été bien identifié par nos prédécesseurs : la commande adressée à des éditeurs commerciaux par des personnes privées ou des structures officielles. La plupart des transactions de ce type avaient lieu entre le libraire-imprimeur et un organisme officiel, une famille ou un particulier. Comme beaucoup de structures officielles ou familiales n’étaient absolument pas spécialisées dans l’impression, si, pour une raison quelconque, elles avaient besoin de publier un ou plusieurs livres, mais que les connaissances et l’expérience leur faisaient défaut, elles se déchargeaient de cette tâche en la confiant à une imprimerie à même de la réaliser. Dans ces transactions, c’était toujours le commanditaire qui prenait les frais à sa charge et avait en outre la responsabilité de la rédaction et de la correction des épreuves. Quant à la mise en page, au choix du type de caractères et du papier, c’est l’imprimeur qui avait l’obligation de s’en charger conformément à la demande du commanditaire. Il n’était responsable que de la mise en œuvre pratique de la gravure et de l’impression des planches, ainsi que de la reliure.
Des Song aux Ming, les exemples de telles transactions de livres sont multiples. Dans mon article « Les livres imprimés sur commande officielle ou privée par les éditeurs de Jianyang »23, j’ai répertorié, pour les livres imprimés à Jianyang sur commande de l’administration, quatre cas sous les Song, trois sous les Yuan et dix-sept sous les Ming ; pour les commandes privées, cinq cas sous les Song, quatre sous les Yuan et cinq sous les Ming. La situation était plus ou moins identique dans les imprimeries des autres régions. Ainsi, en 1190, Zhu Xi, qui se trouvait à Zhangzhou, fit imprimer le Yunge Liji jie (Mémoires sur les rites du Pavillon de la rue fétide, expliqués) de Lü Dalin (1044-1093) en seize chapitres « par le Sheduo shufang de Linzhang »24. Durant le règne de l’empereur Taizong (Ögödei, règne 1229-1241) des Yuan, le président du Secrétariat impérial Yang Weizhong commanda l’impression des Quatre Livres (Sishu) aux maisons d’édition de la capitale, tandis que le secrétaire impérial Tian Heqing fit lui aussi imprimer le Yi Cheng shi zhuan (Les Mutations suivant la tradition de Cheng), le Shu Cai shi zhuan (Les documents suivant la tradition de Cai), le Chunqiu Hu shi zhuan (Les Printemps et automnes suivant la tradition de Hu), etc.25 À la fin des Ming, Mao Jin fut chargé par Wang Xiangjin (docteur en 1604) d’imprimer le Erru ting qunfang pu (Tableau des plantes odorantes du Kiosque des deux équivalences), par Zhang Zhixiang (1507-1587), le Tangshi leiyuan (Jardin des poèmes des Tang par catégories), par Zhang Pu (1602-1641), et le Han Wei Liuchao bai mingjia ji (Collection des auteurs des Han, des Wei et des Six Dynasties)26.
L’impression d’ouvrages sur commande officielle ou privée dans la période des Song aux Ming constitue une deuxième scission dans la structure ternaire de production du livre, avec la séparation entre l’éditeur et l’imprimeur. Cette séparation aboutit à faire apparaître la publication et l’impression comme deux maillons distincts de la chaîne de production du livre, et annonce l’évolution qui amènera l’édition et l’imprimerie modernes à se constituer finalement, à partir de l’activité propre à chacune, en industries autonomes l’une de l’autre.
LES MANIFESTATIONS DES TROIS SYSTÈMES ÉDITORIAUX SUR LE MARCHÉ DU LIVRE ET LEUR ÉVALUATION
Les organismes de publication correspondant aux trois grands systèmes que sont l’édition officielle, l’édition privée et l’édition commerciale, sont en fait aussi les principaux acteurs du marché du livre. Mais c’est aux éditeurs-libraires commerciaux que revient la part prépondérante, avec pour objectif prioritaire le profit. Si le profit n’était pas le but premier des éditeurs officiels, ils prenaient part eux aussi à la concurrence sur le marché du livre, que ce soit pour recouvrer des exemplaires existants ou dans le cadre d’un programme d’accroissement des recettes. Sous les Cinq Dynasties (907-960), on trouve la mention d’« impression-vente » pour les éditions officielles. D’après le Zizhi tongjian (Miroir universel pour aider à gouverner) de Sima Guang (1019-1086), sous les Tang postérieurs, au 8e jour du 2e mois de l’année 932,
on ordonna au Collège impérial d’établir une édition des Neuf Classiques. Elle fut imprimée et vendue27.
Au début des Song, les bibliothécaires du Collège
furent chargés de l’impression des Classiques et des Histoires, afin de servir de présents de la Cour ou d’être mis en vente au profit de l’administration28.
On voit que, sous les Song du Nord, les livres édités par le Collège impérial, outre leur usage comme récompenses offertes par la cour, étaient aussi en partie « mis en vente ». Au chapitre 6 du Shulin qinghua (Propos purs sur les livres), Ye Dehui affirme péremptoirement que sous les Song « tous les livres publiés par l’administration avaient aussi un prix fixe », citant en exemple six titres imprimés en divers endroits pour des magasins administratifs ou des écoles de préfecture et de district. Ainsi, le Xiaochu ji (Œuvres de Wang Yucheng, 954- 1001), publié en 1147 par les autorités de Huangzhou, contient une note indiquant que l’encre et le papier ont coûté
exactement une ligature et cent trente-six pièces en tout ; prêt à être vendu au prix de cinq ligatures au plus par exemplaire.
En 1176, le Dayi cuiyan (Saveurs des Han) fut imprimé pour les magasins préfectoraux de Shuzhou pour deux ligatures et 700 pièces l’exemplaire, la note placée dans le livre indiquant que
cet imprimé de nos magasins est à vendre au comptant pour exactement huit ligatures par exemplaire.
Le Tianlu linlang shumu houbian (Supplément au Catalogue du Tianlu linlang) rapporte au chapitre 4 que l’ouvrage historique Han juan publié, durant l’ère Chunxi (1174-1189) des Song, par l’école du district de Xiangshan contient, à la suite de la préface, le détail des coûts de fabrication et du prix de vente :
Chaque exemplaire, en deux fascicules, est à vendre au comptant pour 600 pièces. Il a été utilisé pour l’impression 160 feuilles de papier et deux feuilles de papier bleu ; la location des planches a coûté 100 pièces, l’impression et la reliure 160.
La location des planches dont il est question correspond à l’amortissement des frais de gravure. Si l’on y ajoute les frais d’impression, on obtient un total de 260 pièces ; le prix de vente étant fixé à 600 pièces, le bénéfice n’atteint pas moins de 130 %. Le même catalogue écrit plus loin :
Yang Wangxiu est de l’avis que « quand on gravait des livres rares, ils étaient entre-posés dans les écoles de district et la marge réalisée sur le coût de l’impression permettait de subvenir aux besoins des étudiants ». C’est pourquoi on plaçait à la fin du livre la liste détaillée des frais de fabrication. Les académies préfectorales des Song et des Yuan utilisaient souvent la publication de livres pour financer les frais de scolarité, à la différence des libraires qui amassaient des raretés pour le profit.
Cette remarque permet de montrer comment, sous les Song et les Yuan, une fois réalisée la vente d’ouvrages publiés par des organismes officiels comme les écoles de préfecture et de district, une partie des bénéfices servait de complément aux frais de scolarité des étudiants, tandis que les marchands de livres vendaient exclusivement pour leur propre profit. Bien entendu, cette thèse est celle de bibliothécaires de la dynastie des Qing. En réalité, tous les deux mettaient les livres sur le marché comme des produits commerciaux.
À l’image des éditeurs officiels, les éditeurs privés, dans la période des Song aux Ming, ne visaient pas prioritairement le profit. Néanmoins, il n’était pas rare d’en trouver sur les marchés aux livres. D’après les informations collectées, rien que sous les Song du Sud, les grands dignitaires et lettrés célèbres qui entreprenaient des publications privées se montaient à plus de cent, dont Lu You (1125-1210), Fan Chengda (1120-1193), Yang Wanli (1127-1206) et Zhou Bida (1126-1204)29. Parmi eux, le plus exemplaire est le philosophe Zhu Xi. Comme, durant l’ère Qiandao (1165-1173), Zhu Xi était à la retraite et ne recevait plus que la moitié de son traitement, son train de vie était tombé dans les difficultés :
une pauvreté indescriptible, économisant sur la moindre chose, et n’ayant cependant pas de quoi subsister d’un jour sur l’autre30.
Pour sortir de cette misère, et aussi pour se prouver à lui-même que ses spéculations intellectuelles pouvaient se poursuivre de façon profitable, il entreprit d’ajouter à l’enseignement et à l’écriture l’activité d’éditeur en ouvrant une « boutique de livres »31 à Chonghua, là même où était concentrée une foison d’imprimeries et de librairies. Il tenta d’en faire un second moyen de subsistance propre à combler les insuffisances de sa demi-pension. Zhu Xi considérait les bénéfices qu’il tirait de la vente de livres, et qu’il appelait par boutade l’« argent des Lettres »32, comme une source de revenus lui permettant de se « suffire à [lui]-même ». Tenue par un lettré qui s’essayait au commerce sans en avoir l’expérience suffisante, la boutique de livres de Zhu Xi finit par faire faillite à force de mauvaises affaires. Il est impossible aujourd’hui de remonter aux causes précises de cet échec. L’auteur de ces lignes a découvert, en étudiant dans le Zhu Wengong wenji (Œuvres de Zhu Wengong [Zhu Xi]) les lettres adressées par Zhu Xi à ses maîtres et amis, que celui-ci, pour diffuser sa pensée, offrait souvent une grande partie des livres qu’il éditait. Cela montre que l’objectif de l’entreprise de Zhu Xi se bornait bel et bien au niveau de l’« auto-suffisance », et qu’il ne s’agissait pas de réaliser du profit avant tout.
Contrairement aux éditions officielles et privées, dont la priorité n’était pas de faire des bénéfices, les éditions commerciales visaient, elles, un objectif très clair, qui était justement le profit. Aussi y avait-il une bonne fluidité du marché, les livres étant imprimés en proportion de leur capacité à être facilement écoulés. Sélectionner le type de livres à publier en prenant pour guide les besoins du marché, c’est suivre le principe le plus élémentaire pour l’existence et le développement de l’édition commerciale. Il est donc aisé de comprendre, précisément pour cette raison, que les manuels de préparation aux examens impériaux, les encyclopédies de la vie quotidienne et les ouvrages de littérature populaire soient devenus les genres les plus souvent imprimés et les mieux vendus durant la période des Song aux Ming.
Imprimant tous deux les livres de la même façon, éditeurs officiels et privés placent au premier rang la fonction de vecteur culturel du livre. Les livres sont avant tout des produits spirituels, et en second lieu seulement des marchandises ; ce n’est qu’une fois sorti de l’octroi de récompenses ou du don de cadeaux que l’on parle de « vente », c’est pourquoi, de leur côté, la fonction commerciale du livre n’est pas complète. Il n’en va pas de même, des éditeurs commerciaux, aux yeux desquels le livre est nécessairement et avant tout une marchandise, dont la vente ou l’achat peuvent rapporter des bénéfices, avant que de constituer un produit culturel. Ce n’est que parce qu’ils possèdent cette particularité que l’on appelle ceux qui s’adonnent à l’édition commerciale des « marchands de livres » (shushang), autrement dit des commerçants (shangren) qui se consacrent à la vente d’imprimés. Les commerçants tendent vers le gain et le profit, et c’est seulement en faisant du livre un produit marchand à part entière et en gérant publication et diffusion sur le modèle de la circulation mercantile, que l’on peut assurer à la production et à la reproduction de livres un appui et une garantie économiques ininterrompus. Vus sous cet angle, les marchands de livres sont les acteurs les plus efficaces de ce marché durant la période des Song aux Ming. De même que nous sommes forcés de reconnaître que les échoppes et boutiques de livres issues du peuple furent les principaux fondateurs de l’impression sous les Tang ou avant, de même nous ne pouvons que reconnaître que les marchands de livres engagés dans l’édition commerciale dans la période des Song aux Ming constituent la force qui donna l’impulsion la plus importante au développement économique du marché du livre à cette époque.
LA RECHERCHE DE PROFIT CHEZ LES LIBRAIRES ÉVALUÉE SOUS L’ANGLE DE L’ÉVOLUTION DU MARCHÉ
Dans l’évaluation de type traditionnel, la coutume est de partir de la comparaison entre les qualités respectives des éditions commerciales, officielles et privées, ce qui explique que les détracteurs des éditions commerciales soient souvent les plus nombreux. À partir des Song, les critiques et les reproches adressés à l’encontre des « boutiquiers âpres aux gains » (fanggu sheli) sont quasiment unanimes et incessants. Bien que ces critiques soient justifiées pour une partie des éditions commerciales de qualité douteuse, de facture grossière, voire exécutées de façon frauduleuse, les accusations s’acharnant contre des cas extrêmes rejettent du même coup la contribution des « boutiquiers » à l’impulsion du développement économique du marché du livre et nient la rationalité de la juste recherche de profit à laquelle les marchands de livres ont droit, et qui leur est même indispensable.
Au rebours des préjugés traditionnels, Zhu Xi et Xiong He (1247-1312) ont fait l’éloge de la recherche par les libraires d’un juste profit. Dans le Shangliang wen (Texte pour l’édification de la poutre maîtresse) que Xiong He écrit, sous les Yuan, pour l’inauguration de la librairie Tongwen shuyuan à Jianyang, il va jusqu’à mettre en parallèle les livres publiés par cette maison avec les œuvres de Zhu Xi :
Les écrits de Maître Wen semblent avoir été tracés par l’éclat du soleil ; les livres de votre librairie sont pareils à l’eau progressant sur la terre.
Faisant un éloge sans réserve du boutiquier sédentaire qui a le pouvoir de « faire parvenir les livres en Corée et au Japon » et du marchand itinérant qui « parcourt dix mille lieues pour apporter des livres à la capitale »33, il les qualifie de « remarquables jeunes gens ». Voilà qui indique indubitablement un progrès du marché du livre local et de la diffusion du livre chinois à l’étranger. Dans un contexte où il était courant de mépriser les marchands, les propos de Xiong He sont évidemment exceptionnels.
L’influence de Zhu Xi sur l’évolution du marché du livre entre les Song et les Ming est elle aussi d’une évidence indéniable. Outre sa propre expérience comme libraire établi à Chonghua et sa réaction favorable face au caractère raisonnable du profit des marchands de livres, il exprime aussi dans ses écrits le point de vue selon lequel « faire commerce de son travail doit nécessairement aller jusqu’au bénéfice »34. Il considère que le commerçant qui recherche un juste profit est dans l’ordre des choses, au même titre que le candidat qui est reçu aux examens, le paysan qui engrange le grain ou l’artisan qui fabrique un chef-d’œuvre35. Quand nous replaçons l’idée progressiste de Zhu Xi selon laquelle « faire commerce de son travail doit nécessairement aller jusqu’au bénéfice » dans le contexte plus large du développement du marché du livre dans la période des Song aux Ming, et que nous réexaminons les comportements de recherche de bénéfice chez les marchands de livres, nous en tirons les conclusions ci-après, qui diffèrent de ce qui était dit jadis :
1) La recherche de profit par les marchands de livres a nivelé le prix des marchandises imprimées et leur façon de s’adresser au lectorat a eu un effet de vulgarisation culturelle. Quand il s’agit de définir à qui s’adressent leurs services, les éditeurs officiels et privés se tournent principalement vers les grands dignitaires, mais beaucoup plus rares sont ceux qui se préoccupent de ce que veulent les gens du commun. Pour le contenu des livres, ils choisissent de préférence des ouvrages canoniques et historiques. Bien que le profit ne soit pas leur objectif principal, les éditeurs officiels suivent le choix des grands dignitaires pour l’établissement des prix, ce qui a pour conséquence que les prix élevés de leurs livres sont difficilement à la portée des couches moins aisées. Pour les trois éditions officielles dont les prix ont été cités en exemples plus haut, la marge du Xiaochu ji atteint les 320 %, celle du Dayi cuiyan 196 % et celle du Han juan 130 %. Comme les documents donnant les prix fixés pour les éditions privées et les éditions commerciales manquent pour cette période, on peut difficilement établir de comparaison directe sur ce plan. Cependant, les éditeurs commerciaux, pour concurrencer les éditeurs officiels, ont, en premier lieu, fait le choix de publier des livres répondant aux goûts d’un lectorat plus populaire, comme les encyclopédies de la vie quotidienne et les œuvres littéraires en langue vulgaire. En second lieu, ils ont modifié la mise en page et la taille des caractères, produisant ce format typique des imprimeurs de Jianyang, avec des colonnes resserrées et des caractères aux traits fins, qui permet de remplir une surface relativement réduite avec un contenu plus riche, ce qui réduit le volume du livre et par conséquent son prix, en arrivant ainsi à défier toute concurrence.
L’apport principal des éditeurs commerciaux de cette période consiste dans le nivellement des prix et, par suite, dans l’impulsion donnée à une diffusion de la culture vers le bas. Cette politique augmenta notablement la possibilité d’achat de livres par un lectorat issu des moins aisées. Il faut dire que cette contribution à la vulgarisation culturelle et à la baisse des prix n’est en aucun cas venue d’une volonté et d’un effort délibéré de la part des marchands de livres, la force motrice qui stimule avant tout leur production restant la recherche de profit.
2) La recherche de profit par les marchands de livres a entraîné deux ruptures dans la structure du marché du livre des Song aux Ming, ruptures qui marquent le début de la formation d’une division du travail entre les spécialisations liées respectivement à la production, à la distribution et à la vente des livres. Sous les Song du Sud (1127-1279), la situation de paix partielle eut pour conséquence la création des trois centres de l’édition que sont le Fujian, le Zhejiang et le Sichuan, tous situés dans le Sud. Sous les Yuan (1279-1367), l’unité de l’Empire a fait rebondir un marché du livre qui était sous pression depuis longtemps, l’amenant à s’étendre vers le Nord et introduisant une tendance vers la spécialisation : « les livres sortent dans un lieu différent de celui où ils sont rassemblés », autrement dit la rupture se fait entre les secteurs de la production et de la vente. À la façon dont cela s’est produit, il semblerait que les causes de cette mutation aient été le changement de dynastie et la reconquête du territoire, mais si l’on analyse la cause première qui reste dissimulée en arrière-plan, il s’agit encore et toujours de la recherche du profit.
Les produits vendus sur les marchés viennent des quatre coins du monde ; ceux qui parcourent le monde à la recherche du profit viennent des cinq directions du pays36.
Ce propos de Xie Zhaozhe (docteur en 1591) explique pourquoi les marchands ambulants des autres provinces convergeaient vers les marchés de Pékin. En raison du caractère spéculatif de l’investissement et du commerce, les produits sont proposés sur les marchés les plus avantageux. C’est pour cette raison que, sous les Yuan, les livres imprimés à Jianyang et à Pingyang furent transportés vers les marchés locaux de la capitale et de Hangzhou, et que, sous les Ming (1368-1644), les livres produits dans les « lieux d’impression » furent concentrés dans les quatre « lieux de rassemblement » qu’étaient Pékin, Nankin, Suzhou et Hangzhou. Et c’est encore pour cette même raison que, sous les Yuan, Dou Guifang n’ouvrit pas de boutique à Jian’an et exerça comme éditeur à la capitale, et que, sous les Ming, Ye Gui, Xiong Zhenyu et Xiao Tenghong (1586- ?), tous de Jianyang, ouvrirent leur commerce à Nankin, que Xiong Shiqi et Wu Shiliang vendirent des livres à Canton, etc.
De même, ce qui a provoqué l’apparition d’une rupture entre édition et impression, c’est, là encore, la recherche de bénéfices par les marchands. Ainsi, sous les Ming, Liu Hong, libraire de Jianyang, était réputé dans le monde du livre pour « sa familiarité avec les livres tant anciens que modernes, alliée à la jouissance d’un capital prospère »37. Il imprima sur commande officielle le Qunshu kaosuo (Recherches sur l’ensemble des livres) de Zhang Ruyu (docteur en 1196), et reçut de chaque fonctionnaire local « une partie de son salaire, offerte en rétribution de son travail », ainsi que la récompense de l’exemption « d’un an de corvée pour le dédommager de son labeur », enfin il eut l’honneur d’être qualifié par les autorités d’« homme juste de la Forêt des livres »38. Être honoré à deux reprises pour l’impression d’un seul livre, n’y a-t-il pas de quoi être heureux ? Pourtant, c’est justement quand un marchand de livres, tel que Liu Hong, imprime sur commande officielle ou privée en cherchant un juste profit, que se produit, sans que l’on s’en rende compte, la rupture entre l’éditeur et l’imprimeur. La combinaison de cette rupture avec celle entre la production et la vente entraîne la fin de la structure qui, depuis toujours, en Chine, réunissait en un même lieu, la publication, l’impression et la vente, trois branches à la fois rattachées entre elles et autonomes. Elle marque la division du travail sur le marché du livre, avec l’émergence de spécialités propres aux secteurs respectifs de la production, de l’approvisionnement et de la vente. Si l’on remonte à la cause de ce progrès, on ne peut que reconnaître que c’est la recherche de profit des marchands de livres de la période des Song aux Ming qui est à la source de la force motrice qui le sous-tend.
3) La recherche de profit des marchands de livres les a poussés à opérer parmi les contenus et les catégories de livres un choix qui prenne en compte les attentes du marché et la nécessité d’écouler la marchandise : c’est pourquoi les éditeurs commerciaux ont eu de loin bien plus de succès que les éditeurs officiels ou privés dans la préservation de la littérature populaire.
Il est certain que les éditeurs officiels, privés et commerciaux ont tous contribué à la préservation et à la transmission du patrimoine littéraire de la Chine. Cependant, par comparaison avec les éditeurs officiels et privés, les éditeurs commerciaux ont surtout contribué à préserver et à transmettre les œuvres de la littérature comme les pièces de théâtre des Song et des Yuan ou les romans des Yuan et des Ming. En raison d’un préjugé historique défavorable à ce type de livres, les éditeurs officiels et privés non commerciaux ne les imprimaient que très rarement, en fait presque jamais, et les bibliophiles les collectionnaient peu. Quant aux pièces de théâtre et aux romans conservés aujourd’hui, ils ont été publiés, dans leur immense majorité, par des éditeurs commerciaux. Par exemple, la trentaine d’éditions d’un roman comme le Sanguo yanyi (Roman des Trois Royaumes), qui fait les délices des historiens de la littérature et est connu de tout un chacun, qu’il s’agisse de celles de Zhou Yuejiao, de Yu Xiangdou (1550 ou 1560- ?), de Ye Fengchun, de Xiong Qingbo, etc., est quasiment toute l’œuvre d’éditeurs commerciaux. Que ce soit dans le domaine du théâtre avec le Xixiang ji (Histoire du pavillon occidental) ou le Pipa ji (Histoire du luth), ou dans celui du roman avec le Xiyou ji (Pèlerinage vers l’Ouest), le Shuihu zhuan (Roman des bords de l’eau), le Jin Ping Mei (Fleurs en fiole d’or) ou les San yan er pai (Les Trois [recueils d’]histoires et les Deux [recueils de] récits « à frapper »), pas un cas n’échappe à la règle. En recherchant la cause de ce phénomène, nous pouvons nous apercevoir que ce n’est pas que les éditeurs commerciaux aient été plus avisés ou éclairés que les éditeurs officiels et privés dans le choix des contenus, mais que ces livres avaient de nombreux lecteurs :
Qu’ils soient copiés et illustrés, paysans, artisans et commerçants en possèdent et en accumulent tous chez eux39.
Les libraires cherchaient à suivre le goût du public, et ces livres étaient réimprimés à de nombreuses reprises. Cela veut aussi dire que c’est la demande du marché qui a stimulé la concurrence des libraires. En répondant à cette demande, ils recevaient les bénéfices élevés qu’ils recherchaient. Mais, sur le plan de la préservation et de la transmission des œuvres de la littérature, ils jouaient un rôle bien plus important qu’on ne l’a estimé jusqu’ici.
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1 Traduit par Dimitri Drettas.
2 Sanfu huangtu [Tableau jaune des Trois palais], cité dans Ouyang Xun, Yiwen leiju [Collection par catégories d’œuvres littéraires], chap. 88, Pékin, Zhonghua shuju, 1965, p. 1517.
3 « Wang Chong zhuan » [Biographie de Wang Chong], Hou Han shu [Histoire des Han postérieurs], chap. 49, Pékin, Zhonghua shuju, 1965, p. 1629.
4 Cette thèse ne fait pas l’unanimité, mais la discussion à propos de cette époque est loin d’être terminée (N.d.e).
5 Zhu Bian (mort en 1138), Quwei jiuwen [Histoires anciennes de Quwei], chap. 4, édition du « Congshu jicheng », Shanghai, Commercial Press.
6 Wang [ – ], Daoshan qinghua [Propos détaillés du mont du Dao], édition du « Congshu jicheng », Shanghai, Commercial Press.
7 La coutume consistant à se rassembler « tous les premiers, sixième, onzième etc. jours du mois » donc tous les cinq jours, est toujours observée de nos jours dans les bourgs et villages de la région de Jianyang, y compris au sein même de la ville. Cependant, le « marché aux livres » a, lui, disparu depuis longtemps.
8 Xie Fangde, « Yunqu yeyue » [Lune nocturne parmi les nuages], Jianyang xian zhi [Monographie du district de Jianyang, ère Jiajing], chap. 3, Shanghai, Shanghai guji shudian, 1962.
9 D’après mon Histoire de l’édition à Jianyang [Jianyang keshu shi, Pékin, Zhongguo shehui chubanshe, 2003], les maisons d’éditions de Jianyang atteignent le nombre de deux cent vint-et-un sous les Ming.
10 Hu Yinglin, Shaoshi shanfang bicong [Mélanges du studio du mont Shaoshi], chap. 4 « Jingji huitong si », Pékin, Zhonghua shuju, 1958.
11 Ibid.
12 Wei Liaoweng, « Baoke congbian xu » [Préface à la Compilation générale des gravures précieuses], édition du « Siku quanshu ».
13 Peng Yuanrui, Tianlu linlang shumu houbian [Supplément au Catalogue de la Bibliothèque impériale Tianlu linlang], chap. 3, Pékin, Zhonghua shuju, 1995.
14 Ye Dehui, Shulin qinghua [Propos purs sur les livres], chap. 7, Pékin, Zhonghua shuju, 1957.
15 Li Xinchuan, Jianyan yilai xinian yaolu [Notes sur les affaires importantes depuis l’ère Jianyan], chap. 86, Shanghai, Shanghai guji chubanshe, 1992.
16 Zhu Xi, « A Zhou Chunren », lettre 1, in Zhu Wengong wenji [Œuvres de Zhu Wengong (Zhu Xi)], chap. 60, édition du « Sibu congkan [chubian] », Shanghai, Shangwu yinshuguan, 1919- 1922.
17 Shi Hongbao (dynastie des Qing), Min zaji [Notes diverses de Min], chap. 8, Fuzhou, Fujian renmin chubanshe, 1985.
18 Su Shi, Su Dongpo quanji – Zouyi ji [Œuvres complètes de Su Dongpo : Mémoires], chap. 6, Pékin, Zhongguo shudian, 1986.
19 « Qi jin shang lüguo waiguo zhuang » [Rapport pour demander l’interdiction des exportations pour les marchands], dans Su Shi, Su Dongpo quanji – Zouyi ji, ouvr. cit., chap. 8 ; « Lun Gaoli jin zouzhuang » [Rapport sur le mémoire concernant le Gaoli], ibid., chap. 6.
20 Comme, historiquement, il n’y a jamais eu la moindre contestation autour des droits d’impression de Yu et de Ye, on en déduit que la cession de ces planches s’est faite de façon régulière.
21 Chen Xianghua, « Liu Longtian yiji Qiaoshan tang ben Sanguo zhi zhuan jilüe » [Brève note sur les éditions de Liu Longtian et du Qiaoshan tang de l’Histoire des Trois Royaumes], dans Sanguo zhi yanyi guban congkan wuzhong [Recueil de cinq éditions anciennes de l’Histoire des Trois Royaumes], Pékin, Zhonghua quanguo tushuguan wenxian suowei fuzhi zhongxin, 1995, IV.
22 Ye Dehui, Shulin qinghua, ouvr. cit., chap. 7, « Ming Mao Jin Jigu ge keshu zhi qi » [Les éditions du Jigu ge de Mao Jin des Ming].
23 Fang Yanshou, « Jianyang shufang jieshou guan si fang weituo kanyin de shu » [Les livres imprimés sur commande officielle ou privée par les éditeurs de Jianyang], Wenxian, 2002, 3.
24 Chen Zhensun, Zhizhai shulu jieti [Catalogue des livres du studio Zhi avec explications], chap. 2, dans Xu Yimin et Chang Zhenguo, « Zhongguo lidai shumu congkan », Pékin, Xiandai chubanshe, 1987.
25 Yao Sui (1238-1313), « Zhongshu zuocheng Yao wenxian gong shendao bei » [Stèle de la voie des esprits du seigneur Yao, assistant de gauche au Grand Secrétariat], in Muan ji [Œuvres de Muan (Yao Sui)], chap. 15, éd. du « Sibu congkan » [chubian], Shanghai, Shangwu yinshuguan, 1919- 1922.
26 Li Ruiliang, Zhongguo chuban biannian shi [Histoire chronologique de l’édition en Chine], Fuzhou, Fujian renmin chubanshe, 2004, p. 510 (vol. xia).
27 Sima Guang, Zizhi tongjian [Miroir universel pour aider à gouverner], chap. 277, Changsha, Beiyue wenyi chubanshe, 1995.
28 Songshi [Histoire des Song], « Traité des fonctionnaires », 5, Pékin, Zhonghua shuju, 1981.
29 Zhang Xiumin, Zhongguo yinshua shi [Histoire de l’imprimerie en Chine], Shanghai, Shanghai renmin chubanshe, 1989, p. 56.
30 « Lin Zezhi », lettre [shu] 7, in Zhu Wengong wenji, ouvr. cit., chap. 6.
31 La librairie de Zhu Xi n’avait pas de nom ; lui-même l’appelait « boutique de livres » (shusi). Voir les lettres (shu) 2 et 3 de son « Da Li Bo jian », in Zhu Xi xuji [Supplément aux Œuvres de Zhu Xi], chap. 8, ouvr. cit., et Chengdu, Sichuan jiaoyu chubanshe, 1996.
32 « Lin Zezhi », lettre (shu) 7, in Zhu Wengong wenji – Bieji [Œuvres littéraires de Zhu Wengong – Recueils séparés], ouvr. cit., chap. 6.
33 Jianyang xian zhi [Monographie du district de Jianyang], chap. 5 « Xuexiao zhi » [Mémoire sur les écoles], édition de l’ère Daoguang (1821-1851) des Qing.
34 Zhu Xi, « Bu ziqi wen » [Ne pas abandonner soi même], Zhu Xi yiji [Recueil des textes restants de Zhu Xi], chap. 4, in Zhuzi quanshu [Œuvres complètes de Zhu Xi], vol. 26, Shanghai, Shanghai guji chubanshe, Hefei, Anhui jiaoyu chubanshe, 2002.
35 Sur les idées de Zhu Xi sur le commerce, nous avons publié par ailleurs un Zhu Xi de shangye sixiang yu jingshang shijian [La pensée commerciale de Zhu Xi et les pratiques commerciales] ; il n’est pas possible d’entrer ici dans un exposé détaillé.
36 Xie Zhaozhe, Wu zazu [Cinq offrandes diverses], chap. 3, Pékin, Zhonghua shuju, 1955.
37 Zheng Jing, « Préface » [xu] au Qunshu kaosuo [Recherches sur l’ensemble des livres] de Zhang Ruyu, éd. Ming du Liushi Shendu zhai.
38 Ibid. Voir Fang Yanshou, Jianyang keshu shi, ouvr. cit., pp. 258-259.
39 Ye Sheng (dynastie des Ming), Shuidong riji [Notes journalières de Shuidong], dans Yuan Ming shiliao biji congkan, Pékin, Zhonghua shuju, 1997.