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Patricia Sorel, La Révolution du livre et de la presse en Bretagne (1780-1830), préf. Jean-Yves Mollier

Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, 269 p. et 39 p. d’annexes (« Histoire »). ISBN 2-86847-916-2

Alexandre BALLY

Paris

L’ouvrage de Patricia Sorel renouvelle profondément la connaissance que nous avions du monde de l’imprimerie, de la librairie, du colportage et de la presse périodique en Bretagne de 1780 à 1830. L’auteur fonde ses conclusions sur ses recherches de doctorat. Le choix de cette période charnière dans l’histoire du livre, et celui d’une vaste aire géographique, paraît judicieux : il permet d’utiles comparaisons entre les futurs départements bretons qu’il s’agisse de la production imprimée ou encore de l’évolution de l’édition entre la fin de l’Ancien Régime et l’aube de l’industrialisation.

D’une ville à l’autre, les écarts de production existent dès la fin de l’Ancien Régime : Nantes apparaît comme le centre principal d’édition, avec notamment l’imprimerie-librairie Vatar. Malgré la présence du Parlement de Bretagne, Rennes est à un niveau plus modeste, avec Romain-Nicolas Mallassis. Des centres secondaires fonctionnent à Saint-Malo et Brest, puis à Morlaix, Lorient, Saint-Brieux et Dinan. On compte quinze imprimeurs ou imprimeurs-libraires dans la province à la veille de la Révolution. Le régime du brevet limite la production bretonne, qui doit subir la concurrence parisienne : il s’agit surtout du marché des livres religieux et scolaires, même s’il existe une production secondaire de dictionnaires ou de lexiques, de récits de voyages, d’ouvrages philosophiques, critiques, polémiques ou libertins. Cette nouvelle production littéraire, inspirée par les Lumières, est stimulée par la présence d’une Société littéraire fondée à Rennes en 1775, de très grands seigneurs et d’une noblesse parlementaire cultivée.

Cette production est complétée par une presse périodique locale : les Annonces, affiches, nouvelles et avis divers pour la ville de Nantes sont fondées en 1757 par Joseph-Mathurin Vatar. La presse nantaise s’enrichit en 1782 d’une Correspondance maritime, fondée par Pierre-Jean Brun et devenue en 1785 la Feuille maritime de Nantes, pour les marins et les négociants. En 1784, ce sont les Affiches de Rennes, tandis qu’un éphémère journal littéraire, le Journal breton, sort du 1er juin 1780 au 15 mai 1781. Cette presse souffre à la fois de la concurrence parisienne et de l’étroitesse de son lectorat, limité aux élites sociales, aux chambres de lecture et aux cercles scientifiques. La diffusion du livre sous l’Ancien Régime est surtout assurée par Rennes et par Nantes, qui possèdent dix-neuf des trente-cinq librairies de la province. A côté des imprimeurs-libraires, il existe un réseau de simples libraires mais, dans l’ensemble, ce commerce semble peu florissant et accaparé par quelques acteurs plus importants : l’imprimeur-libraire malouin Julien Valais ne peut ainsi affronter, selon un état de 1777, la concurrence de Hovius, qui commerce avec les îles anglo-normandes.

Les libraires bretons se fournissent surtout à Paris, parfois à Lyon et à Rouen. Patricia Sorel dresse en outre un état des revendeurs de livres et des colporteurs, qui permet de retracer l’existence de cette partie « grise » du monde de la librairie souvent négligée des études sur la diffusion du livre. On compte à Rennes, d’après un état de 1772, vingt revendeurs pour lesquels la librairie constitue un appoint de revenus à côté de leur activité de fripiers, de relieurs ou d’imagiers. Ces « bouquiniers » proposent des ouvrages à moindre coût, avec l’appui des autorités locales : les juges de police à Rennes en 1763, la municipalité à Nantes en 1786. Ils sont les principaux diffuseurs des almanachs, qui constituent une partie importante de la littérature « populaire ». Le monde des colporteurs est lui aussi évoqué, qui semble avoir bénéficié d’une relative liberté vis-à-vis des règlements royaux de 1723 et de 1744. Les quelques poursuites engagées en Bretagne à la veille de la Révolution pour vente de « mauvais livres » concernent précisément des colporteurs, souvent à la suite de dénonciations émanant de libraires qui souhaitaient éliminer la concurrence. L’offre de livres comprend des livres autorisés et des contrefaçons, parfois estampillées à la suite de l’arrêt du 30 août 1777. Les contrefaçons bretonnes portent pour la plupart sur des ouvrages religieux : livres d’Heures, Imitations de Jésus-Christ, au total cent cinquante-deux titres et 139 964 exemplaires d’après les archives de la Chambre syndicale de Nantes, laquelle regroupe neuf villes.

La Révolution est marquée en Bretagne par une augmentation des effectifs d’imprimeurs, imprimeurs-libraires et libraires, du fait de la suppression du régime des privilèges. Les imprimeurs passent entre 1788 et 1806 de dix-huit à trente-six. L’augmentation reste modeste à Rennes : de quatre imprimeurs en 1789 à cinq en 1790, à six en 1792, puis à nouveau à quatre en 1794. L’étroitesse du marché local ne permet pas de développer la production de façon très sensible. En revanche, Nantes voit son chiffre augmenter considérablement avec quatre ateliers en 1789, sept en 1790 et dix en 1797. La dynamique du secteur est due aux commandes des autorités locales, administration départementale ou municipale, en matière de papier à en-tête ou d’éphémères. De trois ateliers dans le Finistère en 1789, on est passé à cinq en 1795, dont trois à Brest. Une modeste augmentation est observable dans les Côtes-du-Nord (deux ateliers en 1789, trois en 1792). La géographie du livre est également modifiée, même si de manière modeste et éphémère, avec de nouvelles villes d’imprimerie, comme Fougères, Landerneau ou encore Lamballe (1793). Ces tentatives demeurent peu durables en raison de l’étroitesse du marché et de la concurrence des ateliers plus anciens. La diffusion du livre est favorisée plus par l’action des cabinets de lecture que par la création de nouvelles librairies. On connaît particulièrement le cabinet créé par Jean-Baptiste Derouault à Nantes en juin 1791.

Les imprimeurs et libraires bretons sont souvent en délicatesse avec la justice, à cause de leurs positions favorables aux autorités de l’Ancien Régime : ainsi du libraire nantais François Louis, condamné à une amende en mai 1790 pour avoir publié une brochure hostile à la Constituante. Toujours à Nantes, Blouet et Frout sont emprisonnés pour avoir vendu des catéchismes jugés« fanatiques ». La Terreur fait durement sentir ses effets en Bretagne où, du fait de la lutte contre la chouannerie, imprimeurs et libraires sont touchés par la répression. Romain-Nicolas Malassis est placé sous surveillance du 9 août 1793 au 26 vendémiaire an III (17 octobre 1794), car suspect de girondinisme. Robiquet, autre imprimeur nantais, est emprisonné par Carrier en 1793, au cours de la crise fédéraliste. Son confrère Courné échappe à la peine capitale en émigrant. A Rennes, les libraires Frout et Blouet, déjà emprisonnés à la fin de 1791, sont incarcérés à nouveau en 1794, le premier pour propos contre-révolutionnaires, le second pour la diffusion de Véritables prophéties de Nostradamus jugées hostiles à la Révolution.

Bien évidemment, la production est renouvelée en profondeur, avec l’abandon du secteur religieux et la baisse du secteur scolaire au profit des titres d’inspiration patriotique. Mais la Révolution marque aussi une période d’essor important pour la presse périodique. La préparation et la tenue des États généraux s’accompagnent du lancement, le 10 novembre 1788, de La Sentinelle du peuple, attribuée à Volney. Les deux grands centres spécialisés dans ce domaine sont, logiquement, Rennes et Nantes. Une éphémère Feuille hebdomadaire de la ville de Lorient paraît du 1er mars 1790 au 1er septembre 1791. Le principal journal de Rennes est le Journal des départements, districts et municipalités de la ci-devant province de Bretagne, sorti des presses de Vatar à partir du 17 juillet 1790. A Nantes, Louis publie le Courrier de la veille, de Paris à Nantes à partir du 1er janvier 1790. D’après Patricia Sorel, les archives restent muettes tant sur les tirages que sur les gains ou pertes de ces titres. Cette presse périodique connaît des difficultés financières sensibles après les lois des 9 et 13 vendémiaire an VI qui rétablissent le droit de timbre. D’autres essais restent éphémères : le Vaille que vaille est une feuille d’information politique publiée par le journaliste nantais Lhommeau, mais elle ne dure qu’un mois (février-mars 1796). Seules la Feuille nantaise de Mangin et la Feuille de Rennes, imprimées par Jeanne-Félicité Vatar, parviennent à résister aux difficultés économiques et à la censure directoriale.

Puis Patricia Sorel passe à la période 1810-1830 et à l’adaptation du monde de l’édition bretonne aux changements politiques. Le rétablissement des brevets par le décret du 5 février 1810 limite le nombre des ateliers et renforce leur contrôle : de trente-six imprimeurs-libraires en 1810, on passe à trente-deux en 1816 et à vingt-neuf en 1829. Nantes est alors le grand centre d’impression, avec sept imprimeurs au début de 1810 : les principaux ateliers sont ceux de Rosalie-Marie Malassis-Mellinet, repris par son fils Camille en 1811, de Marcellin-Aimé Brun et de Louis-Victor Amédée Mangin (depuis 1804). Ces ateliers continuent leur activité sous la Restauration. Rennes possède cinq imprimeries en 1810, dont les principales sont celles de Joseph-Marie Vatar, de Cousin-Danelle et de Frout. Le Finistère compte onze imprimeries de taille modeste (six à Brest), mais les Côtes du Nord n’en ont que trois et le Morbihan cinq. Les autorités, tant impériales que royales, exercent un contrôle étroit de la production, mais aussi de la moralité et des opinions politiques des imprimeurs. Le libéralisme de Charles-Victor Mangin le fera poursuivre en justice plusieurs fois, après 1825, comme éditeur de L’Ami de la Charte, et l’obligera à changer de local, le propriétaire ne souhaitant pas renouveler le bail.

Un réseau dense de libraires assure alors la diffusion de l’imprimé : on compte quarante-neuf libraires brevetés dans dix-huit villes en 1816, contre quatre-vingt-deux dans vingt-six villes dix ans plus tard. Il existe en outre des libraires sédentaires non brevetés, des merciers qui vendent abécédaires, almanachs et petites brochures, ainsi que des étalagistes et des bouquinistes. En 1821, on compte à Nantes, d’après un état des libraires et bouquinistes établi par la préfecture de Loire-Inférieure, seize revendeurs non brevetées et douze libraires brevetés. La ville domine le commerce du livre dans la région, avec des entreprises comme celles de Boissel et de la demoiselle Clérineau. Des colporteurs assurent la diffusion dans les bourgades plus modestes, malgré la désorganisation des réseaux après la répression de la chouannerie. Le vote des lois de mars 1822, consécutives à l’assassinat du duc de Berry, contre la production et la diffusion d’écrits séditieux contribue aussi à limiter l’activité du colportage. De plus, pour une même classe d’imposition, les marchands forains sont assujettis à une patente plus lourde que les libraires domiciliés. Patricia Sorel sait retracer le parcours professionnel des principaux libraires, mais aussi de figures plus modestes comme celle émouvante du libraire de Tréguier, Digou, surnommé « Système-Digou » en raison de son goût pour la philosophie des Lumières et de son hostilité au clergé. Digou suscite l’admiration de Michelet dans son Journal, et de Renan dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse. Enfin, la diffusion du livre est favorisée par les sociétés savantes, la Société d’agriculture et la Société académique (fondée en 1798 par Volney et le frère de Gaspard Monge). Suite à un décret de 1807, une bibliothèque publique est fondée à Nantes en 1809.

On assiste à un certain renouvellement des types d’ouvrages publiés dans la province. A côté des traditionnels almanachs et manuels scolaires ou religieux, on remarque en effet dans les catalogues de libraires un certain nombre de titres d’histoire, des essais politiques en faveur des différents régimes, des variétés littéraires, des romans, des poèmes et des récits de voyages. C’est l’époque où apparaissent à Quimper les titres en breton, le plus souvent de la dévotion : trois Catechis (Catéchisme) chez Derrien entre 1812 et 1814 et, chez Blot, le Colloquou ar C’halvar (Colloque du Calvaire), sorti en 1824, et les Heuriou brezounec ha latin (Heures bretonnes et latines) publiées à quatre mille exemplaires en 1829. Il existe aussi à Nantes une production marginale de livres en espagnol ou en anglais. La presse périodique, qui se développe timidement sous le Consulat et l’Empire, prend un modeste essor sous la Restauration, avec l’autorisation d’une presse d’opposition libérale soigneusement contrôlée. Le média se développe le plus à Nantes, avec le Publicateur de Nantes et du département de la Loire-Inférieure, dirigé par Augustin-Jean Malassis puis, après sa mort (1805), par sa fille Rosalie-Marie. La feuille connaît des difficultés financières importantes de 1812 à 1823 et doit faire face à la concurrence de L’Ami de la Charte, titre libéral fondé par Mangin en 1819. Le Journal de Nantes et de la Loire-Inférieure de Camille Mellinet, successeur de sa mère Rosalie-Marie Mellinet-Malassis, devra fusionner avec Le Breton, journal littéraire fondé en 1826 par le même Mellinet. Celui-ci lance aussi en 1823 le mensuel du Lycée armoricain, pour promouvoir la culture et la littérature bretonnes.

La presse est plus modestement représentée à Rennes sous le Consulat et l’Empire : le Journal de l’Ouest de la République française, fondé par Chausse-blanche en mai 1803, devient le Journal du département d’Ille-et-Vilaine en septembre 1803, puis le Journal d’Ille-et-Villaine en 1807. L’équilibre financier reste fragile durant tout l’Empire, du fait de la concurrence de la presse parisienne et parce que le contenu du Journal est limité aux annonces officielles et aux bulletins de la Grande Armée. Chausseblanche crée en 1819 un journal de sensibilité libérale, L’Organe du peuple, rebaptisé aussitôt L’Écho de l’Ouest. Une presse d’« Affiches » existe dans le Finistère à partir de 1800, avec les Petites affiches de Brest de Michel. Ce même modèle traditionnel se rencontre dans le Morbihan à partir de 1812, avec les Affiches, annonces et avis divers de la ville de Lorient, éditées par Le Coat Saint-Haouen et qui remplacent le Courrier de Lorient et du département du Morbihan de 1802. Enfin, les Côtes-du-Nord possèdent le Journal des Côtes-du-Nord, fondé en 1810 et remplacé, deux ans plus tard, par les Annonces, renseignements, affiches, avis divers (sous-titrée Feuille commerciale et judiciaire du département des Côtes-du-Nord). L’imprimeur est Beauchemin à Saint-Brieuc. La presse périodique a des difficultés à se développer en raison des capitaux insuffisants et de l’étroitesse du lectorat.

L’ouvrage s’achève par de très utiles listes des imprimeurs-libraires bretons à la fin de l’Ancien Régime (avec un classement par villes), puis durant la Révolution, l’Empire et la Restauration (classement par départements et sous-classement par villes). Viennent ensuite les répertoires des périodiques et des almanachs de la seconde moitié du XVIIIe siècle, de la presse révolutionnaire, de celle de l’Empire et de celle la Restauration. L’état des sources, une abondante bibliographie et un index nominum font de cet ouvrage un précieux outil de travail pour les chercheurs.